La femme «accueille son partenaire masculin toujours de face».   E. Levinas

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contrilogo.gifContributions|Henri Duthu - Du Même à l'Autre et de l'Autre au Même

DU MÊME À L’AUTRE ET DE L’AUTRE AU MÊME

Sous ce titre sont rassemblés, le texte de Paul Ricoeur, « L’altérité d’autrui[1] », et ceux d’Emmanuel Lévinas « Le Même et l’Autre[2] » et « Autrement qu’être[3] ». Il s’agit pour nous de rendre compte de ces deux mouvements qui, allant du Même à l’Autre et de l’Autre au Même, se croisent sans s’abolir.

Comme l’inaugure la cinquième Méditation cartésienne de Husserl, l’ego méditant commence par suspendre, donc par rendre problématique tout ce que l’expérience ordinaire doit à autrui, afin de discerner ce qui, dans cette expérience réduite à la sphère du propre, requiert la position d’autrui comme position aussi incontestable (apodictique) que la sienne. Ce mouvement de pensée est tout à fait comparable « au doute métaphysique » de Descartes, sauf qu’il ne s’appuie pas sur l’hypothèse d’aucun malin génie. S’ouvre ainsi la voie qu’empruntera Ricoeur, qui est de constituer le sens autrui « dans » (in) et « à partir » (aus)  du sens moi.

A cette démarche fait suite celle de Lévinas avec son « désir métaphysique » : « Le terme de ce mouvement – l’ailleurs ou l’Autre – est dit autre dans un sens éminent. L’Autre métaphysiquement désiré n’est pas ‘autre’ comme le pain que je mange, comme le pays que j’habite, comme le paysage que je contemple, comme parfois, moi-même à moi-même, ce ‘je’, cet ‘autre’. De ces réalités, je peux ‘me repaître’ et, dans une très large mesure, me satisfaire comme si elles m’avaient simplement manqué. Par là même, leur altérité se résorbe dans mon identité de pensant ou de possédant. Le désir métaphysique tend vers tout autre chose, vers l’‘absolument autre’».          

 L’altérité d’autrui

Cette signification que revêt la méta-catégorie d’altérité – l’altérité d’autrui – est étroitement soudée aux modalités de passivité que l’on croise  quant au rapport du soi à l’autre que soi. Une nouvelle dialectique du Même et de l’Autre est suscitée par cette herméneutique qui, de multiples façons atteste ici que l’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens. Au plan proprement phénoménologique, en effet, les manières multiples dont l’autre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent précisément la différence entre l’ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu’à travers ces affections mêmes.

– Dès le plan linguistique, la désignation par soi du locuteur apparaît entrelacée à l’interlocution en vertu de laquelle chaque locuteur est affecté par la parole qui lui est adressée. L’écoute de la parole reçue fait dès lors partie intégrante du discours en tant que lui-même est adressé à

– L’autodésignation de l’agent de l’action est inséparable de l’ascription[4] par un autre qui me désigne à l’accusatif comme l’auteur de mes actions (tu as fait telle action, en pleine possession de tes moyens, non seulement de ton plein gré, mais de choix délibéré).

– C’est encore le même échange entre le soi affecté et l’autre affectant qui régit au plan narratif l’assomption par le lecteur du récit des rôles tenus par des personnages le plus souvent construits en troisième personne, dans la mesure où ils sont mis en intrigue en même temps que l’action racontée.

– La lecture, en tant que milieu où s’opère le transfert du monde du récit – et donc aussi du monde des personnages littéraires – au monde du lecteur, constitue un lieu et un lien privilégié d’affection du sujet lisant. Dans la fiction, il apparaît que l’affection du soi par l’autre-que-soi trouve un milieu privilégié pour des expériences de pensée que ne sauraient éclipser les relations « réelles » d’interlocution et d’interaction. Bien au contraire, la  réception de ces œuvres de fiction, contribue à la constitution imaginaire et symbolique des échanges effectifs de parole et d’action. L’être-affecté sur le mode fictif s’incorpore ainsi à l’être-affecté du soi sur le mode « réel ».

