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contrilogo.gifContributions|Henri Duthu - La symbolique du mal

LA SYMBOLIQUE DU MAL

L’AVEU ET L’ACCUSATION

ESSAIS D’HERMÉNEUTIQUE de PAUL RICOEUR

 

La réflexion sur la symbolique du mal triomphe dans ce que nous appellerons désormais la vision éthique du mal (P. Ricoeur)

 

INTRODUCTION

Dès la première ligne de son essai sur l’ « herméneutique des symboles[1] » Paul Ricoeur a précisé son intention : « esquisser une théorie générale du symbole à l’occasion d’un symbole précis ou plutôt d’un complexe déterminé de symboles : la symbolique du mal ». Quelle était, selon lui, l’opportunité de soulever le problème du symbole, maintenant et à cette période de l’histoire ?

« Une méditation sur les symboles survient à un certain moment de la réflexion, répond à une situation de la philosophie et peut être même de la culture moderne. Ce retour à l’archaïque, au nocturne et à l’onirique, qui est aussi un accès au point de naissance du langage, représente une tentative pour échapper aux difficultés du problème du point de départ…Il faut peut-être avoir éprouvé la déception qui s’attache à l’idée de philosophie sans présupposition pour accéder à la problématique qui va être évoquée. Au contraire des philosophies ‘de point de départ’, une méditation sur les symboles part du plein du langage et du sens toujours déjà là ; elle part du milieu du langage qui a déjà eu lieu et où tout a été dit d’une certaine façon ; elle veut être la pensée, non point sans présupposition, mais dans et avec toutes ses présuppositions. Pour elle, la première tâche n’est pas de commencer, c’est, du milieu de la parole, de se ressouvenir.

Mais, en opposant la problématique du symbole à la recherche cartésienne et husserlienne du ‘point de départ’, nous lions peut-être trop étroitement cette méditation à une étape bien précise du discours philosophique ; il faut [sans doute] voir plus large. Si nous soulevons le problème du symbole maintenant, à cette période de l’histoire, c’est en liaison avec certains traits de notre ‘modernité’ et pour riposter à cette modernité même. Le moment historique de la philosophie du symbole, c’est celui de l’oubli et aussi celui de la restauration : oubli des hiérophanies ; oubli des signes du Sacré ; perte de l’homme lui-même comme appartenant au Sacré. Cet oubli, nous le savons, est la contrepartie de la tâche grandiose de nourrir les hommes, de satisfaire les besoins en maîtrisant la nature par une technique planétaire. Et c’est l’obscure reconnaissance de cet oubli qui nous meut et nous aiguillonne à restaurer le langage intégral. C’est à l’époque même où notre langage se fait plus précis, plus univoque, plus technique en un mot, plus apte à ces formalisations intégrales qui s’appellent précisément logique symbolique [2], c’est à cette même époque du discours que nous voulons recharger notre langage, que nous voulons repartir du plein du langage. Or, cela aussi est un cadeau de la ‘modernité’, car nous sommes, nous modernes, les hommes de la philologie, de l’exégèse, de la phénoménologie, de la psychanalyse, de l’analyse du langage. Ainsi c’est la même époque qui développe la possibilité de vider le langage et celle de le remplir à nouveau. Ce n’est donc pas le regret des atlantides effondrées qui nous anime mais l’espoir d’une recréation du langage ; par delà le désert de la critique, nous voulons à nouveau être interpellés. »

 

Pourquoi le symbole ?

C’est que « le symbole donne à penser » ; cette sentence qui a eu l’heur d’enchanter Paul Ricoeur dit, selon lui, deux choses : « le symbole donne ; je ne donne pas le sens ; c’est lui qui donne le sens ; mais ce qu’il donne, c’est « à penser », de quoi penser. A partir de la donation, la position ; la sentence suggère donc à la fois que tout est déjà dit en énigme et pourtant qu’il faut toujours tout commencer et recommencer dans la dimension du penser.

Pourquoi l’aveu et l’accusation dans la « symbolique du mal » ?

Parce qu’il s’agit de deux ‘expériences’ impliquées dans le mal :

– celle de l’aveu, c’est-à-dire celle de la conscience jugée ;

– celle de l’accusation, c’est-à-dire celle de la conscience jugeante.

Bien qu’elles aient été abordées en deux temps différents par Paul Ricoeur, il est apparu souhaitable de rassembler ici ces deux expériences consécutives au mal, afin de pouvoir éclairer le lecteur sur leur déroulement simultané, et, en conclusion, indiquer l’issue du conflit qui est engagé entre elles quand on cherche à extirper le mal comme intention impure.

Sont traités successivement, selon les textes de Paul Ricoeur,

PREMIÈRE PARTIE : L’AVEU (expérience de la conscience jugée)

L’ordre du symbole :

– la structure des symboles primaires

– la spécificité des symboles mythiques

Une philosophie par les symboles :

– les trois étapes de l’intelligence des symboles

La vision éthique du mal

– l’interprétation augustinienne du mal

– la conceptualisation, par Kant, du mal comme mal radical

Le tragique du mal

L’insondable contingence du mal

– le rôle des symboles de la fin

– passer de la contingence du mal à une certaine nécessité du mal

 

SECONDE PARTIE : L’ACCUSATION (expérience de la conscience jugeante)

Démystification de l’accusation

– Opposition de méthode entre Kant et Freud pour l’interprétation de

l’accusation

– Remontée de la morale de l’obligation à une éthique du désir d’être

Le noyau kérygmatique de l’éthique

Le mal comme problème kérygmatique

 

CONCLUSION : Issue du conflit engagé entre la conscience jugée et la conscience jugeante, en vue d’extirper le mal comme intention impure

 

PREMIÈRE PARTIE : L’AVEU

L’ORDRE DU SYMBOLE

LA STRUCTURE DES SYMBOLES PRIMAIRES

La symbolique du mal est une excellente ‘pierre de touche’ à trois égards au moins :

– en premier lieu du fait qu’il n’y a pas de langage non symbolique du mal subi ou commis,

– en deuxième lieu du fait qu’elle fait apparaître tout de suite une dynamique, une vie des symboles,

– en troisième lieu du fait que l’exégèse des symboles primaires de la faute peut être menée sans recourir à la structure mythique qui, d’ordinaire surcharge ces symboles.

La symbolique du mal tire un premier avantage du fait qu’il n’existe pas de langage direct du mal subi ou commis ;c’est par la mise en évidence d’un signifiant du premier degré que se constitue le symbole du mal

« Il est très remarquable qu’en deçà de toute théologie et de toute spéculation, en deçà même de toute élaboration mythique, soient encore rencontrés des symboles ; ces symboles élémentaires sont le langage insubstituable du domaine d’expérience qui peut être appelé, pour faire bref, l’expérience de l’‘aveu’ ; il n’y a pas en effet de langage direct, non symbolique du mal subi, souffert, ou commis ; que l’homme s’avoue responsable ou s’avoue la proie d’un mal qui l’investit, il le dit d’abord et d’emblée dans une symbolique dont on peut retracer le articulations grâce aux divers rituels de ‘confession’ que l’histoire des religions a interprétés pour nous.

Qu’il s’agisse de la tache dans la conception magique du mal comme souillure, ou des images de la déviation, de la voie courbe, de la transgression, de l’errance, dans la conception plus éthique du péché, ou de celle du poids, de la charge, dans l’expérience plus intériorisée de la culpabilité, c’est toujours à partir d’un signifiant du premier degré, emprunté à l’expérience de la nature – le contact, l’orientation de l’homme dans l’espace – que se constitue le symbole du mal. Sont appelés symboles primaires, ce type de langage élémentaire pour le distinguer des symboles mythiques, beaucoup plus articulés, qui comportent la dimension du récit, avec des personnages, des lieux et des temps fabuleux, et racontent le Commencement et la Fin de cette expérience dont les symboles primaires sont l’aveu.

Ces symboles primaires montrent en clair la structure intentionnelle du symbole. Le symbole est un signe, en ceci que, comme tout signe, il vise au-delà de quelque chose et vaut pour ce quelque chose ; mais tout signe n’est pas symbole ; le symbole recèle dans sa visée une intentionnalité double : il y a d’abord l’intentionnalité première ou littérale, qui comme toute intentionnalité signifiante, suppose le triomphe du signe conventionnel sur le signe naturel. [Dans le cas du mal], le symbole sera la tache, la déviation, le poids ; mots qui ne ressemblent pas à la chose signifiée ; mais sur cette intentionnalité première s’édifie une intentionnalité seconde qui, à travers la tache matérielle, la déviation dans l’espace, l’expérience de la charge, vise une certaine situation de l’homme dans le Sacré. Cette situation visée à travers le sens du premier degré, c’est précisément d’être souillé, pécheur, coupable. Le sens littéral et manifeste vise donc au-delà de lui-même quelque chose qui est comme une tache, comme une déviation, comme une charge.

Ainsi, à l’opposé des signes techniques parfaitement transparents, qui ne disent que ce qu’ils veulent dire en posant le signifié, les signes symboliques sont opaques parce que le sens premier, littéral, patent, vise lui-même analogiquement un sens second qui n’est pas donné autrement qu’en lui. Cette opacité c’est la profondeur même du symbole, inépuisable, comme il sera dit. Reste à bien comprendre ce lien analogique du sens littéral et du sens symbolique : alors que l’analogie est un raisonnement non concluant, qui procède par quatrième proportionnelle (A est à B ce que C est à D), dans le symbole il est impossible d’objectiver la relation analogique qui lie le sens second au sens premier .C’est en vivant dans le sens premier que l’on est entraîné par lui au-delà de lui-même : le sens symbolique est constitué dans et par le sens littéral, lequel opère l’analogie en donnant l’analogie. A la différence d’une comparaison qui est considérée du dehors, le symbole est le mouvement même du sens primaire qui nous fait participer au sens latent et ainsi nous assimile au symbolisé, sans que nous puissions dominer intellectuellement la similitude. C’est dans ce sens que le symbole est donnant ; il est donnant, parce qu’il est une intentionnalité primaire qui donne le sens second. »

Un second bénéfice est tiré de l’investigation des symboles primaires de l’aveu, du fait qu’elle fait apparaître, sur le champ, une dynamique des symboles

« La sémantique nous met en face de véritables révolutions linguistiques, orientées dans un sens déterminé ; une certaine expérience se fraye la voie par le moyen de ces promotions verbales. La trajectoire de l’expérience de faute est ainsi jalonnée par une succession d’ébauches symboliques. Nous ne sommes donc pas livrés à une introspection douteuse sur le sentiment de la faute ; à la voie courte, et à mon sens suspecte, de la psychologie introspective, il faut substituer la voie longue et plus sûre de la réflexion sur la dynamique des grands symboles culturels [3].

Cette dynamique des symboles primaires, jalonnée par les trois constellations de la souillure, du péché et de la culpabilité, a un double sens ; et l’équivoque même est très révélatrice de la dynamique du symbole en général : il y a, d’un symbole à l’autre, d’une part, un mouvement d’intériorisation incontestable ; d’autre part un mouvement d’appauvrissement de la richesse symbolique. C’est pourquoi, notons- le au passage, il ne faut pas se laisser abuser par une interprétation ‘historiciste’ et ‘progressiste’ de l’évolution de la conscience dans ces symboles. Ce qui est gain d’un point de vue est perte de l’autre. Aussi chaque ‘instance’ ne se maintient-elle qu’en reprenant la charge symbolique de la précédente ; nous ne serons donc pas étonnés que la souillure, symbole le plus archaïque, survive pour l’essentiel dans la troisième instance.

