La morale commence lorsque la liberté, au lieu de se justifier par elle-même, se sent arbitraire et violente.   E. Levinas, Totalité et Infini

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CIVILISATION EUROPÉENNE

Le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté

 

INTRODUCTION

Les générations qui auront à connaître de la Constitution européenne doivent être informées des conditions dans lesquelles les origines judéo-chrétiennes de la civilisation européenne qui devaient y être évoquées, ont été repoussées par un certain nombre de rédacteurs dont les représentants français.

Aveuglés par un laïcisme militant, ils n’ont pas su discerner que cette notion judéo-chrétienne « pouvait être posée, ainsi que Rosenzweig l’avait vu de longue date, comme surgissant, dans l’économie de l’être, au niveau même où surgit la pensée philosophique ». S’agissant pour la France de son approbationpar un vote référendaire, la présence de cette notion dans la Constitution risquait, selon eux d’accroître les partisans du non ; les ‘nonistes’, malheureusement, n’ont pas eu besoin de cela pour se retrouver majoritaires. Toujours est-il que ce non-dit a entraîné de nombreuses réactions. Jean-Paul II, précisément, plus en fonction de ses convictions philosophiques qu’au regard de son statut de chef de l’Eglise catholique, n’a pas manqué de faire part de son indignation à plusieurs chefs d’Etats. Il y a, en effet,dans cette occultation, plus qu’un reniement si l’on est vraiment conscient que le leit-motiv judéo-chrétien est totalement centré sur la liberté, et que les généreuses résistances aux atteintes qui lui ont été portées par le marxisme d’abord, puis par l’hitlérisme, se sont trouvées ipso facto comme frappées de négationisme. Ces oublieux rédacteurs ont fait preuve d’une inconscience coupable. La parole d’Emmanuel Lévinas qui suit[1], peut, mieux que toute autre, la leur faire mesurer :

< Au lendemain des exterminations hitlériennes qui ont pu se produire dans une Europe évangélisée depuis plus de quinze siècles, le judaïsme se tourna vers ses textes antiques. C’est le christianisme qui l’avait jusqu’alors habitué en Occident, à considérer ces sources comme taries ou submergées par des eaux plus vives. Se retrouver juif après les massacres nazis, signifiait donc prendre à nouveau position à l’égard du christianisme, sur un autre plan.

Mais le retour aux sources s’ordonna aussitôt à un thème plus haut et moins polémique. L’expérience hitlérienne a été pour bien des juifs le contact des personnes chrétiennes qui leur ont apporté tout leur cœur, c’est-à-dire ont risqué tout pour eux. Devant la montée du tiers monde, ce souvenir demeure précieux. Non pas pour se complaire dans les émotions qu’il suscite. Mais il nous rappelle un long voisinage à travers l’histoire, l’existence d’un langage commun et d’une action où nos destins antagonistes se révèlent complémentaires.>

Profitant de l’occasion qui nous est ainsi donnée d’approfondir le message judéo-chrétien, nous allons nous appuyer sur des textes appropriés de Jacques Rolland et d’Emmanuel Lévinas, les uns datant d’avant la Seconde guerre mondiale (1), les autres (les plus nombreux) ayant fait suite à la Libération (2).

L(1)-Le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté

L(1)-La contestation marxiste

J.R(2).-Valeur de la civilisation européenne

L(2)-Être occidental

L(2)-Israël et l’universalisme

L(2)-Monothéisme et langage

L(2)-« Entre deux mondes » (La voie de Franz Rosenzweig)

L(2)- Amitié judéo-chrétienne

Leleit-motiv judéo-chrétien de la liberté[2]

[I] Les libertés politiques n’épuisent pas le contenu de l’esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l’homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L’homme se renouvelle éternellement devant l’Univers. A parler absolument, il n’a pas d’histoire.

Car l’histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de l’existence humaine, est surtout condition de l’irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l’emprise de l’homme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de l’éternel écoulement des choses, de l’illusoire présent d’Héraclite, il y a la tragédie de l’inamovibilité d’un passé ineffaçable qui condamne l’initiative à n’être qu’une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l’apogée d’une destinée, le recommence éternellement.

Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords – expression douloureuse de l’impuissance radicale de réparer l’irréparable – annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L’homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s’affaisse énervé aux pieds de l’homme comme une bête blessée. Et il le libère.

Le sentiment cuisant de l’impuissance naturelle de l’homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra[3] grecque, toute l’acuité de l’idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides[4] qui se débattent sous l’étreinte d’un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit ; et par l’Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l’écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d’un passé subordonné au présent, d’un passé toujours en cause, toujours remis en question.

Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne. L’homme conserve la possibilité – surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète – de résilier le contrat par lequel il s’est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête n’est pas facile. Elle peut échouer. Elle n’est pas l’effet du capricieux décret d’une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de l’effort exigé ne mesure que la gravité de l’obstacle et souligne l’originalité de l’ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de l’existence naturelle.

Cette liberté infinie à l’égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement n’est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l’âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l’individu, elle a l’austère pureté d’un souffle transcendant. A travers les vicissitudes de l’histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l’âme comme une nature nouménale, à l’abri des atteintes d’un monde où cependant l’homme concret est installé. Le paradoxe n’est qu’apparent. Le détachement de l’âme n’est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s’abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d’une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de « constitution psychologique ». Elle est due au pouvoir donné à l’âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l’a liée, de tout ce qui l’a engagée – pour retrouver sa virginité première.

Si le libéralisme des derniers siècles escamote l’aspect dramatique de cette libération il en conserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l’esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l’homme et le monde. Rendant impossible l’application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l’esprit en dehors du monde brutal et de l’histoire implacable de l’existence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. A la place de la libération par la grâce, il y a l’autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.