– C’est enfin au plan éthique que l’affection de soi par l’autre revêt les traits spécifiques qui relèvent, tant du plan proprement éthique que du plan moral marqué par l’obligation. La définition même de l’éthique proposée par Ricoeur  – bien vivre, avec et pour autrui, dans des institutions justes – ne se conçoit pas sans l’affection du projet de bien- vivre par la sollicitude à la fois exercée et reçue : la dialectique de l’estime de soi et de l’amitié, avant même toute considération portant sur la justice des échanges, peut entièrement être réécrite dans les termes d’une dialectique de l’action et de l’affection. Pour être « ami de soi » – selon la philautia aristotélicienne – il faut déjà être rentré dans une relation d’amitié avec autrui, comme si l’amitié pour soi-même était une auto-affection rigoureusement corrélative de l’affection par et pour l’ami-autre. En ce sens, l’amitié fait le lit de la justice, en tant que vertu « pour autrui », selon un autre mot d’Aristote. Le passage de l’éthique à la morale – de l’optatif du bien-vivre à l’impératif de l’obligation – s’est opéré sous le signe de la Règle d’Or (le bien que tu voudrais qu’il te soit dit, le mal que tu haïrais qu’il te soit fait) où le commandement est à la jointure même de la relation asymétrique entre le faire et le subir. L’agir et le pâtir paraissent ainsi être distribués entre deux protagonistes différents : l’agent et le patient, ce dernier apparaissant comme la victime potentielle du premier. Mais en vertu de la réversibilité des rôles, chaque agent est le patient de l’autre. Et c’est en tant qu’affecté par le pouvoir-sur lui exercé par l’autre, qu’il est investi de la responsabilité d’une action d’emblée placée sous la règle de réciprocité, que la règle de justice transformera en règle d’égalité.

Reste à savoir, après toutes ces considérations, quelle figure nouvelle de l’altérité est convoquée par cette affection de l’ipse par l’autre que soi ; et, par implication, quelle dialectique du Même et de l’Autre répond au réquisit d’une phénoménologie de soi affecté par l’autre que soi ?

Ce qui est en jeu, c’est une formulation de l’altérité qui soit homogène à la distinction fondamentale entre deux idées du Même, le Même comme idem et le Même comme ipse, distinction sur laquelle a été fondée, par Ricoeur, la philosophie de l’ipséité. C’est la cinquième Méditation qui nous apporte la solution. Husserl, comme chacun, avant toute philosophie, comprend le mot autrui comme signifiant autre que moi.

Cela étant dit, son dernier texte procède du coup d’audace, déjà accompli dans la quatrième Méditation, coup par lequel l’ego méditant réduit ce savoir commun au statut de préjugé, donc le tient pour non fondé[5]. L’ego méditant commencera donc par suspendre, donc par rendre problématique tout ce que l’expérience ordinaire doit à autrui, afin de discerner ce qui, dans cette expérience réduite à la sphère du propre, requiert la position d’autrui comme position aussi incontestable (apodictique) que la sienne. Ce mouvement de pensée est tout à fait comparable au doute hyperbolique de Descartes, sauf qu’il ne s’appuie pas sur l’hypothèse d’aucun malin génie ; mais il consiste dans une opération étrangère à toute suspicion quotidienne : c’est un acte philosophique de la famille des actes fondateurs.

La suspension de jugement (épochè) pratiquée ici par Husserl est supposée laissée un reste qui ne doit rien à autrui, à savoir la sphère du propre, à laquelle ressortit l’ontologie de la chair. La seule voie qui reste dès lors ouverte est de constituer le sens autrui « dans » (in) et « à partir » (aus)  du sens moi.