Bien que noyée dans la peur, l’expérience de l’impur accède déjà à la lumière du dire, à la faveur de la richesse symbolique extraordinaire du thème de la souillure. Dès le début, en effet, la souillure est plus qu’un tache ; elle pointe vers une affection de la personne dans son ensemble en tant que située par rapport au Sacré. Le quelque chose qui affecte le pénitent ne saurait être enlevé par aucun lavage physique. Les rites de purification visent eux-mêmes, à travers des gestes substituables (enfouir, cracher, jeter au loin, etc.) une intégrité indicible dans aucun autre langage que symbolique ; c’est pourquoi, aussi archaïque et dépassée que soit la conception magique de la souillure, c’est elle qui nous a transmis la symbolique du pur et de l’impur, avec toute sa richesse d’harmoniques. Au centre de cette symbolique se tient le schème de l’‘extériorité’, de l’investissement par le mal, qui est peut-être le fond inscrutable du ‘mystère d’iniquité’. Le mal n’est mal qu’autant que je le pose , mais au cœur même de la position du mal par la liberté se révèle un pouvoir de séduction par le ‘mal déjà là’, que l’antique souillure avait toujours déjà dit sur le mode symbolique.

Mais un symbole archaïque ne survit qu’à travers les révolutions de l’expérience et du langage qui le submergent. Le mouvement iconoclaste ne procède pas d’abord de la réflexion, mais du symbolisme lui-même ; un symbole est d’abord destructeur d’un symbole antérieur. Ainsi nous voyons la symbolique du péché s’organiser autour d’images inverses de celle de la souillure ; au lieu du contact extérieur, c’est maintenant l’écart (par rapport à la cible, à la voie droite, à la limite à ne pas franchir, etc.) qui sert de schème directeur. Or, cette substitution de thème est l’expression d’un bouleversement dans les motifs fondamentaux. Une nouvelle catégorie d’expérience religieuse est née : celle du ‘devant Dieu’, dont la bérit juive, l’Alliance est le témoin. Une exigence infinie de perfection se fait jour, qui ne cesse de remodeler les commandements limités et précis des vieux codes. A cette exigence infinie, se joint aussi une menace infinie qui révolutionne la vieille peur des tabous et fait redouter la rencontre de Dieu dans sa Colère. Qu’arrive-t-il alors au symbole initial ? D’une part, le mal n’et plus un quelque chose, mais une relation rompue, donc un néant ; ce néant se dit dans les images du souffle, du vain, de la buée, de la vanité de l’idole. La Colère même de Dieu est comme le néant de son absence. Mais en même temps une nouvelle positivité du mal surgit, non plus un ‘quelque chose’ extérieur, mais une puissance réelle qui asservit. Le symbole de la captivité, qui transforme un événement historique en un schème d’existence, représente l’expression la plus haute à laquelle ait accédé l’expérience pénitentielle d’Israël[4]. C’est à la faveur de cette nouvelle positivité du mal que le premier symbolisme, celui de la souillure a pu être repris : le schème d’extériorité est retrouvé, mais à un niveau éthique et non plus magique.

Le même mouvement de rupture et de reprise peut être observé dans le passage du symbole du péché au symbole de la culpabilité ? D’un côté l’expérience purement subjective de la faute tend à se substituer à l’affirmation réaliste et, si l’on peut dire, ontologique du péché ; alors que le péché est réel, même lorsqu’il n’est pas connu, la culpabilité est mesurée par la conscience que l’homme en prend en devenant auteur de sa propre faute. C’est ainsi que l’image de poids et de charge se substitue à celle de l’écart, de la déviation, de l’errance ; dans les profondeurs de la conscience, le ‘devant Dieu’ est en train de céder la place au ‘devant moi’ ; l’homme est coupable comme il se sent coupable. A cette nouvelle révolution nous devons, sans conteste, un sens plus fin et plus mesuré de la responsabilité qui, de collective, devient individuelle et, de totale, devient graduelle. Nous sommes entrés dans le monde de l’inculpation raisonnable, celle du juge et de la conscience scrupuleuse. Mais l’antique symbole de la souillure n’est point perdu pour autant, car l’enfer s’est déplacé de l’extérieur vers l’intérieur ; écrasée par la loi à laquelle elle ne pourra jamais satisfaire, la conscience se reconnaît captive dans son injustice même et, pis encore, dans le mensonge de sa prétention à la propre justice.

A ce point extrême d’involution, le symbolisme de la souillure est devenu celui de la liberté serve, du serf-arbitre, dont parlent en des termes si différents, mais empruntés à la même symbolique, Luther et Spinoza. »

Le troisième avantage tient au fait, présentement avéré, que l’exégèse des symboles primaires de la faute a pu être menée jusqu’à ce point, sans avoir eu recours à la structure mythique qui, d’ordinaire surcharge les symboles.

«  Les mythes, ces symboles du second degré, ont pu être mis entre parenthèses, à la fois pour faire apparaître la structure des symboles primaires et pour faire saillir [ci-après] la spécificité des mythes symboliques. »

LA SPÉCIFICITÉ DES SYMBOLES MYTHIQUES

« Les symboles mythiques qui comportent, comme déjà dit, la dimension du récit[5], avec des personnages, des lieux et des temps fabuleux, ont en effet une fonction irréductible. Une triple fonction :

– d’abord, ils placent l’humanité entière et son drame sous le signe d’un homme exemplaire, d’un Anthropos, d’un Adam, qui représente un drame symbolique , l’universel concret de l’expérience humaine.

– d’autre part, ils donnent à cette histoire un élan, une allure, une orientation, en la déroulant entre un commencement et une fin ; ils introduisent ainsi dans l’expérience humaine une tension historique, à partir du double horizon d’une genèse et d’une apocalypse.

– enfin, et plus fondamentalement, ils explorent la faille de la réalité humaine, représentée par le passage, le saut, de l’innocence à la culpabilité. Ils racontent comment l’homme, originairement bon est devenu ce qu’il est dans le présent ; c’est pourquoi le mythe ne peut exercer sa fonction symbolique que par le moyen spécifique du récit : ce qu’il veut dire est déjà drame.

Mais du même coup, le mythe ne peut prendre que dans une multiplicité de récits, et nous laisse en face d’une diversité sans fin des systèmes symboliques semblables aux langues multiples d’un Sacré flottant.

Dans le cas particulier de la symbolique du mal, la difficulté d’une exégèse des mythes apparaît d’emblée sous une double forme :

– d’une part, il s’agit de surmonter la multiplicité infinie des mythes, en leur imposant une typologie qui permette à la pensée de s’y orienter, sans faire violence à la spécificité des figures mythiques portées au jour du langage par les diverses civilisations,

– d’autre part, il s’agit de passer de cette simple classification statique, à une dynamique des mythes. C’est en effet la compréhension de oppositions et des affinités secrètes entre les divers mythes qui prépare la reprise philosophique du mythe.

Le monde des mythes, plus encore que celui des symboles primaires, n’est pas un monde tranquille et réconcilié ; les mythes n’ont cessé d’être en lutte les uns avec les autres ; tout mythe est iconoclaste par rapport à un autre, de la même façon que tout symbole livré à lui-même tend à s’épaissir, à se solidifier dans une idolâtrie. Il faut donc participer à cette lutte, à cette dynamique, par laquelle le symbolisme est lui-même en proie à son propre dépassement.

Cette dynamique est animée par une opposition fondamentale :

– d’un côté les mythes qui rapportent l’origine du mal à une catastrophe ou à un conflit originaire intérieur à l’homme,

– de l’autre, essentiellement, le mythe qui rapporte l’origine du mal à l’homme.

Les mythes qui appartiennent à la première catégorie :

– le drame de la création, illustré par le poème babylonien de la création Enuma Elish, lequel raconte le combat originaire d’où procédèrent la naissance des dieux les plus récents, la fondation du cosmos, et la création de l’homme.

– les mythes tragiques qui montrent le héros en proie à un destin fatal ; selon le schème tragique, l’homme tombe en faute comme il tombe en existence ; et le dieu qui le tente et l’égare, représente l’indistinction primordiale du bien et du mal. Ce dieu a atteint, avec le Zeus du Prométhée enchaîné, sa stature effrayante et insoutenable pour toute pensée.

– le mythe orphique de l’âme exilée dans un corps mauvais ; cet exil en effet est préalable à toute position du mal par un homme responsable et libre ; le mythe orphique est un mythe de situation projeté sans doute plus tardivement dans un mythe d’origine, qui replonge dans la théomachie proche du mythe cosmogonique et du mythe tragique.

Le mythe de la seconde catégorie :

– le récit biblique de la chute d’Adam qui constitue le seul mythe proprement anthropologique. On peut y voir l’expression mythique de toute l’expérience pénitentielle de l’ancien Israël ; c’est l’homme qui est accusé par le prophète ; c’est l’homme qui, dans la confession des péchés, se découvre être l’auteur du mal et discerne, par delà les actes mauvais qu’il égrène dans le temps, une constitution mauvaise, plus originelle que toute décision singulière. Le mythe raconte le surgissement de cette constitution mauvaise dans un événement irrationnel survenu soudain du sein d’une création bonne. Il resserre l’origine du mal dans un instant symbolique qui finit l’innocence et commence la malédiction. Ainsi, c’est par le moyen de la chronique du premier homme que l’histoire de tout homme est dévoilé.

Le monde des mythes se trouve ainsi polarisé entre deux tendances, celle qui [décentre le mal par rapport à l’humain] et celle qui le concentre dans un choix mauvais, à partir duquel commence la peine d’être homme. Nous retrouvons, à un niveau supérieur d’élaboration, la polarité des symboles primaires, étirés entre un schème d’extériorité qui domine dans la conception magique du mal comme souillure, et un schème d’intériorité, qui ne triomphe pleinement qu’avec l’expérience douloureuse de la conscience coupable et scrupuleuse.

Mais ce n’est pas encore le plus remarquable : le conflit n’est pas seulement entre deux catégories de mythes, il se répète à l’intérieur du mythe adamique lui-même. Ce mythe a en effet deux faces ; c’est d’une part le récit de la chute tel qu’il vient d’être rapporté ; mais c’est en même temps le récit de la tentation qui occupe une durée, un laps de temps, et met en jeu de multiples personnages : le dieu qui interdit, l’objet de la tentation, la femme qui est séduite, enfin et surtout le serpent qui séduit. Le même mythe qui concentre dans un homme, dans un acte, dans un instant, l’événement de la chute, le disperse par ailleurs sur plusieurs personnages et plusieurs épisodes ; le saut qualitatif de l’innocence à la faute est, sous ce deuxième aspect un passage graduel et indiscernable ; le mythe de la césure est en même temps mythe de la transition ; [dans le mythe du mauvais choix s’entrechoquent] le mythe de la tentation, du vertige, du glissement insensible au mal. La femme, figure de la fragilité, répond polairement à l’homme, figure de la décision mauvaise. Le conflit des mythes est ainsi inclus dans un seul mythe. C’est pourquoi le mythe adamique qui, du premier point de vue, pouvait être considéré comme l’effet d’une énergique démythologisation de tous les autres mythes concernant l’origine du mal, introduit dans le récit la figure hautement mythique du serpent. Le serpent représente, au cœur même du mythe adamique, l’autre face du mal que les autres mythes tentaient de raconter : le mal déjà là, le mal antérieur, le mal qui attire et séduit l’homme. Le serpent signifie que l’homme ne commence pas le mal, il le trouve. Pour lui, commencer, c’est continuer. Ainsi, par-delà la projection de notre propre convoitise, le serpent figure la tradition d’un mal plus ancien que lui-même. Le serpent, c’est l’Autre du mal humain.

On comprend dès lors pourquoi il y a une dynamique des mythes. Le schème d’extériorité qui se projette dans le corps-tombeau des orphiques, dans le dieu méchant de Prométhée, dans le combat originaire du drame de création, ce schème est sans doute invincible. C’est pourquoi, chassé par le mythe anthropologique, il resurgit en son sein et se réfugie dans la figure du serpent. La figure elle-même d’Adam est beaucoup plus que le paradigme de tout mal présent. Adam, en tant qu’homme primordial, est antérieur à tout homme, et figure à sa façon, une fois encore, l’antériorité du mal à tout mal actuel. Adam est plus vieux que tout homme et le serpent plus vieux qu’Adam. Ainsi le mythe tragique est réaffirmé en même temps que détruit par le mythe adamique. C’est pourquoi, sans doute, la tragédie survit à sa double destruction par la philosophie grecque et par le christianisme ; si sa théologie ne peut être pensée, si elle est même, au sens propre du mot inavouable, ce qu’elle veut dire – et ne peut dire – continue d’être montré dans le spectacle fondamental du héros tragique, innocent et coupable.