LesécrivainsfrançaisduXVIIIèmesiècle, précurseurs de l’idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l’homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d’une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l’irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison ?

L’homme du monde libéraliste ne choisit-il pas son destin sous le poids d’une Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui , et qui déjà l’orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s’offrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances.

La contestation marxiste[5]

[II] Le marxisme, pour la première fois dans l’histoire occidentale, conteste cette conception de l’homme.

L’esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l’âme planant au-dessus de tout attachement ; il n’est plus la pure raison faisant partie d’un règne des fins. Il est en proie aux besoins matériels. Mais à la merci d’une matière et d’une société qui n’obéissent plus à la baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d’importance, plus de poids que l’impuissante raison. La lutte qui préexiste à l’intelligence lui impose des décisions qu’elle n’avait pas prises. « L’être détermine la conscience ». La science, la morale, l’esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l’opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.

L’esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il a toujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne saurait ébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la première fois, de la constitution de l’esprit. Par là, le marxisme ne s’oppose pas seulement au Christianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui « l’être ne détermine pas la conscience », mais la conscience ou la raison détermine l’être.

Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise la courbe harmonieuse de son développement.

[III] Toutefois cette rupture avec le libéralisme n’est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l’intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l’esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n’a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l’être n’est pas assez impuissante pour ne pas conserver – en principe du moins – le pouvoir de secouer l’envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre conscience de sa situation sociale, c’est pour Marx lui-même s’affranchir du fatalisme qu’elle comporte.

Valeur de la civilisation européenne[6]

Valeur de cette civilisation qui ne tient pas seulement à son origine grecque, à son enracinement dans la terre grecque où la philosophie naquit en détrônant « l’opinion où toutes les tyrannies menacent et guettent » (voir En découvrant l’existence…ouv. cité, p.166) – mais encore (surtout ?) à son origine hébraïque. C’est ce qu’indique en d’autres termes un texte contemporain de De l’évasion, paru dans le n° 4 de 1935 de Paix et Droit (p.6-7), « L’actualité de Maïmonide », dont je reproduis les dernières lignes. « Le paganisme n’est pas la négation de l’esprit, ni l’ignorance d’un Dieu unique. La mission du judaïsme ne serait que peu de chose si elle se bornait à enseigner le monothéisme aux peuples de la terre. Ce serait instruire ceux qui savent. Le paganisme est une impuissance radicale de sortir du monde. Il ne consiste pas à nier esprits et dieux, mais à les situer dans le monde. Le Premier moteur qu’Aristote a cependant isolé de l’univers n’a pu emporter sur ses hauteurs que la pauvre perfection des choses créées. La morale païenne n’est que la conséquence de cette incapacité foncière de transgresser les limites du monde. Dans ce monde se suffisant à lui-même, fermé sur lui-même, le païen est enfermé. Il le trouve solide et bien assis. Il le trouve éternel. Il règle sur lui ses actions et sa destinée. Le sentiment d’Israël à l’égard du monde est tout différent. Il est empreint de suspicion. Le juif n’a pas dans le monde les assises définitive du païen. Au milieu de la plus complète confiance accordée aux choses il est rongé par une sourde inquiétude. Pour inébranlable que le monde apparaisse à ceux que l’on appelle les esprits sains, il contient pour le juif la trace du provisoire et du créé. C’est la folie ou la foi d’Israël. Maïmonide lui a donné une expression philosophique, il en a précisé le vrai sens et l’originalité ».

La valeur de la civilisation occidentale tiendrait ainsi à sa double origine et, principalement, à l’appel qu’elle reçoit de son origine hébraïque ou biblique (et quelles qu soient les mutations que celui-ci ait pu subir dans le christianisme et les christianismes), à l ‘appel à passer le monde plus qu’à s’y installer – entendons : « à aller au-delà de l’être ». « Pour le peu d’humanité qui orne la terre », selon l’ultime page d’Autrement qu’être, de cette page à la beauté haletante ou tremblante, pour le peu de fraternité instaurant l’humanité autrement que comme une meute de loups, il faudrait que toujours encore résonne l’écho au moins de cet appel entendu non par Ulysse mais par Abraham, de l’appel d’une Transcendance qui n’a pas inscrit sa trace dans les fragments présocratiques, mais dans les rouleaux de la Thora.

Le paganisme comme « acceptation de l’être » ou comme « incapacité foncière de transgresser les limites du monde », comme oubli non de l’être mais de l’autrement qu’être ou comme surdité à l’appel d’un Dieu « non contaminé par l’être » – mériterait le nom de barbare en laissant le champ libre à la barbarie : en « acceptant » l’être sans le justifier. Justification qui, de son côté, est inséparable de l’éthique. C’est ce que nous rappelle le Tamarin planté par Abraham à Bersabée (Genèse, XXI, 32) qui, d’après l’interprétation rabbinique, n’est pas seulement un arbre, mais d’abord un sigle : « les trois lettres qu’il faut pour écrire son nom en hébreu sont les initiales de Nourriture, de Boisson et de Logis, trois choses nécessaires à l’homme et que l’homme offre à l’homme. La terre est pour cela. L’homme est son maître pour servir les hommes » (Difficile liberté, ouv. cité, p. 258 ; 2ème éd. p. 302).

Être occidental[7]

Qu’est-ce qu’être occidental ? Y a-t-il dans cette allégeance à l’Occident l’expression d’une appartenance à une société très haute ? A une société qui soit plus qu’une coalition d’intérêts, qu’un groupement professionnel ou confessionnel ?Plus qu’une adhésion à des coutumes locales, à un credo philosophique ou littéraire – ou même à une Revue, à un Cercle d’études, à une doctrine « originale » qui, munis d’une raison sociale, cités d’après les règles du jeu passionnant des lettres, dans la revueou le cercle d’études voisins, donnent à leurs adhérents, collaborateurs et abonnés, l’illusion d’entrer dans l’histoire et de renouveler la civilisation ? Léon Brunschvicg pense qu’il existe une société absolue : Galilée, Descartes, Kepler, Huyghens, Newton, Cantor, Einstein. Et quelques autres. Société des esprits de premier ordre. Que tout le reste est littérature. Il pense aussi que l’activité intellectuelle des membres de cette compagnie coïncide exactement avec la générosité morale et la pureté religieuse qui assurent la dignité de l’homme.