– L’épochè par laquelle l’analyse débute  prouve une première fois que l’autre est  présupposé : d’une manière ou d’une autre, j’ai toujours su que l’autre n’est pas un de mes objets de pensée, mais comme moi, un sujet de pensée ; qu’il me perçoit moi-même comme un autre que lui-même ; qu’ensemble nous visons le monde comme une nature commune ; qu’ensemble encore, nous édifions des communautés de personnes susceptibles de se comporter à leur tour sur la scène de l’histoire comme des personnalités de degré supérieur. Cette teneur de sens précède la réduction au propre.

–  Puis, une deuxième fois, la présupposition de l’autre réside – plus secrètement encore – dans la formation même du sens : sphère du propre. Dans l’hypothèse où je serais seul, cette expérience ne serait jamais totalisable sans le secours de l’autre qui m’aide à me rassembler, à m’affermir, à me maintenir dans mon identité[6]. C’est dire que dans cette sphère du propre, la transcendance ainsi réduite à l’immanence ne mériterait pas d’être appelée un monde : monde ne signifie encore rien avant la constitution d’une nature commune. Enfin et surtout mon corps, ma chair, ne peut être tenu pour un corps parmi les corps – il ne peut servir de premier analogon à un transfert analogique. Husserl lui-même parle ici, et c’est important, d’une « mondéanisation » par quoi je m’identifie à l’une des choses de la nature, à savoir un corps physique. Cette mondéanisation consiste dans un authentique entrelacs par quoi je m’aperçois comme chose du monde. Tout n’est-il pas par là même déjà joué ? Que ma chair soit aussi corps, cela n’implique-t-il pas qu’elle apparaisse telle aux yeux des autres ? Seule une chair (pour moi) qui est corps (pour autrui) peut jouer le rôle de premier analogon au transfert analogique de chair à chair.

Là se situe l’occasion d’une authentique découverte, parallèle à celle de la différence entre chair et corps, celle du caractère paradoxal du mode de donation d’autrui : les intentionnalités qui visent autrui en tant qu’étranger, c’est-à-dire autre que moi, excèdent la sphère du propre dans laquelle pourtant elles s’enracinent.

Husserl a donné le nom d’apprésentation à cette donation afin de dire, d’une part, qu’à la différence de la représentation par signes, ou par image, la donation d’autrui est une authentique donation ; d’autre part, qu’à la différence de la donation originaire, immédiate, de la chair à elle-même, la donation d’autrui ne permet pas de vivre les vécus d’autrui et, en ce sens, n’est jamais convertible en présentation originaire[7]. En ce sens, l’écart ne peut être comblé entre la présentation de mon vécu et l’apprésentation de ton vécu.

A cette double caractérisation négative, Husserl ajoute le trait positif qui constitue sa véritable trouvaille : l’appréciation, dit-il, consiste en un « transfert aperceptif issu de ma chair », plus précisément en une « saisie analogisante » qui a pour siège le corps d’autrui perçu là-bas : saisie analogisante en vertu de laquelle le corps d’autrui est appréhendé comme chair, au même titre que la mienne. On peut se demander avec D. Franck, « en vertu de quoi un corps là-bas qui, en tant que tel, se présente comme transcendance immanente, peut recevoir le sens de chair et, grâce à ce sens, apprésenter un autre ego dont la transcendance est d’un ordre supérieur ». A vrai dire, la saisie du corps là-bas comme chair n’est autre que l’apprésentation elle-même. D’où le cercle qui en découle, constitutif d’une énigme que l’on ne peut que tourner en tous sens.

Essayons de franchir encore un pas : avance-t-on d’un degré en caractérisant comme « appariemment » la saisie du corps là-bas comme chair ? Une idée nouvelle est certes introduite, à savoir celle d’une formation en couple d’une chair avec l’autre. On comprend bien que seul un ego incarné, c’est-à-dire un ego qui est son corps propre, peut faire couple avec la chair d’un autre ego. Mais que signifie faire couple ? Dans le transfert par quoi ma chair forme paire avec une autre chaire, il s’agit d’une synthèse passive hors pair – la plus primitive peut-être, et que l’on retrouverait entrelacée à toutes les autres synthèses passives. Ainsi, notre tentative s’avère vaine, car jamais l’appariemment ne fera franchir la barrière qui sépare l’apprésentation de l’intuition. La notion d’apprésentation combine de façon unique similitude et dissymétrie.