C’est cette guerre des mythes qui, d’elle-même, constitue une invitation à tenter le passage d’une simple exégèse des mythes à une philosophie par les symboles. »

UNE PHILOSOPHIE PAR LES SYMBOLES

Pour l’élaboration d’une telle philosophie, Paul Ricoeur, après avoir donné les grandes lignes de la tâche à laquelle il est confronté, précise la situation qui s’offre à lui : « d’une part, tout a été dit avant la philosophie, par signe et par énigme ; c’est un des sens du mot d’Héraclite : ‘Le Maître dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, ne dissimule pas, il signifie’. D’autre part, nous avons la tâche de parler clairement, en prenant peut-être aussi le risque de dissimuler, en interprétant l’oracle. La philosophie commence à soi, elle est commencement. Ainsi le discours suivi des philosophes est à la fois reprise herméneutique des énigmes qui le précèdent, l’enveloppent et le nourrissent, et recherche du commencement, quête de l’ordre, appétit du système. Heureuse et rare serait la rencontre, au sein d’une même philosophie, de l’abondance des signes et des énigmes retenues et la rigueur d’un discours sans complaisance.

La clé, ou tout au moins le nœud de la difficulté, réside dans la relation entre herméneutique et réflexion. Il n’y a pas de symbole en effet qui qui ne suscite une compréhension par le moyen d’une interprétation. Mais comment cette compréhension peut-elle être à la fois dans le symbole et au-delà ? »

Paul Ricoeur voit trois étapes de ce comprendre. Trois étapes qui jalonnent le mouvement qui s’élance de la vie des symboles vers une pensée qui soit pensée à partir des symboles.

LES TROIS ÉTAPES DE L’INTELLIGENCE DES SYMBOLES

– La première étape, celle d’une simple phénoménologie, reste une compréhension du symbole par le symbole, par la totalité des symboles.

« C’est déjà une manière d’intelligence, puisqu’elle parcourt et relie et donne à l’empire des symboles la consistance d’un monde. Mais c’est encore une vie adonnée au symbole, livrée au symbole. La phénoménologie de la religion dépasse rarement ce plan : pour elle, comprendre un symbole, c’est le replacer dans une totalité homogène, mais plus vaste que lui, et qui, à son plan même, forme système. Tantôt cette phénoménologie déploie les multiples valences d’un même symbole pour en éprouver le caractère inépuisable…tantôt elle s’emploie à comprendre un symbole par un autre ; de proche en proche, la compréhension s’étendra, selon une lointaine analogie intentionnelle, à tous les autres symboles qui ont de l’affinité avec le symbole étudié.

D’une autre manière, la phénoménologie comprendra un symbole par un rite et un mythe, c’est-à-dire par les autres manifestations du Sacré.

On montrera encore, et ce sera la quatrième façon de comprendre, comment le même symbole unifie plusieurs niveaux d’expérience ou de représentation : l’extérieur et l’intérieur, le vital et le spéculatif.

Ainsi, de multiples manières, la phénoménologie du symbole fait apparaître une cohérence propre, quelque chose comme un système symbolique ; interpréter à ce niveau, c’est faire apparaître une cohérence.

Telle est la première étape, le premier niveau d’une pensée à partir des symboles. Mais on ne peut y demeurer ; car la question de la vérité n’est pas encore posée. S’il arrive au phénoménologue d’appeler vérité la cohérence propre, la systématicité du monde des symboles, c’est une vérité sans croyance, une vérité à distance, une vérité réduite d’où a été expulsée la question : est-ce que je crois cela, moi ? qu’est-ce que je fais de ces significations symboliques ? Or, cette question ne peut être posée tant que l’on reste au niveau du comparatisme, tant que l’on court d’un symbole à l’autre, sans être soi-même nulle part. Cette étape ne peut être qu’une étape, celle d’une intelligence en extension, celle d’une intelligence panoramique, curieuse, mais non concernée. Il faut maintenant entrer dans un rapport passionné en même temps que critique avec les symboles ; or cela n’est possible que si… je m’engage avec l’exégète dans la vie d’un symbole, d’un mythe. »

– La deuxième étape est constituée par l’ouverture du champ de l’herméneutique proprement dite, c’est-à-dire de l’interprétation appliquée chaque fois à un texte singulier.

« C’est en effet dans l’herméneutique moderne que se nouent la donation de sens par le symbole et l’initiative intelligente du déchiffrage. Elle nous fait participer à la lutte, à la dynamique par laquelle le symbolisme est lui-même en proie à son propre dépassement. C’est seulement en participant à cette dynamique, que la compréhension accède à la dimension proprement critique de l’exégèse et devient une herméneutique. Mais il me faut quitter la position, ou pour mieux dire l’exil, du spectateur lointain et désintéressé, afin de m’approprier chaque fois un symbolisme singulier. C’est alors que se découvre ce que l’on peut appeler le cercle de l’herméneutique, que le simple amateur de mythes élude sans cesse. On peut énoncer brutalement ce cercle : ‘Il faut comprendre pour croire, mais il faut croire pour comprendre’. Ce cercle n’est pas un cercle vicieux, encore moins mortel, c’est un cercle bien vivant et stimulant. Il faut croire pour comprendre : jamais en effet, l’interprète ne s’approchera de ce que dit son texte s’il ne vit dans l’aura du sens interrogé. Et pourtant ce n’est qu’en comprenant que nous pouvons croire, car le second immédiat que nous cherchons, la seconde naïveté que nous attendons, ne nous sont plus accessibles ailleurs que dans une herméneutique ; nous ne pouvons croire qu’en interprétant. Tel est le cercle : c’est la modalité ‘moderne’ de la croyance dans les symboles ; expression de la détresse de la modernité et remède à cette détresse…Ainsi, l’herméneutique acquisition de la ‘modernité’, est un des modes par lesquels cette ‘modernité’ se surmonte en tant qu’oubli du Sacré. Je crois que l’être peut encore me parler, non plus sans doute sous la forme pré-critique de la croyance immédiate mais comme le second immédiat visé par l’herméneutique. Cela dit, l’herméneutique n’est pas encore la réflexion ; elle est solidaire de textes singuliers dont elle règle l’exégèse. »

– La troisième étape de l’intelligence des symboles, l’étape proprement philosophique, c’est celle d’une pensée à partir du symbole.

« Avant même de l’aborder, il faut savoir que ce rapport herméneutique entre le discours philosophique et la symbolique qui l’investit, est menacé de deux contrefaçons :

–        d’une part, il peut se réduire à un simple lien allégorique ; ainsi firent les stoïciens avec les fables d’Homère et d’Hésiode ; le sens philosophique sort victorieux de son enveloppe imaginative ; il était là tout armé comme Minerve dans le crâne de Jupiter ; la fable n’était qu’un vêtement…A la limite, l’allégorisme implique que le sens vrai, le sens philosophique a précédé la fable qui n’a été qu’un déguisement second, un voile intentionnellement jeté sur la vérité pour égarer les simples. Ma conviction est qu’il faut penser non point derrière les symboles, mais à partir des symboles, selon les symboles, que leur substance est indestructible, qu’ils constituent le fond révélant de la parole qui habite parmi les hommes ; bref, le symbole donne à penser.

–        d’autre part, un péril qui nous guette est celui de répéter le symbole dans un mime de la rationalité, de rationaliser les symboles comme tels et ainsi de les figer au plan imaginatif où ils naissent et se déploient. Cette tentation d’une ‘mythologie dogmatique’, c’est celle de la gnose [6]. Entre la gnose et le problème du mal, il y a une alliance inquiétante et proprement égarante ; ce sont les gnostiques qui ont posé dans toute son âpreté pathétique la question : d’où vient le mal ?

Or, en quoi consiste cette puissance d’égarement de la gnose ? En ceci d’abord que, par son contenu, elle s’édifie exclusivement sur le thème tragique de la déchéance, caractérisé par son schème d’extériorité. Le mal, pour la gnose, est dehors : c’est une réalité quasi physique qui investit l’homme de l’extérieur. Du même coup, et c’est le deuxième trait que nous retiendrons, toutes les images du mal, inspirées par ce schème d’extériorité, ‘prennent’ dans cette matérialité représentée ? Ainsi naît une mythologie dogmatique, comme dit Puech, inséparable de sa figuration spatiale et cosmique.

 

Le problème tel qu’il se pose à Paul Ricoeur est donc celui-ci : comment peut-on penser à partir du symbole, sans retourner à la vieille interprétation allégorique , ni tomber dans le piège de la gnose ? Comment dégager du symbole un sens qui mette en mouvement la pensée, sans supposer un sens déjà là, caché , dissimulé, recouvert, ni verser dans le pseudo-savoir d’une mythologie dogmatique ?

[Le philosophe envisage] une autre voie qui serait celle d’une interprétation créatrice, d’une interprétation qui respecte l’énigme originelle des symboles, qui se laisse enseigner par elle, mais qui, à partir de là, promeuve le sens, forme le sens, dans la pleine responsabilité d’une pensée autonome. Comment une pensée peut-elle être à la fois liée et libre ? Comment tenir ensemble l’immédiateté du symbole et la médiation de la pensée ?

C’est cette lutte de la pensée et de la symbolique que Paul Ricoeur a souhaité maintenant explorer, à la faveur du problème exemplaire du mal.

« Tour à tour, en effet, la pensée s’y déploie comme réflexion et comme spéculation.

– la pensée comme réflexion [réfléchissante] est essentiellement démythologisante ; sa transposition du mythe est à la fois une élimination non seulement de sa fonction étiologique mais de son pouvoir de couvrir et de découvrir ; elle n’interprète le mythe qu’en le réduisant à l’allégorie.

Le problème du mal est à cet égard exemplaire : la réflexion sur la symbolique du mal triomphe dans ce que nous appellerons désormais la vision éthique du mal. Cette interprétation philosophante du mal, s’alimente à la richesse des symboles primaires et des mythes, mais elle en continue le mouvement de démythologisation esquissé plus haut. Elle prolonge :

– d’une part, la réduction progressive de la souillure et du péché à la culpabilité personnelle et intérieure ;

– d’autre part, le mouvement de démythologisation de tous les mythes autres

que l’adamique, et réduit celui-ci à une simple allégorie du serf-arbitre.

La pensée comme réflexion [réfléchissante] est à son tour en lutte avec

– la pensée comme spéculation [spéculative] qui veut sauver ce qu’une vision éthique du mal tend à éliminer ; non seulement le sauver, mais en montrer la nécessité[7].

C’est alors que nous nous tournerons vers la vision éthique du mal. »

LA VISION ÉTHIQUE DU MAL

« C’est un niveau qu’il faut atteindre, qu’il faut traverser jusqu’au bout ; un niveau où pourtant l’on ne peut séjourner ; mais c’est de l’intérieur qu’il faudra le dépasser. Pour cela, il faut avoir pensé de part en part une interprétation purement éthique du mal.

J’entends, par vision éthique du mal, une interprétation selon laquelle le mal est repris dans la liberté autant qu’il est possible ; pour laquelle le mal est une invention de la liberté. Réciproquement, une vision éthique du mal est une vision selon laquelle la liberté est révélée dans ses profondeurs comme pouvoir-faire et pouvoir-être ; la liberté que suppose le mal est une liberté capable de l’écart , de la déviation, de la subversion, de l’errance. Cette ‘explication’ mutuelle du mal par la liberté et de la liberté par le mal est l’essence de la vision morale du monde et du mal.