Les résultatsde la science physico-mathématique dessinent un univers réel derrière l’univers verbal des abstractions conceptuelles. Mais surtout ces abstractions conceptuelles, qui se hissent avec une inquiétante vitesse jusqu’au Divin, demeurent, en réalité, prisonnières de la conception sensible, laquelle est égocentrique et, en fin de compte égoïste comme l’animalité. Seule la pensée mathématique se libère de l’égoïsme camouflé de la connaissance scolastique et de ses survivances mystiques et rationalistes. Pensée créatrice. « Il ne s’agit plus en effet de formes stables données une fois pour toutes, mais de formes mouvantes, de relations subtiles construites par l’esprit au cours de son libre travail[8] » – écrit du rationalisme brunschvicgien ce grand curieux de toutes les idées neuves, cet entêté gardien de toutes les idées valables qu’est M. Jean Wahl. Pensée véritablement intérieure. Dans l’évidence mathématique la pensée s’arrache à sa condition biologique : à la fois soumise au vrai et le dominant, elle est pure intimité à soi, « passage du présent temporel au présent éternel »(177).  « …Né pour être un simple animal, l’homme a rompu l’entrave de sa finalité biologique. La connaissance était un moyen, il en a fait un but qui, grâce à l’établissement de procédés certains de la coordination mathématique et du contrôle expérimental, a conquis la dignitéd’une valeur intrinsèque » (177). Que la vie spirituelle soit une vie sans égoïsme – l’égoïsme fût-il aspiration au salut – voilà d’après Brunschvicg l’enseignement de l’Occident.

Israël et l’universalisme[9]

Le brillant exposé du Père Daniélou ne peut pas être discuté. Un juif, en tout cas, ne saurait contredire sa thèse principale. Une société méditerranéenne comprenant chrétiens, musulmans et juifs, une civilisation basée sur les valeurs principales des trois religions monothéistes, voilà une conception très familière et très chère à la conscience et à la pensée juives. Je ne peux qu’en porter ici témoignage. Qu’on excuse le caractère cahoté de mon propos. Il se ressent des notes rapides que je viens de prendre en écoutant le Père Daniélou.

La bonne nouvelle, que j’avais déjà reçue pendant mon séjour à l’abbaye de Tioumliline, consiste d’après moi en ceci : du côté catholique se précise l’idée d’une communauté dépassant le cadre de la confession. Je pensais jusqu’alors que le plan de la charité était le seul où un catholique s’aventure, magnifiquement d’ailleurs, pour rejoindre ceux qui ne croient pas comme lui. Se préoccuper d’une civilisation commune, c’est préconiser des institutions et, par-delà la générosité des cœurs, un terrain objectif de coexistence et de collaboration. Cela est très nouveau et très réconfortant. De ce réconfort, je remercie le Père Daniélou.

Il y a dans son exposé des points sur lesquels nous ne serons pas d’accord. En décrivant la gestation et la naissance des trois monothéismes et leur collaboration réciproque, le Père Daniélou a complètement laissé de côté ce qui pour nous juifs demeure l’essentiel : la constitution du Talmud. Le judaïsme rabbinique, aux siècles qui précédèrent et suivirent la destruction du second Temple, est le primordial événement de la spiritualité hébraïque. S’il n’y avait pas de Talmud, il n’y aurait pas de juifs aujourd’hui. (Que de problèmes épargnés au monde !) Ou nous serions les survivants d’un monde fini. C’est le soupçon qui, malgré tout, traverse la pensée des catholiques. Nous refusons, vous le savez, cette dignité de reliques. Le discours du Père Daniélou était-il tout à fait exempt de ce soupçon ? Pour démontrer la contribution du judaïsme au patrimoine de l’humanité, il s’en est tenu aux juifs sans judaïsme. Nous ne pouvons pas admettre que le message juif essentiel se conserve dans le sang et se transmette par les voies obscures de l’atavisme.

Le Père Daniélou a parlé avec des accents émouvants du drame de toutes les religions qui, confrontées avec d’autres, sont déchirées entre la charité et la vérité. C’est pour sortir de ce déchirement qu’il a préconisé cette civilisation fondée sur les valeurs et les croyances communes aux monothéismes. Comme lui, je pense que de cette civilisation commune il faut prendre conscience et qu’il faut en prendre conscience en commun, qu’il faut s’entendre. Mais dès lors, il faut recourir – j’en suis convaincu – au médium de toute compréhension et de toute entente, où toute vérité se réfléchit – précisément à la civilisation grecque, à ce qu’elle engendra : au logos, au discours cohérent de la raison, à la vie dans un Etat raisonnable. C’est là le véritable terrain de toute entente. La civilisation que suscite une telle vie permettra l’accord entre vérités, qui ne peuvent se réduire à leur « minimum spirituel », ni se juxtaposer dans un syncrétisme dont nous avons horreur, comme vous.

J’avouerai, enfin, que le drame dont a parlé le Père Daniélou est ressenti avec beaucoup moins d’acuité par nous. Ce n’est pas que les juifs soient indifférents ou égoïstes ni qu’ils se contentent d’une vérité, la leur, et qui doit rester aux juifs. Mais c’est que la vérité – la connaissance de Dieu – n’est pas pour eux affaire de dogme mais d’action, comme dans le vingt-deuxième chapitre de Jérémie et que, avec un non-juif pratiquant la morale, avec un Noachide[10], un juif peut communier aussi intimement et aussi religieusement qu’avec un juif. Le principe rabbinique selon lequel les justes de toutes les nations participent au monde futur, n’exprime pas simplement une vue eschatologique . Il affirme la possibilité de cette intimité ultime, par-delà les dogmes affirmés par les uns ou par les autres, l’intimité sans réserve.