Alors, qu’a-t-on gagné à introduire ces notions d’apprésentation, de saisie analogisante, d’appariemment ? Si elles ne peuvent tenir lieu d’une constitution dans et à partir de l’ego, elles servent du moins à cerner une énigme que l’on peut localiser : la sorte de transgression de la sphère du propre que constitue l’apprésentation ne vaut que dans les limites d’un transfert de sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens ego. De là l’expression parfaitement adéquate d’alter ego au sens, selon D. Franck, de « seconde chair propre ». Ressemblance et dissymétrie portent sur le sens ego et sur le sens alter ego. Tenue dans ces bornes, la découverte de Husserl est ineffaçable. On verra plus loin qu’elle ne porte tous ses fruits que coordonnée avec le mouvement venant d’autrui vers moi. Mais si ce second mouvement a priorité dans la dimension éthique, le mouvement de l’ego à l’alter ego garde une priorité dans la dimension gnoséologique. Dans cette dimension, le transfert analogique que pointe Husserl est une opération authentiquement productive, dans la mesure où, en transgressant l’expérience de la chair propre, elle transgresse le programme même de la phénoménologie. Si elle ne crée pas l’altérité, toujours présupposée, elle lui confère une signification spécifique, à savoir l’admission que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable, à savoir quelqu’un qui, comme moi dit « je ». La ressemblance fondée sur l’appariemment de chair à chair vient réduire une distance, combler un écart, là même où il crée une dissymétrie. Ce que signifie l’adverbe comme : comme moi, l’autre pense, veut, jouit, souffre. Si l’on observe que le transfert de sens ne produit pas le sens alter de l’alter ego, mais le sens ego, il faut répondre qu’il en est bien ainsi dans la dimension gnoséologique. Le sens ego dans alter ego, c’est celui que Ricoeur a présupposé dans toutes ses études. A la limite, ce transfert de sens peut revêtir la forme d’une citation, en vertu de laquelle « il pense », « elle pense » signifie : « il/elle dit dans son cœur – je pense ». Voilà la merveille du transfert analogique.

C’est ici que le transfert analogique de moi à autrui recroise le mouvement inverse d’autrui à moi. Il le recroise mais ne l’abolit pas, si même il ne le présuppose.

Ce mouvement d’autrui vers moi est celui qu’inlassablement dessine l’œuvre d’Emmanuel Lévinas.

Le Même et l’Autre

A l’origine du mouvement d’autrui vers moi (celui de l’Autre au Même), une rupture. Et cette rupture intervient au point d’articulation de la phénoménologie et de l’ontologie des « grands genres », le Même et l’Autre. Sous son angle critique, en effet, l’œuvre de Lévinas est dirigée contre une conception de l’identité du Même, à laquelle est polairement opposée l’altérité de l’Autre, mais cela à un plan de radicalité où la distinction proposée par Ricoeur entre deux sortes d’identité, celle de l’ipse et celle de l’idem, ne peut être prise en compte : non certes par un effet de négligence phénoménologique ou herméneutique, mais parce que, chez Lévinas, l’identité du même a partie liée avec une ontologie de la totalité que Ricoeur dit ne pouvoir assumer d’emblée du fait qu’il ne l’a pas rencontrée dans son investigation. Il en résulte que le soi, non distingué du moi, n’est pas pris en compte au sens de désignation par soi d’un sujet de discours, d’action, de récit, d’engagement éthique. Une [ambition] habite Lévinas, qui est plus radicale que celle qui anime Fichte, ainsi qu’Husserl, de constitution universelle et d’autofondation radicale. Cette [ambition] exprime une volonté de fermeture, plus exactement un état de séparation, qui fait que l’altérité devra s’égaler à l’extériorité radicale.          