Comment la vision morale du monde et du mal se situe-t-elle par rapport à l’univers symbolique et mythique ? Doublement : c’est d’une part, une radicale démythologisation des mythes dualistes, tragiques et orphiques ; c’est, d’autre part, la reprise du récit adamique dans une ‘philosophie’ intelligible. La vision morale du monde pense contre le mal-substance et selon la chute de l’homme primordial. »

Historiquement, la vision éthique du mal paraît jalonnée par deux grands noms, rarement associés, mais dont Ricoeur a souhaité faire sentir l’intime parenté : Augustin et Kant ; du moins saint Augustin dans sa lutte contre le manichéisme.

L’INTERPRÉTATION AUGUSTINIENNE DU MAL

« Par son côté démythologisant, l’interprétation augustinienne du mal, dans cette lutte, est dominée par cette affirmation : le mal n’a pas de nature, le mal n’est pas quelque chose, il n’est pas matière, il n’est pas substance, il n’est pas monde. La résorption du schème d’extériorité est poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites : non seulement le mal n’a pas d’être, mais il faut supprimer la question : qu’est-ce que le mal ? et lui substituer la question qu’est-ce qui fait le mal ? Il faudra dire que le mal est un ‘rien’, quant à la substance et à la nature.

Ce ‘rien’, hérité du non-être platonicien et du néant plotinien, mais désubstantialisé, doit être maintenant couplé avec les concepts hérités eux aussi de la philosophie grecque, mais d’une autre tradition, celle de l’Ethique à Nicomaque. C’est là, en effet, qu’a été élaborée pour la première fois la philosophie du volontaire et de l’involontaire[8], mais Aristote ne va pas jusqu’à une philosophie radicale de la liberté, il élabore les concepts de ‘préférence’, de choix délibéré, de désir rationnel, non de liberté. On peut affirmer que c’est saint Augustin qui, en mettant en prise directe, si j’ose dire, la puissance de néant contenue dans le mal et la liberté à l’œuvre dans la volonté, a radicalisé la réflexion sur la liberté jusqu’à en faire le pouvoir originaire de dire non à l’être, le pouvoir de ‘défaillir’ (deficere), de ‘décliner’( declinare), de tendre vers le néant (ad non esse).

Mais Augustin, à son époque[9], ne disposait pas de l’appareil conceptuel qui lui aurait permis de rendre compte intégralement de sa découverte. Ainsi, on le voit dans le Contra Felicem, opposer volonté mauvaise et nature mauvaise ; mais le cadre néo-platonicien de sa pensée ne lui permettait pas d’inscrire et de stabiliser l’opposition nature-volonté dans une conception cohérente ; il aurait fallu une philosophie de l’agir et une philosophie de la contingence, où il aurait été dit que le mal surgit comme un événement, comme un saut qualitatif.

En outre, il n’et pas sûr que le concept trop négatif du defectus, de la declinatio, puisse rendre compte de la puissance positive du mal. Il eût fallu s’avancer jusqu’à concevoir la ‘position’ du mal comme un ‘saut’ qualitatif, comme un événement, un instant. Mais alors, pour Ricoeur, Augustin ne serait plus Augustin, mais Kierkegard… »

LA CONCEPTUALISATION, PAR KANT, DU MAL COMME MAL RADICAL

Quelle est maintenant la signification de Kant, et singulièrement de l’Essai sur le mal radical, par rapport aux traités anti-manichéens d’Augustin ? Ricoeur propose que nous nous attachions à les comprendre l’un par l’autre.

« D’abord, Kant élabore le cadre conceptuel qui avait fait défaut à saint Augustin en poussant à bout la spécificité des concepts pratiques : volonté (Wille), arbitre (libre arbitre ou libre choix) (Willkür) maxime de la volonté (Maxim). Cette conceptualisation est achevée dans l’Introduction à la métaphysique des mœurs et dans la Critique de la raison pratique. Par là, Kant réalise l’opposition volonté-nature (opposition potestas/natura) esquissée par Augustin dans le Contra Felicem.

Mais surtout, Kant a élaboré la condition principale d’une conceptualisation du mal comme mal radical, à savoir le formalisme en morale. Ce rapport n’apparaît pas quand on lit l’Essai sur le mal radical en dehors de ses liens avec la Critique de la raison pratique. Or, par le formalisme, Kant achève un mouvement amorcé déjà chez Platon : si l’‘injustice’ peut être la figure du mal radical, c’est que la ‘justice’ n’est pas une vertu parmi les autres, mais la forme même de la vertu, le principe unitif qui de plusieurs fait l’âme une[10].

Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, est aussi en route vers une formalisation du bien et du mal : les vertus sont à la fois définies par leur objet et par leur caractère formel de médiété ; le mal est donc absence de médiété, écart, extrémité dans l’écart. Il est difficile sinon impossible de rester dans le formalisme en éthique, mais sans doute faut-il l’avoir atteint pour pouvoir le dépasser.

Or, le bénéfice de cette formalisation est de construire le concept de la maxime mauvaise comme règle que le libre arbitre se forge lui-même. Le mal ne réside plus du tout dans la sensibilité ; finie la confusion entre le mal et l’affectif, le passionnel. Il est remarquable que ce soit l’éthique réputée la plus pessimiste qui ait achevé ainsi de disjoindre le mal de la sensibilité ; cette disjonction est le fruit du formalisme et de la mise entre parenthèses du désir dans la définition de la bonne volonté. Kant peut dire : ‘Les inclinations naturelles qui résultent de la sensibilité n’ont même pas de rapport direct avec le mal’. Mais le mal ne peut non plus résider dans la subversion de la raison ; un être radicalement hors la loi ne serait plus méchant à force d’être diabolique ; reste que le mal réside dans un rapport, soit la subversion même d’un rapport. C’est ce qui arrive, dit Kant, lorsque l’homme subordonne le pur motif du respect aux motifs sensibles, quand ‘il renverse l’ordre moral des motifs en les accueillant dans ses maximes’. Ainsi le schème biblique de l’écart, opposé au schème orphique de l’extériorité affectante, reçoit son équivalent rationnel dans l’idée kantienne de la subversion de la maxime. Plus précisément même, je vois dans Kant la manifestation philosophique complète de ce que le mal suprême n’est pas l’infraction grossière d’un devoir, mais la malice qui fait passer pour vertu ce qui en est la trahison. Le mal du mal, c’est la justification frauduleuse de la maxime par la conformité apparente avec la loi, c’est le simulacre de la moralité. Kant a, pour la première fois orienté le problème du mal du côté de la mauvaise foi, de l’imposture. Voilà le point extrême de clarté atteint par la vision éthique du mal : la liberté est le pouvoir de l’écart, du renversement de l’ordre. Le mal n’est pas un quelque chose mais la subversion d’un rapport. Mais qui ne voit qu’au moment même où nous disons cela, nous triomphons en quelque sorte dans le vide ? Le prix de la clarté, c’est la perte de la profondeur. »

LE TRAGIQUE DU MAL

« Qu’est-ce qui ne passe pas dans la vision éthique du mal ? Ce qui ne passe pas, ce qui est perdu, c’est cette ténébreuse expérience du mal qui affleure de diverses façons dans la symbolique du mal, et qui constitue à proprement parler le ‘tragique’ du mal.

Au niveau le plus bas de la symbolique, au niveau des symboles primaires, nous avons vu la confession des péchés avouer le mal comme déjà là, mal dans lequel je nais, mal que je trouve en moi en deçà de l’éveil de ma conscience, mal inanalysable en culpabilités individuelles et en fautes actuelles ; il a été montré que le symbole de la ‘captivité’, de l’esclavage, est le symbole spécifique de cette dimension du mal comme puissance qui lie, du mal comme règne.

C’est cette même expérience du mal déjà là, puissant dans mon impuissance, qui suscite tout le cycle des mythes autres que le mythe adamique, qui tous partent d’un schème d’extériorité. Or, ce cycle mythique n’est pas simplement exclu par le mythe adamique, il est d’une certaine façon incorporé, à un rang subordonné, certes, mais non point négligeable : Adam est pour tous les hommes l’homme antérieur et pas seulement l’homme exemplaire ; il est l’antériorité même du mal à l’égard de tout homme ; et il a lui-même son autre, son antérieur dans la figure du serpent, déjà là et déjà rusé. [Or, il a été observé] que la vision éthique du mal ne thématisait que le symbole du mal actuel, l’‘écart’, la ‘déviation contingente’. Ainsi, Adam est vu comme l’archétype, l’exemplaire de ce mal présent, actuel, que nous répétons et imitons chaque fois que nous commençons le mal ; et en ce sens, chacun commence le mal. Mais en commençant le mal, nous le continuons et c’est cela qu’il faut maintenant essayer de dire : le mal comme tradition, comme enchaînement historique, comme règne du déjà là.

[Ce dire] ne va pas sans risques, car en introduisant le schème de l’‘héritage’ et en tentant de le coordonner avec celui de l’‘écart’, la gnose n’est pas loin, gnose entendue au sens le plus large de : 1) de mythologie dogmatique, 2) de réification du mal dans une ‘nature’. C’est en effet le concept de nature qui est proposé ici pour compenser celui de contingence qui a réglé le premier mouvement de la pensée. Ce que nous allons tenter de penser, c’est quelque chose comme une nature du mal, une nature qui ne serait pas nature des choses, mais nature originaire de l’homme, mais nature de la liberté, donc habitus contracté, ‘manière d’être’ devenue de la liberté.

C’est ici que nous retrouvons Augustin et Kant, Augustin quand il passe du mal actuel au péché originel, Kant quand il remonte de la maxime mauvaise du libre arbitre au fondement de toutes les maximes mauvaises.

Or, qu’est-ce que cette analyse intentionnelle fait apparaître ? Ceci : comme concept soi-disant intelligible, le concept de péché originel est un faux-savoir et il doit être assimilé, comme concept épistémologique, aux concepts de la gnose : chute métempirique selon Valentin, agression du royaume des ténèbres selon Mani. Anti-gnostique dans son intention, le péché originel est un concept quasi gnostique dans sa forme. La tâche de la réflexion est ici de le briser comme faux-savoir, afin d’en recueillir l’intention à titre de symbole rationnel insubstituable du mal déjà-là. Faisons ce double mouvement de la réflexion.

Il faut, disions-nous, briser le concept comme faux-savoir : en effet, tel qu’envisagé, l’ ‘augustinisme’ bloque dans une notion inconsistante :

–  d’une part un concept juridique (celui de culpabilité imputable), et un concept biologique (celui d’hérédité).

–  d’autre part la notion même de péché qui nécessite que la faute soit une transgression de volonté : telle a été celle de l’homme compris comme un individu ayant réellement existé à l’origine de l’histoire.

Il faut encore que cette culpabilité imputable soit véhiculée per generationem pour que nous puissions être tous et chacun inculpés ‘en Adam’.

Tout au long de la polémique pélagienne, nous voyons prendre consistance l’idée d’une culpabilité de caractère personnel méritant juridiquement la mort et héritée par naissance à la façon d’une tare. La motivation d’Augustin mérite qu’on s’y arrête. Elle vise essentiellement à rationaliser le thème paulinien le plus mystérieux, celui de la réprobation : ‘J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü’. Puisque Dieu est juste, il faut que la réprobation des petits enfants dans le ventre de leur mère soit juste, que la perdition soit de droit et le salut par grâce ; de là l’idée d’une culpabilité de nature, effective comme un acte, punissable comme un crime, quoique héritée comme une maladie…

Ce qu’il faut pourtant sonder dans le concept de péché originel, ce n’est pas sa fausse clarté, mais sa ténébreuse richesse analogique. Sa force est de renvoyer intentionnellement à ce qu’il y a de plus radical dans la confession des péchés, à savoir que le mal précède ma prise de conscience, qu’il est inanalysable en fautes individuelles, qu’il est mon impuissance préalable. Il est à ma liberté ce que ma naissance est à ma conscience actuelle, à savoir toujours déjà là ; naissance et nature sont ici des concepts analogiques ; l’intention du pseudo-concept de péché originel est alors celle-ci : incorporer à la description de la volonté mauvaise, telle qu’elle a été élaborée contre Mani et la gnose, le thème d’une quasi-nature du mal. La fonction insubstituable du concept est alors d’intégrer le schème de l’héritage à celui de la contingence. Il y a là quelque chose de désespéré au point de vue de la représentation conceptuelle, et d’irremplaçable au point de vue métaphysique. C’est dans la volonté même qu’il y a de la quasi-nature ; le mal est une sorte d’involontaire au sein même du volontaire , non plus en face de lui, mais en lui, et c’est cela le serf-arbitre.  