C’est là notre universalisme. Dans la caverne où reposent les patriarches et nos mères, le Talmud fait reposer aussi Adam et Eve : c’est pour l’humanité tout entière que le judaïsme est venu.

Nous avons la réputation de nous croire peuple élu et cette réputation fait bien du tort à cet universalisme. L’idée d’un peuple élu ne doit pas être prise pour un orgueil. Elle n’est pas conscience de droits exceptionnels, mais d’exceptionnels devoirs. C’est l’apanage de la conscience morale elle-même. Elle se sent au centre du monde et pour elle le monde n’est pas homogène : car je suis toujours seul à pouvoir répondre à l’appel, je suis irremplaçable pour assumer les responsabilités. L’élection est un surplus d’obligations pour lequel se profère le « je » de la conscience morale.

Voilà ce que représente le concept juif d’Israël et de son élection. Il n’est pas « encore antérieur » à l’universalisme de la société homogène où s’abolit la différence entre juif, hellène et barbare. Il englobe déjà cette abolition, mais reste pour un juif, comme une condition, à tout moment encore indispensable à une telle abolition, laquelle à tout moment est encore à recommencer.

Les juifs pensent de plus qu’historiquement aussi ils ont été fidèles à cette notion d’Israël. Mais cela, c’est une autre histoire.

Monothéisme et langage[11]

La longue collaboration historique entre juifs, chrétiens et musulmans, leur voisinage géographique autour de la Méditerranée, leur interpénétration partout, dans notre monde aux structures homogènes, dans ce monde réel qui se moque d’anachronismes, créent qu’on le veuille ou non une communauté de fait entre juifs, musulmans et chrétiens – même si de graves malentendus les séparent et même s’ils les opposent.

Qu’on le veuille ou non ? Pourquoi ne le voudrait-on pas ? Pourquoi cette communauté se ferait-elle contre le gré de ses membres ?

Chacune de ces familles spirituelles a enseigné l’universalisme au monde, même si elles ne s’entendaient pas toujours sur la pédagogie. Nos destins essentiels sont amis.

Le monothéisme n’est pas une arithmétique du divin. Il est le don, peut-être surnaturel, de voir l’homme absolument semblable à l’homme sous la diversité des traditions historiques que chacun continue. Il est une école de xénophilie et d’antiracisme.

Mais il est davantage : il oblige autrui à entrer dans le discours qui va l’unir à moi. Il y a là un point de première importance. La logique des Hellènes établit, on le sait, un accord entre hommes. Mais il y a une condition à cela. Il faut que notre interlocuteur consente à parler, il faut l’amener au discours. Et Platon, au début de la République, nous dit que personne ne saurait obliger autrui à entrer dans un discours. Et Aristote nous dit que l’homme qui se tait pourra indéfiniment se refuser à la logique de la non-contradiction. Le monothéisme, la parole du Dieu Un, est précisément la parole que l’on ne peut ne pas écouter, à laquelle on ne peut ne pas répondre. Elle est la parole qui oblige à entrer dans le discours. C’est parce que les monothéistes ont fait entendre au monde la parole du Dieu Un que l’universalisme grec peut opérer dans l’humanité et l’amener lentement à l’union. Cette humanité homogène qui se constitue peu à peu sous nos yeux, dans la crainte et dans l’angoisse, mais qui est déjà solidaire à travers une collaboration économique, c’est nous, monothéistes, qui l’avons suscitée ! Ce n’est pas le jeu de forces économiques qui a créé la solidarité de fait unissant à travers la planète les races et les Etats, c’est l’inverse qui est vrai : le pouvoir monothéiste de rendre à l’homme supportable l’autre homme et d’amener l’autre homme à répondre a rendu possible toute cette économie de solidarité.

L’islam est avant tout l’un des facteurs principaux de cette constitution de l’humanité. Sa tâche a été ardue et magnifique. Depuis longtemps a-t-il dépassé les tribus où il naquit. Il a essaimé dans trois continents. Il a uni des peuples et des races innombrables. Il a compris mieux que quiconque qu’une vérité universelle vaut mieux que les particularismes locaux. Ce n’est pas par hasard qu’un apologue talmudique cite Ismaël[12] – symbole de l’islam –parmi les rares fils de l’Histoire Sainte dont le nom fut formulé et annoncé avant leur naissance. Comme si leur fonction dans le monde était de toute éternité prévue dans l’économie de la création.

Devant la grandeur de cette réalisation, devant cette souveraine collaboration à l’œuvre d’unification – finalité et justification de toute unification particulière –, le judaïsme n’a cessé de s’incliner. L’un de ses plus grands poètes et théologiens, Jehouda Halévy, qui, comme juif, ne pouvait certes pas refuser dans ce domaine au judaïsme un droit d’aînesse, Jehouda Halévy écrivant en arabe, a exalté la mission de l’islam.

Cette reconnaissance est vivante dans chaque juif digne de ce nom. Car le juif, et c’est peut-être l’une de ses définitions, est l’homme que les soucis et les luttes du moment laissent à tout instant disponible pour un dialogue sur les hauteurs, c’est-à-dire pour la parole d’homme à homme. Mais surtout, le juif est celui pour qui le dialogue sur les hauteurs a au moins la même importance déterminante que les luttes et les soucis de l’heure. Il n’est pas concevable qu’une telle disposition ne puisse trouver écho chez ceux-là mêmes qui ont accompli avec tant de grandeur la tâche dont le judaïsme a apporté le premier message.