De quelle manière Husserl est-il concerné par cet effet de rupture ? En ceci que la phénoménologie, et son thème majeur l’intentionnalité, relèvent d’une philosophie de la représentation qui, selon Lévinas, ne peut qu’être idéaliste et solipsiste. Se représenter quelque chose, c’est l’assimiler à soi, l’inclure en soi, donc en nier l’altérité. Le transfert analogique, qui est l’apport essentiel de la cinquième Méditation cartésienne, n’échappe pas à ce règne de la représentation. C’est donc sous un régime de pensée non gnoséologique que l’autre s’atteste. Ce régime est fondamentalement celui de l’éthique. Quand le visage d’autrui s’élève face à moi, au-dessus de moi,  ce n’est pas un apparaître que je puisse inclure dans l’enceinte de mes représentations miennes ; certes l’autre apparaît, son visage le fait apparaître, mais le visage n’est pas un spectacle, c’est une voix [L’œil, lui non plus, ne luit pas, il parle]. Cette voix me dit : « Tu ne tueras pas ». Chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre. Et moi ? C’est en moi que le mouvement parti de l’autre achève sa trajectoire : l’autre me constitue responsable, donc capable de répondre. Ainsi la parole de l’autre vient-elle se placer à l’origine de la parole par laquelle je m’impute à moi-même l’origine de mes actes. L’auto-imputation s’inscrit dès lors dans une structure dialogale asymétrique dont l’origine est extérieure à moi.        

Selon Ricoeur, la question soulevée par cette conception de l’Autre ne se pose pas au niveau des descriptions, d’ailleurs jugées admirables par lui, qui relèvent encore d’une phénoménologie qui pourrait être appelée alternative, une herméneutique autre, que l’on pourrait à la rigueur placer dans le prolongement de l’éthique kantienne. En ce sens, en effet, Lévinas rompt avec la représentation, comme Kant soustrait la raison pratique au règne de la raison théorique. Mais alors que Kant mettait le respect de la loi au-dessus du respect des personnes, avec le visage, Lévinas singularise le commandement : c’est chaque fois pour la première fois que l’Autre, tel Autre, me dit : « Tu ne tueras pas ». Ainsi la philosophie de Lévinas procède-t-elle d’une rupture qui intervient au point où ce qui a été appelé une phénoménologie alternative s’articule sur un remaniement des « grands genres » du Même et de l’Autre. Parce que Même signifie totalisation et séparation, l’extériorité de l’Autre ne peut plus désormais être exprimée dans le langage de la relation. L’Autre s’absout de la relation, du même mouvement que l’infini se soustrait à la Totalité. Mais comment penser l’irrelation qu’implique une telle altérité dans son moment d’ab-solution ?

Il apparaît à Ricoeur que l’effet de rupture attaché à cette pensée de l’altérité ab-solue procède d’un usage de l’hyperbole[8] digne du doute hyperbolique cartésien et diamétralement opposé à l’hyperbole par laquelle Ricoeur a caractérisé la réduction au propre chez Husserl[9]. L’hyperbole apparaît à ce titre comme la stratégie appropriée à la production de l’effet de rupture attachée à l’idée d’extériorité au sens d’altérité ab-solue.

L’hyperbole atteint en fait simultanément les deux pôles du Même et de l’Autre. Il est remarquable que Totalité et Infini mette d’abord en place un moi livré à la volonté de faire cercle avec lui-même, de s’identifier. Plus encore que dans Le Temps et l’Autre qui parlait du moi « encombré » de soi, le moi d’avant la rencontre de l’autre, ou pour mieux dire, d’avant l’effraction  du moi par l’autre, est un moi obstinément fermé, verrouillé, séparé. Ce thème de la séparation, tout nourri qu’il soit de phénoménologie – d’une phénoménologie, dirait-on de l’égotisme – est déjà marqué du sceau de l’hyperbole : hyperbole qui s’exprime dans la virulence d’une déclaration telle que celle-ci : « dans la séparation, le moi ignore Autrui ». Pour un tel moi, incapable de l’Autre, l’épiphanie du visage (thème encore phénoménologique) signifie une extériorité ab-solue, c’es-à-dire non relative (thème relevant de la dialectique des « grands genres »).