En ce qui concerne Kant, son Essai sur le mal radical présente l’intérêt philosophique d’avoir opéré la critique du péché originel et d’en avoir tenté la ‘déduction’ ; le mal de nature y est compris comme la condition de possibilité de maximes mauvaises, comme leur fondement.

A ce titre, le penchant au mal est ‘intelligible’. Kant dit : ‘Si le Dasein de ce penchant peut être montré par des preuves empiriques du conflit dans le temps, la nature et le fondement de ce penchant doivent être reconnus a priori, car c’est un rapport de la liberté à la loi dont le concept est chaque fois non-empirique’ (La Religion dans les limites de la simple raison, p.56). L’expérience ‘confirme’ nos jugements, mais elle ‘ne peut jamais découvrir la racine du mal dans la maxime suprême du libre-arbitre par rapport à la loi, car il s’agit d’une action intelligible précédant toute expérience’(ibid.,p.60, note 1). Ainsi est écarté tout naturalisme dans la conception d’un penchant ‘naturel’, ‘inné’ au mal ; il peut être dit donné ‘avec ma naissance,’quoique la naissance n’en soit pas la cause ; il est plutôt une ‘manière d’être de la liberté qui lui vient de la liberté’. L’idée d’une habitude ‘contractée’ du libre-arbitre fournit ainsi le symbole de la conciliation de la contingence et de l’antécédence du mal[11]. 

Arrivés à ce point, nous pouvons légitimement nous demander pourquoi la réflexion réduit la richesse symbolique qui pourtant n’a cessé de l’instruire…Nous n’avons pas manqué d’observer comment et en quoi une symbolique purement anthropologique était déjà sur la voie de l’allégorie et annonçait une vision éthique du monde et du mal. On comprend dès lors que la résistance du symbole à la réduction allégorisante procède de la face non éthique du mal. C’est la masse des autres mythes qui protège le symbole adamique contre toute réduction moralisante ; et c’est, au sein même du symbole adamique, la figure tragique du serpent qui le protège contre toute réduction moralisante. C’est pourquoi il faut prendre ensemble tous les mythes du mal ; c’est leur dialectique même qui est instructive.

De même donc que la figure du serpent, à l’intérieur du mythe adamique, donne un coup d’arrêt à la démythologisation des mythes babyloniens, de même le péché originel marque, à l’intérieur de la vision éthique du monde, la résistance du tragique à l’éthique. Mais est-ce bien le tragique qui résiste ? Il faudrait plutôt dire que c’est un aspect irréductible à l’éthique et complémentaire à toute éthique, qui a trouvé une expression privilégiée dans le tragique. Car l’anthropologie tragique est inséparable, nous l’avons vu, d’une théologie tragique ; et celle-ci est, dans son fond, inavouable. Aussi la philosophie ne peut-elle réaffirmer le tragique comme tel sans se suicider. La fonction du tragique est de mettre en question l’assurance, la certitude de soi, la prétention critique, on oserait même dire la présomption de la conscience morale qui s’est chargée de tout le poids du mal. Beaucoup d’orgueil se cache peut-être dans cette humilité. C’est alors que les symboles tragiques parlent dans le silence de l’éthique humiliée ; ils parlent d’un ‘mystère d’iniquité’ que l’homme ne peut entièrement prendre en charge, dont la liberté ne peut rendre raison en tant qu’elle le trouve déjà en elle. De ce symbole, il n’y a pas de réduction allégorique. Mais, dira-t-on, les symboles tragiques parlent d’un mystère divin du mal. Peut-être faut-il en effet enténébrer aussi le divin que la vision éthique a réduit à la fonction moralisante du Juge. Contre le juridisme de l’accusation et de la justification, le Dieu de Job parle ‘du fond de la tempête’.

En son fond, la symbolique du mal n’est jamais purement et simplement symbolique de la subjectivité, du sujet humain séparé, de la prise de conscience, de l’homme scindé de l’être, mais symbole de la suture de l’homme à l’être. Il faut alors accéder à ce point où le mal est l’aventure de l’être, fait partie de l’histoire de l’être. »

L’INSONDABLE CONTINGENCE DU MAL

Dans son essai La Religion dans les limites de la simple raison[12], Kant, à la différence de toute ‘gnose’ qui prétend savoir l’origine, reconnaît qu’il débouche sur l’inscrutable et l’insondable : « Quant à l’origine rationnelle de ce penchant au mal, elle demeure pour nous impénétrable parce qu’elle doit nous être imputée et que par suite ce fondement suprême de toutes les maximes exigerait, à son tour, l’admission d’une mauvaise maxime » (p. 63). Plus fortement encore : « Il n’existe donc pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir »(p.65). Selon Paul Ricoeur, l’‘inscrutable’ de Kant consiste précisément en ceci que le mal qui toujours commence par la liberté soit toujours déjà là pour la liberté, qu’il soit acte et habitus, surgissement et antécédence. Et c’est là, d’évidence, une transposition philosophique de la figure mythique du serpent ; le serpent représentant le ‘toujours déjà là’ du mal, de ce mal qui pourtant est commencement, acte, détermination de la liberté par elle-même’.

« Toute possibilité de penser, s’interroge Paul Ricoeur, est-elle donc éteinte avec le non-savoir concernant l’origine du fondement des maximes mauvaises ? La lutte entre la rigueur réflexive et la richesse symbolique s’éteint-elle avec le retour impénétrable de la chute ? »

Il ne le pense pas. Selon lui « un hiatus demeure entre, d’une part, la compréhension que nous pouvons avoir de la nature essentielle de l’homme et, d’autre part, l’aveu de cette insondable contingence du mal. Est-il possible de laisser côte à côte la nécessité de la faillibilité et la contingence du mal ? »

LE RÔLE DES SYMBOLES DE LA FIN

« Or, il apparaît que nous avons négligé toute une dimension des symboles de rang mythique, à savoir que les symboles du ‘commencement’ ne reçoivent leur sens complet que de leur relation à des symboles de la ‘fin’ : purification de la souillure, rémission des péchés, justification du coupable. Les grands mythes sont même, d’un seul jet, mythes du commencement et de la fin : ainsi la victoire de Mardouk dans le mythe babylonien, la réconciliation dans le tragique et par le tragique, le salut par la connaissance de l’âme exilée, enfin la rédemption biblique jalonnée par les figures de la fin : le roi des derniers temps, le serviteur souffrant, le Fils de l’Homme, le second Adam, type de l’homme à venir. Ce qui est remarquable dans ces représentations symboliques, c’est que le sens procède de la fin vers le commencement, d’arrière en avant. Alors la question se pose : qu’est ce que cet enchaînement de symboles, qu’est-ce que ce mouvement rétrograde donne à penser ? N’invite-t-il pas à passer de la contingence du mal à une certaine ‘nécessité du mal ? »

PASSER DE LA CONTINGENCE DU MAL A UNE CERTAINE NÉCESSITÉ DU MAL

« C’est la plus grande tâche, mais aussi la plus périlleuse pour une philosophie instruite par les symboles. C’est la tâche la plus périlleuse : comme il a été dit plus haut, la pensée s’avance entre les deux abîmes de l’allégorie et de la gnose. La pensée réfléchissante côtoie le premier abîme, la pensée spéculative côtoie le second. C’est pourtant la plus grande tâche, car le mouvement qui, dans la pensée symbolique va du commencement du mal à sa fin, paraît bien supposer l’idée que tout cela a finalement un sens, qu’une figure signifiante se dessine impérieusement à travers la contingence du mal, bref que le mal appartient à une certaine totalité du réel. Une certaine nécessité…Une certaine totalité… Mais pas n’importe quelle nécessité, pas n’importe quelle totalité. Les schèmes de nécessité que nous pouvons mettre à l’épreuve doivent satisfaire à une bien étrange exigence ; le nécessaire n’apparaît qu’après coup, vu de la fin, et ‘en dépit’ de la contingence du mal. Saint Paul, semble-t-il, invite à une telle recherche lorsqu’il confronte les deux figures, celle du premier Adam et celle du second Adam, le type du vieil homme et le type de l’homme à venir. Il ne se borne pas à les comparer et à les opposer : ‘comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui assure la vie’ (Rom., 5,18) ; outre le parallélisme, il y a, d’une figure à l’autre mouvement, progrès, renchérissement. ‘Si par la faute d’un seul la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus sur la multitude’ (verset 15). ‘Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé’ (verset 20). Ce ‘combien plus’, cette ‘surabondance’, désignent une grande tâche pour la pensée.

Or, il faut bien avouer qu’aucune grande philosophiede la totalité n’est en mesure de rendre raison de cette inclusion de la contingence du mal dans un dessein signifiant. Ou bien, en effet, la pensée de la nécessité laisse tomber en dehors d’elle la contingence, ou bien elle l’inclut si parfaitement qu’elle élimine entièrement le ‘saut’ du mal qui se pose et le ‘tragique’ du mal qui se précède toujours lui-même. Le premier cas, c’est celui des grands systèmes non-dialectiques, ceux de Plotin et de Spinoza, par exemple. L’un et l’autre ont connu quelque chose de ce problème, mais sans pouvoir en rendre compte à l’intérieur du système. Le second cas est celui de la philosophie dialectique de la nécessité de Hegel dont on aurait pu attendre mieux ; bien que le mal soit reconnu et intégré dans la Phénoménologie de l’esprit, ce n’est plus à vrai dire comme mal, mais comme contradiction ; sa spécificité se trouve noyée dans la fonction universelle de la négativité. »

DEUXIÈME PARTIE : L’ACCUSATION

DÉMYTHISER LE MYTHE

Le double mouvement de la démythisation de l’accusation

Dans cette deuxième partie de la « Symbolique du mal », Paul Ricoeur entend poursuivre la question de la culpabilité non plus du côté de l’aveu, mais du côté de l’accusation. Il compte y introduire les points nouveaux que la lecture récente de Freud lui a fait découvrir.

« D’emblée, cette perspective de l’accusation – plus précisément de l’instance accusatrice – lui est apparue propice à l’émergence de la ‘démythisation’ dans sa double fonction.

Démythiser, pour lui, en effet, c’est effectuer un double mouvement de la volonté:

–  le premier consiste à vouloir détruire le mythe en tant que mythe, par la démystification ; le ressort de ce renoncement, c’est la conquête d’une pensée, d’une volonté désaliénées[13].

–  le second vise à libérer le fond symbolique du mythe ; ce que l’on défait dans ce cas, c’est moins le mythe que la rationalisation qui le tient captif – le pseudo-logos du mythe ; le ressort de cette découverte, c’est la conquête de la puissance révélante que le mythe dissimule sous le masque de l’objectivation[14].

Le philosophe qu’il est « ne saurait se contenter de juxtaposer simplement les deux modalités de la démythisation ; il doit en construire la relation en déterminant la problématique sur la base de laquelle il devient possible d’articuler systématiquement démystification et démythologisation, renoncement au mythe et reconquête du fond symbolique ».

Cette problématique proprement philosophique qui doit régler son travail de pensée lui semble ne pas correspondre à l’obligation morale de Kant sous son double aspect de formalisme et de contrainte. La double élimination du désir qu’elle entraîne lui paraît, en effet, être l’illusion majeure de la morale kantienne.

Dans ce qui va suivre, l’ambition de Paul Ricoeur est d’associer et d’incorporer ce double mouvement de la démythisation – le renoncement à la fable et la reconquête du symbole – à un travail réflexif visant à dégager la question originaire de l’éthique.

Dans un premier temps, sera cherchée la portée proprement philosophique de l’herméneutique destructrice appliquée au thème de l’accusation[15].

Dans un deuxième temps sera cherchée la portée proprement philosophique de l’herméneutique positive appliquée au même thème[16].