C’est cela que, dans une réunion convoquée par les étudiants juifs – par les clercs de ce peuple de clercs –, on voudrait dire en exprimant l’attitude du judaïsme en face de l’islam. Le souvenir d’une contribution commune à la civilisation européenne au cours du Moyen Age, lorsque les textes grecs ont pénétré en Europe à travers les traducteurs juifs qui avaient traduit les traductions arabes, ne peut être exaltant que si nous croyons encore aujourd’hui à la puissance de la parole sans rhétorique et sans diplomatie. Sans rien renier de ses engagements, le juif est ouvert à la parole et croit à l’efficacité de la vérité.

Vœux pieux dira-t-on, et paroles généreuses ! Je sais qu’on ne peut plus croire aux paroles, car on ne peut plus parler dans ce monde tourmenté. On ne peut plus parler, car personne ne peut commencer son discours sans témoigner aussitôt de tout autre chose que de ce qu’il dit. Psychanalyse et sociologie guettent les interlocuteurs. En dénonçant la mystification, on a déjà l’air de mystifier à nouveau.

Mais nous juifs, musulmans et chrétiens – nous monothéistes – nous sommes là pour rompre l’enchantement, pour dire des mots qui s’arrachent au contexte qui les déforme, pour dire des paroles qui commencent dans celui qui les dit, pour retrouver la parole qui tranche, la parole qui dénoue, la parole prophétique.

« Entre deux mondes »

(La voie de Franz Rosenzweig)[13]

« La position exceptionnelle du judaïsme et du christianisme consiste précisément en ce que, même devenus religions, ils conservent en eux-mêmes la force de se libérer de cette nature de religion, de se retrouver pour se retourner dans le champ ouvert de la réalité. Toutes les religions, autres que le judaïsme et le christianisme, sont à leur origine fondées comme des institutions spéciales. Seuls le judaïsme et le christianisme sont seulement devenus religions, au sens spécial du terme, et d’ailleurs jamais pour très longtemps ; ils ne furent jamais fondés : ils ont été originellement quelque chose de totalement irréligieux[14]. »

Nous devons donc à Rosenzweig – je pense que cela va de soi, mais le mot « religion » provoque tant de violentes réactions dès qu’on le prononce qu’il vaut tout de même mieux le rappeler – le rappel d’une notion de religion toute différente de celle que le laïcisme combat et qui d’emblée est posée comme surgissant, dans l’économie de l’être, au niveau même où y surgit la pensée philosophique. Personne n’est hostile plus que Rosenzweig à la notion onctueuse, mystique, pieuse, homélitique, cléricale de la religion et de l’homme religieux, à cette notion que le réformisme, s’attaquant à l’intégralité du rite, n’a jamais su dépasser, dont il a même accentué les aspects impudiques par tout un étalage de l’âme dite religieuse.

Mais comment, à la structure du réel – telle que la philosophie européenne « des Iles Ioniennes à Iéna » l’avait dégagée –, peut-on opposer avec le même droit à la vérité une ontologie de la vérité religieuse, une pensée nouvelle qui puisse être aussi souverainement pensée que la pensée de Thalès à Hegel ? C’est là précisément l’entreprise de L’Etoile de la Rédemption.

L’assertion de Thalès « tout est eau » est, d’après Rosenzweig, le prototype de la vérité philosophique. Elle se refuse à la vérité de l’expérience, pour réduire le dissemblable, pour dire ce que toute réalité rencontrée est au fond et pour englober la vérité phénoménale dans ce Tout.

Tout se réduit, en effet, pour la cosmologie antique, au monde ; pour la théologie médiévale, à Dieu ; pour l’idéalisme moderne, à l’homme. Cette totalisation aboutit à Hegel : les êtres n’ont de sens, si ce n’est à partir du Tout de l’histoire, qui mesure leur réalité et qui englobe les hommes, les Etats, les civilisations, la pensée elle-même et les penseurs. La personne du philosophe se réduit au système de la vérité dont elle est un moment.

Cette totalité et cette façon de rechercher la totalité en réduisant, Rosenzweig les dénonce. La totalité ne donne en effet aucun sens à la mort, que chacun meurt pour son compte. La mort est irréductible. Il faut donc retourner, de la philosophie qui réduit, à l’expérience, c’est-à-dire à l’irréductible. Empirisme qui n’a rien de positiviste.

Par expérience, il faut entendre la profusion des faits, mais aussi des idées, des valeurs, au milieu desquelles s’écoule une existence humaine : nature, faits esthétiques et moraux, les autres, moi-même, Dieu…L’humanité religieuse ou athée a, dans ce sens, une expérience de Dieu, du fait même qu’elle comprend ce terme, ne fût-ce que pour en nier l’objet, pour le réduire ou l’expliquer.

Trois grandes réalités irréductibles se constituent, se détachent de la totalité, dans cette expérience pure : l’Homme, Dieu et le Monde. L’effort ne consiste pas à réduire ce Dieu de l’expérience à ce qu’Il est au fond, mais à le dire tel qu’Il apparaît, de derrière les concepts dont les plus pieux l’ont déjà déformé et trahi.

Il faut procéder de la même manière à l’égard de l’homme et du monde. Chacune de ces réalités, sans lien entre elles, est pour soi et se conçoit à partir de soi. (Per se sunt et per se concipiuntur, comme chez Spinoza). L’homme n’est pas une simple singularisation de l’homme en général, car il meurt pour soi. En tant que partie de la nature, singularisation du concept « homme », en tant que porteur d’une culture, en tant qu’être éthique, l’homme peut mépriser la mort, mais non pas en tant qu’ « ipséité » où il est « méta-éthique ».