A l’hyperbole de la séparation, du côté du Même, répond l’hyperbole de l’épiphanie, du côté de l’Autre. Epiphanie dit autre chose que phénomène. L’ « apparoir » du visage se soustrait à la vision des formes et même à l’écoute sensible des voix. C’est que l’Autre, selon Totalité et Infini, n’est pas un interlocuteur quelconque, mais une figure paradigmatique du type d’un maître de justice. Hyperbolique, en ce sens, est l’assertion que la parole est « toujours enseignante ». L’hyperbole est à la fois celle de la Hauteur et celle de l’extériorité. Hauteur : le visage de l’Autre, a-t-il été dit, m’interpelle comme du Sinaï. Extériorité : l’instruction du visage, à la différence de la maïeutique du Ménon de Platon, n’éveille aucune réminiscence. La séparation a rendu l’intériorité stérile. L’initiative revenant intégralement à l’Autre, c’est à l’accusatif – désinence bien nommée – que le moi est rejoint par l’injonction et rendu capable de répondre à l’accusatif encore : « Me voici ! » L’hyperbole  dans Totalité et Infini, culmine dans l’affirmation que l’instruction par le visage ne restaure aucun primat de la relation sur les termes. Aucun entre-deux ne vient atténuer l’entière dissymétrie entre le Même et l’Autre.

Autrement qu’être ou au-delà de l’essence renchérit sur l’hyperbole jusqu’à lui donner un tour paradigmatique[10]. C’est en tant que dédire que l’assignation à la responsabilité adopte le tour de l’hyperbole, dans un registre de l’excès non encore atteint. Ainsi l’assignation à responsabilité est-elle rapportée à un passé plus vieux que tout passé remémorable, donc encore susceptible de reprise dans une conscience présente ; l’injonction relève d’un en-deçà de tout commencement de toute archè : le dédit de l’archè se nomme an-archie. Relève encore de l’hyperbole l’évocation de l’être assigné, qui ne serait l’envers d’aucune activité, donc d’« une responsabilité qui ne se justifie par aucun engagement préalable » . A partir de là, le langage se fait toujours plus excessif : « obsession de l’Autre », « persécution par l’Autre », enfin et surtout « substitution du moi à l’Autre ». Ici est atteint le point paroxystique de toute l’œuvre : « sous l’accusation de tous, la responsabilité va jusqu’à la substitution, le sujet est otage ». Et encore : l’ipséité dans sa passivité sans archè de l’identité est otage ». Cette expression, excessive entre toutes, est jetée là pour prévenir le retour insidieux de l’auto-affirmation de quelque « liberté clandestine et dissimulée » jusque sous la passivité du soi assigné à la responsabilité. Le paroxysme de l’hyperbole paraît à Ricoeur tenir à l’hypothèse extrême – scandaleuse même – que l’Autre n’est plus ici le maître de justice comme dans Totalité et Infini, mais l’offenseur, lequel, en tant qu’offenseur ne requiert pas moins le geste qui pardonne et qui expie. Que ce soit bien là le lieu où E. Lévinas voulait conduire son lecteur n’est pas douteux : « Que l’emphase de l’ouverture soit la responsabilité pour l’Autre jusqu’à la substitution – le pour l’autre du dévoilement, de la monstration à l’autre, virant en pour l’autre de la responsabilité – c’est en somme la thèse du présent ouvrage ». En effet, ici seulement, l’abîme creusé entre altérité et identité est franchi : « Il faut parler ici d’expiation, comme réunissant identité et altérité ». Paradoxalement, c’est l’hyperbole de la séparation, du côté du Même qui, à Ricoeur, peut paraître conduire à l’impasse l’hyperbole de l’extériorité, du côté de l’autre, à moins que l’on ne croise le mouvement – éthique par excellence – de l’autre vers le soi avec le mouvement  – gnoséologique comme il a été dit – du soi vers l’autre. A vrai dire, ce que l’hyperbole de la séparation rend impensable, c’est la distinction entre soi et moi, et la formation d’un concept d’ipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante.          