Alors seulement, et ce sera le troisième temps, on pourra se demander ce que devient l’aveu du mal lorsque l’instance de l’accusation aura traversé la crise de la démystification et que le problème éthique aura été replacé dans la lumière d’un kérygme qui ne condamne pas mais qui appelle à la vie.

DÉMYSTIFICATION DE L’ACCUSATION

OPPOSITION DE MÉTHODE ENTRE KANT ET FREUD POUR L’INTERPRÉTATION DE L’ACCUSATION

«  Il s’est constitué, à la suite de la critique hégélienne, ce qui pourrait être appelé une accusation de l’accusation. Elle se déploie à travers Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud. »

En raison de ses études antérieures, Paul Ricoeur a choisi de se livrer à la critique freudienne, dans le but d’y amorcer la critique de l’obligation kantienne. De l’énorme dossier freudien qui va de Totem et Tabou à Malaise dans la civilisation, il a retenu le choc en retour de la psychanalyse du Surmoi sur la critique de l’obligation. Il partira donc du divorce méthodologique entre Freud et Kant.

« Pour lui, le bénéfice fondamental de la psychanalyse est d’inaugurer ce que l’on pourrait tenir pour impossible, à savoir une généalogie du soi-disant principe de la moralité. Là où la méthode kantienne discerne une structure primitive, irréductible, une autre méthode discerne une instance dérivée, acquise…Or cette autre méthode [et c’est le cas pour Freud] n’est plus une réflexion sur les conditions de possibilité, mais une interprétation, une herméneutique portant sur les figures dans lesquelles s’investit l’instance de la conscience jugeante[17]. On ne saurait donc séparer la généalogie freudienne de la méthode herméneutique qui suscite une structure à double sens, là où une simple axiomatique de l’intention volontaire ne discerne qu’une forme simple, la forme de la moralité en général.

Cette opposition entre méthode généalogique et méthode formelle, se poursuit en profondeur. Le recours à la philologie est en même temps la mise en œuvre d’un soupçon qui déplace le sens apparent vers un autre texte que le premier dissimule. L’introduction de la dissimulation dans la sphère de la bonne conscience marque un retournement décisif. La conscience jugeante devient conscience jugée ; le tribunal est soumis à une critique du second degré qui replace la conscience jugeante dans le champ du désir, d’où l’analyse formelle de Kant avait tenté de l’éloigner. L’obligation, interprétée comme accusation, devient une fonction du désir et de la crainte. »

Reste à examiner les conséquences de cette opposition de méthode pour l’interprétation de l’accusation. Paul Ricoeur a retenu pour la suite de l’analyse quatre traits qu’il a ordonnés du plus superficiel au plus profond.

Premier trait. 

–  La démystification est obtenue d’abord par la convergence de plusieurs analyses cliniques : entre crainte de conscience et crainte tabou, entre scrupule et névrose obsessionnelle, entre vigilance morale et folie de l’observation, entre remords et mélancolie, entre sévérité morale et masochisme. Ce réseau d’analogies dessine une sorte de pathologie du devoir, là même où Kant parlait seulement de pathologie du désir. Selon cette nouvelle pathologie, l’homme est un être malade du sublime.

Deuxième trait.

–  La démystification se poursuit par l’évolution de la précédente parenté descriptive, vers une filiation génétique, dans la mesure où l’on considère l’histoire exemplaire de l’individu ou de l’espèce. Ce qui distingue le génétisme freudien de tout autre, c’est qu’il s’élabore au niveau du fantasme, par le jeu des substitutions figurées ; il redécouvre ainsi un lien entre l’impératif et le figuratif, qui place l’instance de l’obligation dans les structures signifiantes du discours. Au centre de ce système symbolique, domine la figure du père du complexe d’Œdipe que Freud appelle souvent complexe paternel. L’institution de la loi se trouve ainsi couplée à un système figuratif , à une ‘scène primitive’ – le meurtre du père –, qui, aux yeux d’un Kant, ne pourrait apparaître que comme constitution empirique de l’homme ; c’est précisément cette constitution contingente qui se révèle être, pour une méthode exégétique, structure fondatrice et finalement destin irréductible, comme l’atteste la parenté avec la tragédie de Sophocle. Là donc où Kant dit : loi, Freud dit : père. La différence entre formalisme et exégèse est ici criante. Pour l’herméneutique de l’accusation, la loi formelle est une rationalisation seconde , finalement un substitut abstrait où se dissimule le drame concret, souligné par quelques signifiants- clé en nombre limité : naissance, père, mère, phallus, mort…

Troisième trait.

–  De la parenté descriptive, par la filiation génétique, il faut aller jusqu’à la dérivation économique de l’instance de l’accusation, qui peut être appelée maintenant surmoi, afin de la traiter comme une différenciation du monde intérieur : le surmoi, aime à dire Freud, est plus près du monde obscur des pulsions que ne l’est le moi, dont la fonction de conscience, fonction essentiellement superficielle, représente le monde extérieur. On connaît l’analyse de le Moi et le ça ; l’hypothèse d’une répartition économique de l’énergie libidinale entre le ça et le surmoi a une signification profonde : c’est de l’étoffe de nos désirs que sont faits nos renoncements. L’analogie entre conscience morale et structure mélancolique est à cet égard très éclairante : elle permet de rapprocher, au point de vue économique, l’instance morale de l’objet archaïque perdu et installé dans le moi intérieur.

Quatrième et dernier trait.

–  Dans la figure surdéterminée et ambivalente du père, se croisent deux fonctions : la fonction de répression et la fonction de consolation. C’est la même figure qui menace et qui protège ; sur la même figure se nouent la crainte de la punition et le désir de la consolation. C’est ainsi que pourra dériver, par une suite de substitutions et d’équivalences, la figure cosmique du dieu , dispensateur de la consolation, à l’égard d’un homme resté enfant et livré à la dureté de la vie. C’est pourquoi le ‘renoncement au père’ sera aussi renoncement à la consolation. Ce renoncement n’est pas le moindre, car nous préférons la condamnation morale à l’angoisse d’une existence non protégée et non consolée. Tous ces traits – et le dernier plus que tous – font que la démystification ressemble à un travail de deuil. »

REMONTÉE DE LA MORALE DE L’OBLIGATION À UNE ÉTHIQUE DU DÉSIR D’ÊTRE

« La critique freudienne de l’accusation a une signification philosophique qu ‘il s’agit maintenant de dégager. Elle peut être résumée dans cette formule : remonter de la morale de l’obligation à une éthique du désir d’être ou de l’effort pour exister.

Or cette signification philosophique ne saurait résulter de la critique freudienne ; c’est au contraire l’éthique du désir qui décide du sens de la critique. Rien, en effet, n’y est résolu ; et même tout reste à faire après elle. Que signifie l’analogie de la conscience morale et des diverses structures pathologiques qui en sont l’équivalent clinique ? Que signifie la filiation génétique si la source de la moralité reste étrangère au désir, comme l’est le père du fantasme oedipien ? Que signifie l’identification à ce père, s’il est vrai qu’il y a deux identifications : un désir cannibale d’avoir, de posséder, et un désir d ‘être comme, de ressembler ? Il faut l’avouer, la généalogie suffit à détrôner le prétendu absolu de l’obligation, mais l’origine qu’elle désigne n’est pas un originaire.

C’est la tâche du philosophe d’articuler la démystification de l’accusation sur une problématique de l’originaire éthique, dont l’horizon a seulement été dégagé par la destruction des fausses transcendances.

C’est dans la ligne d’une philosophie réflexive qu’il faut chercher cet originaire éthique. C’est, en effet, une philosophie du sujet mais non nécessairement une philosophie de la conscience ; une philosophie où la question du sujet est la question centrale ; une philosophie où la question : ‘Qui est celui qui parle ?’ est l’origine vers laquelle nous remontons. Cette hypothèse de travail, représente l’ensemble des deux mouvements de la démythisation : la destruction du mythe comme fausse transcendance de l’obligation, et la libération du potentiel symbolique du kérygme[18].

L’originaire éthique est donc à la charnière des deux mouvements de pensée de la destruction mythique et de l’instruction symbolique. »

Les nuisances d’un principe ‘formel’ de l’obligation

« L’Ethique spinoziste, c’est l’appropriation de notre effort pour exister, dans son procès entier de l’esclavage à la béatitude. Or, cela, une réflexion sur l’obligation d’abord le cache. Elle dissimule les dimensions propres de l’agir humain sous des catégories formelles, dérivées des structures de l’objectivité dans une critique de la connaissance. Le parallèle injustifié des deux Critiques kantiennes, impose un départage entre a priori et a posteriori, contraire à la structure intime de l’agir. Le principe de la moralité est ainsi coupé de la faculté de désirer. Cette mise hors jeu de la faculté de désirer, considérée dans toute son ampleur, conduit à récuser le bonheur, dénoncé comme principe ‘matériel’ de détermination du vouloir, et à isoler abstraitement un principe ‘formel’ de l’obligation. »

Comment accéder à une dialectique de l’agir ?

« La démystification de l’accusation a pour conséquence philosophique de remettre en question ce privilège du formalisme comme première démarche de l’éthique. Le formalisme, en réalité, nous apparaît comme une rationalisation seconde, obtenue par simple transposition, sur le plan pratique, de la critique de la connaissance et de la distinction du transcendantal et de l’empirique ; cette transposition méconnaît entièrement la spécificité de l’agir par rapport au connaître. Il faut donc renoncer à toute opposition du style forme-matière, qui tient aux opérations constitutives de la vérité et à accéder à une dialectique de l’agir, dont le thème central serait le rapport de l’opération à l’œuvre, du désir d’être à son effectuation. »

Comprendre que le conatus est en même temps érôs

« Dire effort, dire aussi désir, afin de placer, à l’origine de la réflexion éthique, l’identité de l’effort, au sens du conatus spinoziste, et de l’érôs, tant platonicien que freudien. Par effort, il faut entendre, comme Spinoza dans l’Ethique, la position d’existence, l’affirmation d’être, en tant qu’elle enveloppe un temps indéfini, une durée qui n’est autre que la continuation même de l’existence. C’est ce positif de l’existence qui fonde l’affirmation la plus originaire, le ‘Je suis’ que Fichte appelait le jugement thétique. C’est cette affirmation qui nous constitue et dont nous sommes de multiples manières dépossédés ; c’est cette affirmation qui est à conquérir et à reconquérir sans cesse indéfiniment, bien qu’elle soit inamissible, inaliénable, originaire.

Mais cet effort, en même temps qu’il est affirmation, est d’emblée différence de soi, manque, désir de l’autre. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le conatus est en même temps érôs ; l’amour, dit Platon dans Le Banquet, est amour de quelque chose, de quelque chose dont il est dépourvu, dont il manque. L’affirmation de l’être dans le manque d’être, tel est l’effort dans sa structure la plus originaire.

En quoi cette affirmation originaire fonde-t-elle une éthique ?

En ceci que le ‘Je suis’ est à lui-même sa propre exigence : il a à être ce qu’il est originairement . Le devoir n’est qu’une péripétie de l’exigence et de l’aspiration. Comme dit Nabert :’La position d’être, la conscience la doit au rapport que soutient son désir avec une certitude première, dont la loi n’est que la figure. L’ordre du devoir contribue à révéler au moi un désir d’être dont l’approfondissement se confond avec l’éthique elle-même’[19]. »

LE NOYAU KÉRYGMATIQUE DE L’ÉTHIQUE

« La réorientation du problème éthique à partir du désir d’être, et non plus de l’obligation pure, nous permet de poser en termes nouveaux la question du noyau religieux de l’éthique…La restitution du fondement éthique à notre désir d’être nous permet d’entrevoir une suture d’un nouveau genre entre l’événement de l’Evangile et notre moralité. Suivons saint Paul lorsqu’il ordonne toute sa théologie morale autour du conflit de la loi et de la grâce, ou l’auteur de l’Epître aux Hébreux, lorsqu’il réorganise les significations majeures de l’Ancien Testament autour de la foi et non de la loi : ‘C’est par la foi, dit-il, qu’Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage…c’est par la foi qu’Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac.’