De derrière un Dieu qui est cause efficiente du monde, de derrière le monde, qui est l’ordre même de la pensée logique, se dégage un Dieu métaphysique, un monde métalogique. Etres isolés et enfermés en soi, existant à partir de soi, mais irréductibles précisément ; séparés parce que irréductibles. Et Rosenzweigidentifie avec cette notion l’expérience du monde antique, qui aurait eu le monde plastique de l’art, un Dieu mythique, séparé du monde, vivant comme les dieux épicuriens dans les interstices de l’être ; et l’homme tragique qui serait précisément l’ipséité, fermée sur elle-même, fermée sur le monde, n’entrant pas en relation avec le monde et avec Dieu. Voilà donc le premier effort pour revenir vers une expérience qui est éternellement vraie. Séparation des êtres, éternellement vraie, parce que ces réalités irréductibles sont un stade de l’expérience humaine.

Passage de la philosophie idéaliste à la religion

Mais voici le deuxième moment de la pensée de Rosenzweig : cet isolement n’est pas le monde de notre expérience concrète, car dans notre expérience, Dieu, le Monde et l’Homme ne sont pas séparés, mais liés. Ils ne sont pas liés par la théorie qui les embrasse panoramiquement, au prix d’une réduction. Là se trouve, à mon avis, le point essentiel : la façon dont, dans l’économie générale de l’être, peut se produire l’union d’éléments irréductibles et absolument hétérogènes – l’unité de ce qui ne saurait être uni – c’et la vie et le temps.

A la place de la totalisation des éléments, qui se produit sous le regard synoptique du philosophe, Rosenzweig découvre la mise en mouvement du temps lui-même, de la vie ; il s’agit de ctte vie qui vient après le livre. La totalisation s’accomplit non pas par le regard du philosophe, mais par les êtres eux-mêmes qui se totalisent, qui s’unissent. Cette unification accomplie – comme temps –constitue le fait originel de la religion. La religion, avant d’être une confession, est la pulsation même de la vie où Dieu entre en rapport avec l’homme, et l’homme avec le monde. Religion, comme la trame de l’être, antérieure à la totalité du philosophe.(…)

Le lien qui rattache Dieu au Monde ne peut pas être pensé comme une spécification de la conjonction « et ». Il est création. La conjonction, en l’espèce, est création. La relation entre Dieu et l’Homme, dans le même esprit est révélation. Entre l’Homme et le Monde (mais déjà en tant que l’homme lui-même se détermine par la révélation et le monde par la création), le rapport est rédemption.

Rosenzweig reprend donc les concepts théologiques qu’il introduit dans la philosophie comme des catégories ontologiques. La conjonction « et » n’est pas une par exemple, n’est pas l’union de deux termes que nous pouvons apercevoir du dehors. Dieu « et » l’Homme, c’est Dieu pour l’Homme, ou l’Homme pour Dieu. L’essentiel se joue dans ce « pour », où vivent Dieu et l’Homme, et non pas dans ce « et », visible aux philosophes. Ou plus exactement la conjonction « et » désigne une attitude de jonction, vécue de manière diverse, et non pas la conjoncture constatable par un tiers.

En tant que parties du Monde, l’Homme et le Monde entretiennent avec Dieu une relation de créature à Créateur. Le Monde ne se tient pas lui-même, n’est pas sa propre raison, comme chez les idéalistes. Il n’est plus une idée, il se réfère à une origine, à un passé ; et c’est cela qui fait tout le poids de sa réalité, pour Rosenzweig. S’il se distingue d’une image, d’un monde plastique irréel, s’il est un monde réel, c’est précisément par référence à la création, au passé absolu de la création. La créationet le savoir qu’en a l’homme ne transforment pas l’homme en néant, comme dans certaines formes de la philosophie moderne, mais, au contraire, en être assuré de son être. La création n’est pas du tout limitation de l’être, mais son assise. Tout le contraire de la Geworfenheit heideggérienne.(…).

Dieu aime l’homme en tant qu’ipséité. Tout ce qu’il est dans cette relation avec l’homme est cet amour. Et Dieu ne peut aimer l’homme que comme singularité. Cette relation allant de Dieu à l’Homme singulier, Rosenzweig l’appelle révélation. Non pas qu’il y ait amour d’abord et révélation ensuite, ou révélation d’abord et amour ensuite. La révélation est cet amour.(…) L’amour de Dieu pour l’ipséité est, ipso facto, un commandement d’aimer. Rosenzweig pense que l’on peut commander l’amour . L’amour se commande, contrairement à ce que pensait Kant. On peut commander l’amour mais c’est l’amour qui commande l’amour, et il le commande dans le maintenant de son amour, de sorte que le commandement d’aimer se répète et se renouvelle indéfiniment dans la répétition et le renouvellement de l’amour même qui commande l’amour.

Le judaïsme, par conséquent, où la Révélation est, comme vous le savez, inséparable du commandement ne signifie pas du tout le joug de la Loi, mais précisément l’amour. Le fait que le judaïsme est tissé de commandements atteste le renouvellement, à tous les instants, de l’amour de Dieu pour l’Homme, sans quoi l’amour commandé dans les commandements n’aurait pas pu être commandé…Toute la Loi juive est commandée aujourd’hui, bien que le Sinaï soit du passé. Cela nous rappelle exactement la section sabbatique de cette semaine (Nitzavim). Quoi qu’il en soit du judaïsme, la relation de Dieu avec l’homme – la révélation – est le présent même, la production de ce que Heidegger appellerait « l’extase du présent ». Il n’y a de présent que parce qu’il y a révélation.