Or le thème de l’extériorité n’atteint le terme de sa trajectoire, à savoir l’éveil d’une réponse responsable à l’appel de l’autre, qu’en présupposant une capacité d’accueil, de discrimination et de reconnaissance, qui, selon Ricoeur, relève d’une autre philosophie du Même que celle à laquelle réplique la philosophie de l’Autre. Si, en effet, l’intériorité n’était déterminée que par la seule volonté de repli et de clôture, comment entendrait-elle jamais une parole qui lui serait si étrangère qu’elle serait comme rien pour une existence insulaire ? Il faut bien accorder au soi une capacité d’accueil qui résulte d’une structure réflexive, mieux définie par son pouvoir de reprise sur des objectivations préalables que par une séparation initiale. Bien plus, ne faut-il pas joindre à cette capacité d’accueil une capacité de discernement et de reconnaissance, compte tenu de ce que l’altérité de l’Autre ne se laisse pas résumer dans ce qui ne paraît bien n’être qu’une des figures de l’Autre, celle du maître qui enseigne, dès lors que l’on doit prendre en compte celle de l’offenseur d’Autrement qu’Etre ? Et que dire de l’Autre quand il est le bourreau ? Et qui donc distinguera le maître du bourreau ? le maître qui appelle un disciple, du maître qui requiert seulement un esclave ?  Quant au maître qui enseigne, ne demande-t-il pas à être reconnu, dans sa supériorité même ? Autrement dit, ne faut-il pas que la voix de l’Autre qui me dit : « Tu ne tueras pas », soit faite mienne, au point de devenir une conviction, cette conviction qui égale l’accusatif du : « Me voici ! » avec le nominatif du : « Ici, je me tiens » ? Enfin pour médiatiser l’ouverture du Même sur l’Autre et l’intériorisation de la voix de l’Autre dans le Même, ne faut-il pas que le langage apporte ses ressources  de communication, donc de réciprocité, comme l’atteste l’échange des pronoms personnels si souvent évoqué, lequel reflète un échange plus radical, celui de la question et de la réponse où les rôles ne cessent de s’inverser ? Bref, ne faut-il pas qu’une dialogique superpose la relation à la distance prétendument ab-solue entre le moi séparé et l’Autre enseignant ?

C’est finalement dans le thème de la substitution, où culmine la force de l’hyperbole, et s’exprime dans sa plus extrême vigueur de l’altérité, que Ricoeur perçoit une sorte de renversement du renversement opéré dans Totalité et Infini. L’assignation à responsabilité issue de l’interpellation par l’Autre, et interprétée dans les termes de la passivité la plus totale, s’inverse dans un élan d’abnégation, où le soi s’atteste par le mouvement même en lequel il se démet. Qui, en effet, est obsédé par l’Autre ? Qui, l’otage de l’Autre, sinon un Même qui n’est plus défini par la séparation mais par son contraire, la Substitution[11] ? Ricoeur trouve confirmation de cette interprétation du thème de la substitution dans le rôle assigné, sous le contrôle d’ailleurs de ce même thème, à la catégorie du témoignage[12]. On voit bien à quoi témoignage est rendu : à l’absolu, certes, donc à la Hauteur dénommée « gloire de l’infini », et à l’extériorité, dont le visage est comme la trace. « En ce sens, il n’y a de témoignage (…) que de l’infini…[13]» Mais qui témoigne, sinon le Soi, distingué désormais du moi, en vertu de l’idée d’assignation à responsabilité ? « Le Soi, c’est le fait même de s’exposer, sous l’accusatif non assumable où le Moi supporte les autres, à l’inverse de la certitude du moi se rejoignant lui-même dans la liberté[14] ». Le témoignage, c’est donc le mode de vérité de cette auto-exposition du Soi, inverse de la certitude du Moi. Ce témoignage est-il si éloigné de l’attestation, mot de passe de Ricoeur ? Certes, Lévinas ne parle pas d’attestation de soi, tant l’expression serait soupçonnée de ramener à la « certitude du Moi ».                    