Penser le noyau religieux de l’éthique comme commandement, avant son commencement dans un événement divin, c’est peut être cela le mythe de la religion morale, le mythe dont il y a , dont il doit y avoir démystification. Et c’est peut-être à partir de cette démystification que peut être retrouvé l’événement, le pur événement du kérygme, et son rapport à l’origine de notre désir d’être. »

Pour sa part, Ricoeur laissera l’éthique dans son élément anthropologique, reliera la notion de valeur à la dialectique d’un principe d’illimitation lié au désir d’être, et d’un principe de limitation lié aux œuvres, aux institutions, aux structures de la vie économique politique et culturelle. Il ne projettera pas au ciel la Valeur, l’idole de la Valeur.

« S’il est un événement, s’il est un commencement, s’il est un mystère historique qui n’est annoncé et attesté que dans l’élément du témoignage, c’est celui d’un kérygme qui replace l’homme – l’homme et sa loi, l’homme et son éthique – dans une histoire du salut, c’est-à-dire dans une histoire où tout peut être perdu et où tout peut être sauvé ; ou plutôt dans une histoire où tout est déjà perdu à partir d’un événement qui arrive sans cese, la chute, et dans une histoire où tout est déjà sauvé, à partir d’un événement sans cesse remémoré et signifié, la mort du Juste. C’est cette mise en situation de l’homme et de son éthique humaine par rapport à l’interpellation évangélique qui constitue le moment kérygmatique de l’éthique.

Dès lors, la tâche d’une théologie morale est de penser, aussi loin qu’il est possible, le rapport du kérygme, non point d’abord avec l’obligation, mais avec le désir dont l’obligation est une fonction seconde. Il n’est pas dit que nous ne retrouverons pas quelque chose comme ‘l’obéissance’ – Abraham obéit deux fois – à l’appel de partir, et à l’appel d’offrir Isaac, mais il s’agit de toute autre chose que d’une sacralisation de l’obligation morale. Il s’agit, comme Kierkegaard l’a vu, d’une obéissance d’au-delà de la suspension de l’éthique, d’une obéissance ‘absurde’, en rapport à la singularité d’un appel et d’une exigence qui rend le croyant étranger et voyageur sur la terre et qui, par conséquent, ouvre la béance de son désir : ce que, dans un langage quasi gnostique, l’auteur de l’Epître aux Hébreux appelle l’aspiration à une ‘patrie meilleure’. C’est dans l’origine, dans le vide et dans la tension du désir , que le moment kérigmatique de l’éthique doit être retrouvé. C’est parce que le kérigme a rapport à la ‘singularité’ du départ et de ‘l’offrande’, comme l’histoire d’Abraham le rappelle, et non point à la généralité de la loi – c’est parce quil est le rapport singulier d’un événement singulier à l’historicité de notre désir –, qu’il n’est accessible qu’au témoignage. »

S’il en est ainsi, qu’est-ce qu’une philosophie de la religion et de la foi peut dire ? Le départage entre philosophie et théologie, Ricoeur propose de le faire de la manière suivante : la théologie porte sur les relations d’intelligibilité dans l’élément du témoignage : c’est une logique de l’interprétation christologique des évènements du salut. En disant cela, il reste foncièrement anselmien et barthien : la théologie est un intellectus fidei. La philosophie de la foi et de la religion est autre chose : ce que la théologie ordonne au foyer christologique du témoignage, la philosophie de la religion l’ordonne au désir d’être de l’homme. Et ici, il n’hésite pas à dire qu’il retrouve les analyses kantiennes, celles de La Religion dans les limites de la simple raison, et il les retrouve, dans la limite même où elles sont discordantes par rapport au formalisme. 

Kant deux fois suivi : d’abord dans sa définition de la fonction éthique de la religion, ensuite dans sa définition du contenu représentatif de la religion.

« Pour Kant, la religion a une fonction éthique irréductible à La Critique de la raison pratique, irréductible mais non point étrangère. Elle a pour thème ‘l’objet entier de la volonté’ ; ce thème est distinct du ‘principe de la moralité’, lequel fait l’objet d’une simple analytique. C’est sur la dialectique que s’articule la problématique de la religion, puisque la dialectique concerne l’exigence de la raison dans l’ordre pratique, à savoir ‘la totalité inconditionnée de l’objet de la raison pure pratique’. C’est dans le champ de contradiction de cette requête qu’il faut placer la religion et qu’il faudra tout à l’heure replacer le mal. Que Kant ait conçu cet objet entier de la volonté comme synthèse de la vertu et du bonheur, importe moins que l’exigence de totalité qui nous place dans le champ d’une question irréductible à tout autre. Dans le langage même de Kant, la question : ‘que puis-je espérer ?’ est d’une autre nature que la question : ‘que dois-je faire ?’. Dans la mesure où la religion est le lieu de cette question, elle n’est pas un simple doublet de la morale, comme elle le serait si elle se bornait à énoncer le devoir comme un ordre divin ; à ce titre, elle ne serait qu’une pédagogie, et une pédagogie du ‘comme si’ : obéis comme si Dieu Lui-même te commandait. Mais le commandement est replacé dans une problématique nouvelle, lorsqu’il devient un moment de l’espérance : celle de participer au royaume de Dieu, d’entrer dans le royaume de la réconciliation…Si, en effet, l’espérance s’ajoute au devoir, comme est distincte la question : ‘que puis-je espérer ?’ de la question : ‘que dois-je faire ?’, l’accomplissement qui fait l’objet de la promesse a le caractère d’un don entremêlé au ‘faire’ humain et à sa moralité. Dès lors, l’aliénation religieuse est une aliénation propre à la dimension de la promesse ; ce que Kant dénonce comme ‘mysticisme et fanatisme de prêtre’ tient à la problématique de la totalisation et de l’accomplissement, qui est elle-même spécifique de la religion. C’est un point qui n’a pas été assez souligné, le problème du mal chez Kant, n’est pas seulement en rapport avec l’Analytique, c’est-à-dire avec la démonstration régressive du principe formel de la moralité, mais avec la Dialectique, c’est-à-dire avec la composition et la réconciliation de la raison et de la nature. Le mal vraiment humain concerne les synthèses prématurées, les synthèses violentes, les court-circuits de la totalité ; il culmine dans le sublime , avec la ‘présomption’ des théodicées, dont la politique moderne nous offre de si nombreux succédanés. Mais cela est possible, précisément parce que la visée de la totalité est une visée irréductible et qu’elle ouvre l’espace d’une Dialectique de la volonté totale, irréductible à la simple Analytique de la volonté bonne. Il y a bien des synthèses perverses, parce qu’il y a une question authentique de la synthèse, de la totalité, ce que Kant appelle l’objet entier de la volonté.

Nous n’avons encore défini que la possibilité la plus générale de la religion avec la question ‘que puis-je espérer ?’ Il nous reste à aborder la question centrale de la philosophie de la religion qui est celle-ci : comment une volonté est-elle affectée, dans son désir le plus intime, par la représentation de ce modèle, de cet archétype de l’humanité agréable à Dieu, que le croyant appelle Fils de Dieu ?

Comme on sait, la christologie de Kant n’est pas sans nous rappeler celle de Spinoza ; à ce titre, elle paraît satisfaire à ce que requiert une philosophie de la religion. Comme Spinoza, Kant ne pense point que l’homme puisse produire de lui-même l’idée d’un juste souffrant qui offre sa vie pour tous les hommes. Certes, le théologien n’admettra point la réduction à une idée de ce qui ne peut être qu’événement ; et nous pouvons bien dire que cette réduction est conforme au formalisme et à toute la mentalité abstraite du kantisme, philosophie qui méconnaît la dimension du témoignage, dans la mesure où, plus généralement, elle méconnaît la dimension de l’historicité. Aussi n’est-ce que comme un quasi-événement que le philosophe peut se représenter cet avènement de l’idée du Fils de Dieu dans la volonté humaine. Mais, si une théologie ne peut prendre son parti de cette infirmité du kantisme, la philosophie peut s’en satisfaire : son problème c’est l’affection de la volonté humaine par cet archétype dans lequel se schématise le bon principe. Or, à cet égard, le kantisme est d’une netteté absolue : ‘Cette idée, dit Kant, a pris place dans l’homme sans que nous comprenions comment la nature humaine a seulement pu être susceptible de l’accueillir.’ Ainsi, le Christ de Kant concerne notre méditation, dans la mesure précise où Il n’est pas le héros du devoir, mais le symbole de l’accomplissement. Il n’est pas l’exemple du devoir, mais l’exemplaire du souverain bien. »

Ce que Ricoeur dit dans son langage : « Pour le philosophe, le Christ est le schème de l’espérance ; il ressortit à une imagination mythico-poétique, qui concerne l’achèvement du désir d’être.

Cela ne suffit pas au théologien, qui se demande comment le schème s’enracine dans le témoignage historique d’Israël, et comment la génération apostolique a pu le reconnaître dans le ‘Verbe fait chair’. Mais cela suffit au philosophe qui a maintenant de quoi élaborer une conception kérygmatique de l’éthique qui ne soit plus, dans son principe, une sacralisation de l’interdiction. La religion – ou plutôt ce qui dans la religion est foi – n’est pas dans son essence condamnation, mais ‘bonne nouvelle’ ; en témoignant de l’événement christique, elle offre à la réflexion et à la spéculation philosophiques un analogon du souverain bien, un schème de la totalité. Bref, la foi donne à penser au philosophe un autre objet que le devoir, elle lui offre la représentation d’une promesse. Du même coup, elle engendre une problématique originale : celle du rapport entre l’imagination productrice de tels schèmes et l’élan même de notre désir. A la problématique abstraite du formalisme se substitue la problématique concrète de la genèse du désir ; cette genèse du désir, cette poétique de la volonté, la foi la donne à comprendre dans le symbole de l’homme nouveau et dans tous les symboles de la seconde naissance, de la régénération, qu’il faudrait dès lors ressaisir dans leur puissance instauratrice, par-delà tout allégorisme moralisant. »

LE MAL COMME PROBLÈME KÉRYMATIQUE

« Nous aurons réussi dans notre entreprise de démystifier l’accusation et nous aurons entièrement reconquis la dimension kérymatique de l’éthique, lorsque nous aurons replacé l’objet même de l’accusation – la culpabilité – dans le champ du kérygme, dans la lumière de la promesse.

Tant que la religion n’est qu’un doubmet de l’accusation, tant qu’elle se borne à sacraliser l’interdiction, le mal reste lui-même transgression, désobéissance au commandement divin. La démystification de de l’accusation doit aller jusqu’à la démystifigation de la transgression. La dimension religieuse du mal n’est pas là. Ici encore saint Paul a dit l’essentiel : le péché, ce n’est pas la transgression, c’est le couple de la loi et de la convoitise, à partir de quoi il y a transgression. Le péché c’est de rester dans l’économie périmée de la loi, où le commandement excite la convoitise. Le contraire du péché n’est pas la moralité mais la foi.