Mais la réponse à l’amour de Dieu, la réponse à la révélation, ne peut pas s’effectuer dans un acte allant simplement dans un sens opposé, mais sur la même route que se fraie l’amour de Dieu pour l’Homme ; la réponse à l’amour de Dieu pour l’Homme c’est l’amour du prochain. Par là, la Révélation est déjà la révélation de la Rédemption. Ellle se dirige vers l’avenir du Royaume de Dieu et l’accomplit.(…)

La Révélation de Dieu à l’homme, qui est l’amour de Dieu pour l’homme suscite la réponse de l’homme. La réponse de l’homme à l’amour de Dieu est l’amour du prochain. La Révélation de Dieu commence donc l’œuvre de la Rédemption qui est cependant l’œuvre propre de l’homme. Moment juif de la pensée de Rosenzweig:laRédemptionestl’œuvrede l’homme. L’homme est l’intermédiaire nécessaire de la Rédemption du Monde. Mais pour cela, il faut aussi que cet amour soit éclairé par une existence collective.(…)

Nous aurons ainsi décrit le premier mouvement de la pensée de Rosenzweig, le passage de la philosophie idéaliste à la religion, à la vie qui est religion, à la religion qui est comme l’essence même de l’être. Il s’agit, au départ, de religion en général, nous ne voyons encore ni christianisme ni judaïsme, nous voyons déjà le rôle des communautés religieuses. Deux éléments typiquement juifs sont apparus : l’idée du commandement, comme essentielle à la relation d’amour ; l’amour se manifeste dans le commandement, il est le seul à pouvoir commander l’amour ; l’idée de l’homme rédempteur et non pas d’un Dieu rédempteur. Bien que la rédemption parte de Dieu, elle a absolument besoin de cet intermédiaire de l’homme.

Passage de la religion au judaïsme

Ce passage constitue le deuxième mouvement de la pensée de Rosenzweig. Pour que l’amour puisse pénétrer le monde qu’est la Rédemption, pour que le Temps aille à l’Eternité, il ne faut pas que l’amour reste à l’état d’entreprise individuelle,il faut qu’il devienne l’œuvre d’une communauté, le temps d’une communauté. Il faut qu’on puisse dire dès maintenant « Nous ». Le christianisme et le judaïsme – (le christianisme est d’ailleurs la seule religion positive à côté du judaïsme qui, d’après Rosenzweig, accomplit concrètement la religion, au sens ontologique du terme, que nous venons de décrire. Il est sévère pour l’islam, religion fondée) – , le christianisme et le judaïsme surgissent dans l’histoire, non pas comme des évènements contingents, mais comme l’entrée même de l’Eternité dans le Temps. Le judaïsme est vécu comme étant d’ores et déjà la vie éternelle. L’Eternité du chrétien est vécue comme une marche, comme une voie. L’Eglise chrétienne est essentiellement mission. De l’Incarnation à la Parousie, le christianisme traverse le monde pour transformer la société païenne en société chrétienne. Voie éternelle, car voie qui n’est pas de ce monde non plus. Elle est suspendue entre la venue du Christ et son retour au-dessus des évènements concrets que l’Eglise peut indifféremment englober tous et pénétrer tous. Elle est donc hors de l’histoire, mais elle peut englober toute l’histoire. Le monde est transparent pour elle.

Le chrétien porte son essence chrétienne par-dessus son essence naturelle. C’est toujours un converti luttant avec sa nature. Et le caractère permanent de cette superposition du christianisme à la nature trouve son expression dans le dogme du péché originel.

La communauté juive est, par contre, une communauté qui a l’éternité dans sa nature même. Elle ne tient son être ni d’une terre, ni d’une langue, ni d’une législation soumise aux renouvellements et aux révolutions. Sa terre est « sainte » et terme d’une nostalgie, sa langue est sacrée et n’est pas parlée. Sa Loi est sainte et n’est pas l’objet d’une législation temporaire, faite pour la maîtrise politique du temps. Mais le juif nait juif et est confiant en la vie éternelle dont il vit la certitude à travers les liens charnels qui le rattachent à ses ancêtres et à ses descendants. Rosenzweig emploie le mot dangereux d’une éternité de sang, qu’il ne faut pas prendre au sens raciste, car à aucun moment ce terme ne signifie un concept naturaliste, justifiant une technique de discriminations raciales, ni une supériorité raciale de domination, mais tout au contraire une étrangeté au cours de l’histoire, un enracinement en soi-même.

Les juifs seraient étrangers à l’histoire qui n’a pas prise sur eux. Ils sont aussi indifférents à son égard. La communauté juive a d’ores et déjà l’Eternité. Le juif est d’ores et déjà arrivé.(…)

La religion – essence de l’être – doit nécessairement, d’après Rosenzweig, se manifester par le judaïsme et par le christianisme, et nécessairement par les deux. La vérité de l’être est structurée de telle manière que la vérité partielle du christianisme suppose la vérité partielle du judaïsme, mais chacun doit être vécu dans son intégrité comme absolu, et leur dialogue ne peut, sans fausser la vérité absolue, dépasser dans les hommes la séparation essentielle du dialogue. Le juif doit donc rester juif, du point de vue chrétien lui-même. Et c’est pourquoi Rosenzweig, sur le point de se convertir, écrit à l’ami qui attend la bonne nouvelle : « Cela est impossible et cela n’est plus nécessaire. » L’hommage de Rosenzweig au christianisme est rendu de par la persévérance du juif Rosenzweig dans le judaïsme. Ce qui commence maintenant c’est la vie juive de Rosenzweig.

Rosenzweig est l’un des rares philosophes juifs qui n’ait pas seulement reconnu au christianisme une place fondamentale dans le devenir spirituel de l’humanité, mais qui le reconnaissait par son refus de devenir chrétien. Vivre la vie juive authentique, c’est témoigner de de la vérité absolue : « La vérité humaine est toujours ma vérité. » La vérité tout court, où judaïsme et christianisme s ‘unissent, est en Dieu. La façon dont l’homme possède la vérité ne consiste pas à la contempler en Dieu, mais à la vérifier par sa vie. La vérité humaine, chrétienne et juive, est vérification. Elle consiste à risquer sa vie en la vivant en réponse à la Révélation, c’est-à-dire en réponse à l’Amour de Dieu. Mais l’homme ne peut y répondre que par la vie éternelle, comme juif, ou par la voie éternelle, comme chrétien. Les deux façons sont nécessaires. Il n’y a que deux façons. Chacun doit authentiquement vivre à sa façon seulement. La vérité humaine est un témoignage porté par une vie de la vérité divine de la fin des temps. Rosenzweig appelle cette théorie de la vérité la « théorie de la connaissance messianique ».