De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas ressort la suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre dans celle éthique, de l’injonction. L’assignation à responsabilité, selon la seconde dimension renvoie au pouvoir d’autodésignation, transféré, selon la première dimension, à toute troisième personne supposée capable de dire « je ». C’est cette dialectique croisée du soi-même et de l’autre qui a été anticipée dans l’analyse de la promesse. Si un autre ne comptait pas sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ?



[1] Extrait de « Soi-même comme un autre », au Seuil, Points-Esssais, mars 1990, pp.380-393.

[2] Extrait de « Totalité et Infini », Livre de poche , biblio-essais 4120, 08/2001, pp. 21-110.  

[3] « Autrement qu’être » Livre de poche , biblio-essais 4121, 02/2001

[4] Ascripter, c’est dire quel est le rapport de l’action à l’agent. L’expression la plus abrégée de ce rapport réside dans une formule qui fait de l’agent le principe (arkhé) de ses actions, mais un sens de l’arkhé qui autorise à dire que les actions dépendent de (préposition épi) l’agent lui-même (autô) (Ethique à Nicomaque, III, 1). La théorie moderne de l’action conduit à donner à l’ascription une signification distincte de l’attribution, signification qui transforme le cas particulier en cas exceptionnel, le place du même côté – celui de la pragmatique – que la capacité de se désigner soi-même. L’ascription consiste dans la réappropriation par l’agent de sa propre délibération : se décider, c’est trancher le débat en faisant sienne une des options considérées. C’est avec l’analyse de la prohairésis, du choix préférentiel (ou décision), que la détermination éthique de l’action l’emporte sur la détermination physique.

[5] La quatrième Méditation dit de l’ego que « actif ou passif, [il] vit dans tous les états vécus de la conscience et (…) à travers ceux-ci, se rapporte à tous les pôles-objets ». C’est donc la détermination des pensées comme des actes – et le jeu qui en résulte entre passivité et activité – qui singularisent par principe l’ego.

[6] Autrement dit, la chair menacée de fragmentation a besoin du secours de l’autre pour s’identifier. Il en résulte que la chair reste à jamais incomplètement constituée (D. Franck).

[7] Cela a été dit par ailleurs de la mémoire : la suite des souvenirs d’autrui ne prendra jamais place dans la suite de mes propres souvenirs.

[8] Par hyperbole, il ne faut pas entendre une figure de style , un trope littéraire, mais la pratique systématique de l’excès dans l’argumentation philosophique.

[9] Voir haut de la page 3.

[10] Tout un travail préparatoire de démolition consomme les ruines de la « représentation », du « thème », du « dit », pour ouvrir au-delà du « Dire » l’ère du « Dédire » C’est au nom de ce « Dédire » que l’assignation à la responsabilité se soustrait au langage de la manifestation, à son dit et à son thème.  

[11] L’étrange renversement opéré, au plan du Même, par le thème de la substitution trouve sa consécration dans la formule de Lévinas rencontrée plus haut : « Il faut parler ici d’expiation, comme réunissant identité et altérité ».

[12] Ricoeur a consacré une analyse détaillée du témoignage chez E. Lévinas dans : Répondre d’autrui. Emmanuel Lévinas (collectif), Neufchâtel, La Baconnière ,1989. 

[13] Autrement qu’être, p. 186.

[14] Autrement qu’être, p. 151.


Date de création : 12/04/2009 - 19:37
Dernière modification : 12/04/2009 - 19:37
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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