Encore une fois, l’amour de Dieu pour l’homme, qui suscite l’amour de l’homme pour le prochain, est Révélation, c’est-à-dire manifestation de la vérité. La connaissance de cette vérité par l’homme est son amour rédempteur. Mais l’amour n’est possible qu’à un être singulier, c’est-à-dire mortel. C’est en tant que mortel, précisément, qu’il participe à l’Eternité de Dieu . « Le fait que chaque instant peut être le dernier, c’est cela précisément qui le rend éternel. »

L’amour plus fort que la mort est la formule biblique que Rosenzweig reprend pour répondre à la loi de la mort, sur laquelle s’ouvre son livre qui mène à la vie.

Amitié judéo-chrétienne[15]

L’échange d’idées, tout improvisé que nous eûmes avec M. Jacques Madaule au cours du 4ème Colloque d’intellectuels juifs de langue française en a constitué, pour moi, le moment essentiel. Ne prenez pas cette déclaration pour une politesse : je connais et admire, depuis longtemps, l’audace intellectuelle de Jacques Madaule. Mais nous n’avions pas véritablement parlé jusqu’alors. Ce qu’il nous a dit au Colloque mérite d’être rappelé devant vos auditeurs. Pour Madaule, les juifs tendus vers les temps messianiques n’attendent pas vainement, comme tant de chrétiens le pensent encore, un événement advenu depuis près de vingt siècles. L’attente messianique des juifs aurait tout son sens pour un chrétien qui espère le retour de son Sauveur, qui attend la Parousie. Tout n’est donc pas consommé, même pour un chrétien. Et les juifs sont nécessaires à l’avenir d’une humanité qui, à force de se savoir sauvée, n’a plus rien à attendre. La présence des juifs rappelle aux conformistes de toute espèce que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Jusqu’alors, l’amitié entre juifs et chrétiens me semblait se fonder sur leur appartenance commune à l’humanité, au monde moderne, à l’Occident. Certes, dans la perspective juive, le christianisme se justifiait : il portait le monothéisme aux gentils. Mais qu’était donc le judaïsme dans la vision chrétienne ? Une prophétie qui survit à son accomplissement. Le témoignage incarné d’un échec. Une vierge aux yeux bandés. Un résidu. Une survivance. Un anachronisme. Un fossile. Une relique. Une pièce à conviction. Et voilà que Madaule nous rend aux yeux des chrétiens une signification dans l’avenir et la vie. Elle peut transformer le sens même des relations judéo-chrétiennes.

Mais Madaule nous a raconté aussi à quel appel sa pensée répondait : Léon Algazi voulut un jour que ses amis chrétiens respectent, par-delà les juifs, le judaïsme lui-même. A l’exigence inouïe d’un juif intégral, répondit cette totale reconnaissance d’un chrétien. Tel Algazi, tel Madaule !



[1] Avant-Propos de Difficile liberté, Albin Michel, édit. 1963 et 1976.

[2] Chapitre I de Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme d’E. Lévinas, pp. 8 à 13. Cet ouvrage a été réédité en août 1997 par Rivages poche ;il comporte un essai d’Abensour qui a pu être reproduit sur le présent site (espacethique) à la rubrique « Outils pédagogiques »-Textes en ligne.

[3] Myth. Grecque : Le Destin. N’est pas une divinité anthropomorphique mais une Loi, inconnue et incompréhensible. Fille de Nyx et d’Erèbe, sortie du chaos, elle en a l’aveuglement. Au-dessus de la volonté des dieux, elle symbolise un destin impersonnel et inflexible. A Delphes, on vénérait deux Moïrai.

[4]Descendantsd’Atrée,telsAgamemnonetMénélas.L’assassinat,le parricide,l’adultèreetl’incesteleur ont donné une tragique célébrité.

[5] Chapitres II et III (partiel) de Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme d’E. Lévinas, pp. 13 à 15

[6] Annotation 11 de Jacques Rolland in De l’évasion d’Emmanuel Lévinas, pp. 153-156.

[7] Extrait du texte d’E. Lévinas, publié dans Evidences, 1951, n° 17.

[8] Cinquante années de découvertes, Bilan 1900-1950. Editions du Seuil, p. 86.

[9] A propos d’un exposé du Père Daniélou sur les bases communes d’une civilisation méditerranéenne. Paru dans le Journal des Communautés, 12 décembre 1958.

[10] Descendant de Noé.

[11] Allocution prononcée par E. Lévinas à une réunion convoquée par l’Union des étudiants juifs à la Mutualité en hiver 1959.

[12] Ismaël : nom hébreu qui signifie Dieu entend. Il s’agit du fils naturel d’Abraham et d’Agar. Mahomet, le Prophète, lorsqu’il fonda l’islam (vers 570) plaça ce nom en tête de sa généalogie.

[13] Extrait de la conférence prononcée par E. Lévinas le 27 septembre 1959 au deuxième Colloque d’intellectuels juifs de langue française, organisé par la section française du Congrès juif mondial.

[14] In Recueil d’articles de Rosenzweig, sous le titre de Zweistromenland, p. 259.

[15] D’une émission d’Ecoute Israël, du 20 octobre 1961.


Date de création : 08/05/2006 - 14:10
Dernière modification : 04/02/2007 - 20:27
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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