Il faut donc procéder au renversement entier de la problématique . Le mal n’est pas la première chose que nous comprenons, mais la dernière ; il n’est pas le premier article du Credo mais le dernier. Une réflexion antécédante sur l’origine du mal n’est pas religieuse parce qu ‘elle va chercher un mal radical derrière les maximes mauvaises ; elle n’est même pas religieuse parce qu’elle discerne un inscrutable qui ne peut être énoncé que mythiquement. Ce qui qualifie comme religieuse cette méditation, c’est une entière réinterprétation de nos notions de mal et de culpabilité à partir du kérygme. »

C’est pourquoi Ricoeur parle d’interprétation kérygmatique du mal,  réinterprétation du mal qui ne serait autre que cette réinterprétation récurrente du mal à partir du kérygme évangélique. Si ce mouvement rétrograde de l’eschatologie vers la genèse ne doit pas constituer un retour en arrière honteux, il doit satisfaire à trois conditions :

1. Il faut d’abord que se maintienne sans relâche la pression de la démystification appliquée à l’accusation ;

2. Il faut en outre que cette démystification de l’accusation reste couplée à celle de la consolation ;

3. Il faut enfin qu’elle procède du foyer kérygmatique de la foi, c’est-à-dire de la bonne nouvelle que Dieu est amour.

Trois points qu’il faut reprendre :

1. Que signifie le sentiment du mal une fois démystifiée l’accusation ? Cette première question concerne ce que l’on pourrait appeler l’épigénèse du sentiment de culpabilité…[Il apparaît] que celle-ci ne peut être atteinte que par le moyen indirect d’une exégèse , au sens diltheyen du mot, d’une exégèse des textes de la littérature pénitentielle. C’est là qu’une histoire exemplaire de la culpabilité se constitue. L’homme accède à la culpabilité adulte lorsqu’il se comprend lui-même selon les figures de cette histoire exemplaire.

La question posée par la démythisation du mal est alors celle-ci : par-delà la démystification de l’accusation, le fantasme de ‘scène primitive’ peut-il être réinterprété en symbole de l’origine ?…Cette création culturelle sur la base d’un fantasme constitue ce qui peut être appelé la fonction symbolique. Il s’agit de la reprise d’un fantasme de scène primitive, converti en instrument de découverte et en exploration des origines.

Grâce à ces représentations ‘détectrices’, l’homme dit l’instauration de son humanité. Ainsi, les récits de lutte de la littérature babylonienne et hésiodique, les récits de chute de la littérature orphique, les récits de faute primitive et d’exil de la littérature hébraïque, peuvent être traités, à la façon de Otto Rank, comme une sorte d’onirisme collectif ; mais cet onirisme n’est pas un mémorial de la préhistoire ; ou plutôt, à travers sa fonction vestigiale, le symbole montre à l’œuvre une imagination des origines…Cette intentionnalité nouvelle, par laquelle le fantasme est interprété symboliquement, est suscitée par le caractère même du fantasme, en tant qu’il parle d’origine perdue, d’objets archaïques perdus, de manque inscrit dans le désir. Ce qui suscite le mouvement sans fin de l’interprétation, ce n’est pas le plein du souvenir, mais son vide, sa béance. L’ethnologie, la mythologie comparée, l’exégèse biblique le confirment : chaque mythe est la réinterprétation d’un récit antérieur. Les interprétations d’interprétations peuvent donc très bien opérer sur des fantasmes assignables à des âges différents et à des stades différents de la libido. Mais l’important est moins cette ‘matière impressionnelle’ que le mouvement de l’interprétation inclus dans la promotion de sens et qui en constitue la nouveauté intentionnelle. Le mythe peut ainsi recevoir une signification théologique, comme on voit dans les récits bibliques d’origine, par le moyen de cette correction sans fin, devenue concertée, puis systématique.

Il semble donc qu’on doit faire converger deux méthodes : l’une, proche de la psychanalyse qui montre les conditions de la réinterprétation du fantasme en symbole, l’autre plus proche de l’exégèse textuelle, qui montre cette promotion de sens à l’œuvre dans les grands textes mythiques. Prises séparément ces deux méthodes sont impuissantes, car le mouvement du fantasme au symbole ne peut être reconnu que par la médiation des documents de culture, plus précisément des textes qui sont l’objet direct de l’herméneutique, selon l’instruction de Dilthey…

En retour, une exégèse textuelle reste en l’air, sans signification pour nous, tant que les ‘figuratifs’ qu’elle commente ne sont pas insérés dans le dynamisme affectif et représentatif ; la tâche ici est de montrer comment les productions culturelles, d’une part prolongent des objets archaïques perdus, d’autre part transgressent la fonction de simple retour du refoulé. La prophétie de la conscience n’est pas extérieure à son archéologie . Le symbole est un fantasme désavoué et surmonté, mais non point aboli. C’est toujours sur quelque trace de mythe archaïque que sont greffées les significations symboliques appropriées à l’interprétation réflexive.

Finalement, c’est dans l’élément de la parole que se déploie cette promotion de sens : la conversion du fantasme et celle de l’affect sont seulement l’ombre portée sur le plan imaginaire et pulsionnel, de la conversion de sens. Si une épigénèse de l’affect et de l’image sont possibles, c’est parce que la parole est l’instrument de cette herménéia, de cette interprétation qu’est en lui-même le symbole par rapport au fantasme.

Il ressort de cette exégèse indirecte, irréductible à toute introspection directe, que la culpabilité progresse en franchissant deux seuils : le premier est celui de l’injustice – au sens platonicien – et de la ‘justice’ des prophètes juifs…La conscience d’injustice constitue la première création de sens par rapport à la crainte de vengeance, à la peur d ‘être puni. Le second seuil est celui du péché du juste, du mal de propre justice. Dans cette présomption de l’honnête homme, la conscience fine découvre le mal radical ; à ce second cycle se rattachent les maux les plus subtils, ceux que Kant rapportent par ailleurs à la prétention de la conscience empirique à dire la totalité, à en imposer aux autres sa propre vision.

Il apparaît que le sexuel n’est pas au centre de cette exégèse de la culpabilité véritable ; la culpabilité sexuelle doit elle-même être réinterprétée. Tout ce qui garde la trace d’une condamnation de la vie doit être éliminé d’une interprétation qui doit procéder entièrement de la considération du rapport à autrui.

Et si le sexuel n’est plus au centre, c’est parce que le lieu d’où procède le jugement n’est plus l’instance parentale, ni aucune instance dérivée de la figure du père ; c’est la figure du prophète , figure hors famille, hors politique, hors culture, figure eschatologique par excellence.

2. Mais la culpabilité n’est rectifiée que si la consolation traverse elle-même une ascèse radicale. Le dieu moral, en effet, est aussi le dieu providentiel, comme l’atteste la vieille loi de rétribution que déjà discutaient les sages de Babylone. C’est le dieu qui règle le cours physique des choses selon les intérêts moraux de l’humanité. Il faut atteindre le point où l’ascèse de la consolation prend la tête de l’ascèse de la culpabilité, conduisant le deuil de la punition et de la récompense.

Or, c’est encore la littérature qui jalonne cette ascèse : la littérature de la sagesse. Sous ses formes archaïques, la ‘sagesse’ est une longue méditation sur la prospérité des méchants et le malheur des justes. Cette littérature sapientiale, reprise et transposée dans le registre de la pensée réflexive, est essentielle à la rectification de l’accusation. Elle aussi porte un deuil, le deuil de la récrimination. C’est à partir de ce renoncement à la récrimination que la critique de l’accusation peut elle-même être portée à son point extrême. C’est elle, en effet, qui fait apparaître la conscience jugeante comme conscience impure. Sous la récrimination de la conscience jugeante, est démasquée la puissance du ressentiment qui est tout à la fois une haine très dissimulée et un hédonisme retors.

Cette critique de la conscience jugeante, à son tour, donne accès à une nouvelle forme du conflit interne entre foi et religion. C’est la foi de Job affrontée à la religion de ses amis. C’est maintenant la foi qui opère l’iconoclasme, au lieu de le subir. En se faisant elle-même critique de la conscience jugeante la foi reprend à son compte la critique de l’accusation. C’est la foi elle-même qui accomplit la tâche que Freud appelait ‘renoncement au père’. Job, en effet, ne reçoit aucune explication quant au sens de sa souffrance ; sa foi est seulement soustraite à toute vision morale du monde. En retour, il ne lui et montré que la grandeur du tout sans que le point de vue fini de son désir en reçoive directement un sens. Une voie est ainsi ouverte : celle de la réconciliation non narcissique ; je renonce à mon point de vue, j’aime le tout, tel qu’il est.

3. La troisième condition pour une réinterprétation kérygmatique du mal est que la figure symbolique de Dieu ne conserve de la théologie de la colère que ce qui peut être assumé dans la théologie de l’amour.

Qu’est-ce à dire ? Ricoeur ne pense point que toute sévérité soit abolie. Le ‘bon Dieu’, pour lui, est plus dérisoire que le Dieu caché de la colère. IL y a aussi une épigénèse de la colère de Dieu. Qu’est-ce que la colère de l’amour ? C’est peut être ce que saint Paul appelle contrister l’Esprit. La tristesse de l’amour est plus difficile à supporter que la colère d’un père magnifié. Ce n’est plus la crainte de la punition – en langage freudien, la peur de castration – qui l’habite, mais la crainte de n’aimer pas assez, de n’aimer pas droitement. C’est là le dernier stade de la crainte, de la crainte de Dieu. En même temps serait accompli le mot de Nietzsche : ‘Seul le Dieu moral est réfuté’.

Le caractère problématique de ce troisième thème ne peut être occulté du fait qu’il se trouve au point de convergence de deux sublimations : celle de l’accusation, celle de la consolation. Or, ces deux sublimations opèrent la suspension de l’éthique dans des sens apparemment inconciliables. La première, celle de l’accusation met sur la voie de Kierkegaard, la deuxième, celle de la consolation, met sur la voie de Spinoza. Une théologie de l’amour aurait pour tâche d’en montrer l’identité. C’est pourquoi le thème du Dieu d’amour devrait être le point fort de toute cette dialectique ; loin d’être la perte dans l’effusion, la noyade dans la sentimentalité, une telle théologie aurait pour tâche d’attester l’unité profonde entre les deux modalités de suspension de l’éthique, l’identité profonde du Toi suprême et du Deus sive natura. C’est peut-être ici que la figure du père, désavouée et surmontée comme fantasme, perdue comme idole, ressuscite comme symbole. Mais elle n’est alors que le surplus de sens visé par ce théorème du livre V de l’Ethique spinoziste : ‘L’amour intellectuel de l’âme envers Dieu est une partie de l’amour infini duquel Dieu s’aime lui-même – quo Deus seipsum amat.

Le dernier stade de la figure du père c’est le seipsum spinoziste. Le symbole du père n’est plus du tout celui d’un père que je puisse avoir ; à cet égard le père est non père ; mais il est la similitude du père, conformément à laquelle le renoncement au désir n’est plus mort, mais amour, au sens encore du corollaire du théorème spinozite : ‘L’amour de Dieu envers les hommes et l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu sont une seule et même chose’.

Comment les deux modalités de la suspension de l’éthique – celle de l’accusation et celle de la consolation – sont-elles la même ? Le comprendre est la tâche de l’amour intellectuel. La présente thèse est ici que cette compréhension reste intelligence de la foi dans la rectification sans fin de ses symboles. Intelligence : car il lui faut lutter sans trêve avec l’antinomie ; foi – et plus encore amour – ; car ce qui meut cette compréhension, c’est le travail sans relâche de purification appliqué au désir et à la crainte. C’est seulement dans la lumière de l’amour intellectuel de Dieu que l’homme peut être accusé droitement et consolé en vérité. »

CONCLUSION

Vouloir extirper le mal, non pas comme violation du droit, mais comme intention impure, c’est se livrer au mortel conflit de la conscience jugeante et de la conscience jugée[20].

« Or ce conflit trouve son issue dans une théorie non du châtiment, mais de la consolation appelée ‘pardon’. La certitude morale (le Gewissen) ne peut donc plus conduire du crime au châtiment selon une logique de l’identité, mais au déchirement intérieur. C’est alors la conscience jugeante qui devra prendre l’initiative de rompre l’enfer de la punition ; elle devra se découvrir hypocrite et dure ; hypocrite parce qu’elle s’est retirée de l’action et de toute affectivité ; dure, parce qu’elle a rejeté l’égalité avec la conscience agissante. Il ne lui reste donc qu’une issue : non la punition qui reste le point de vue de la conscience jugeante, mais le pardon, par lequel la conscience jugeante renonce à la particularité et à l’unilatéralité de son jugement…

Le moment de réconciliation, que la Phénoménologie plaçait au tournant de la théorie de la culture et de la théorie de la religion, est plein de sens. Si l’on reporte ce développement sur celui qui lui correspond dans les Principes de la philosophie du droit[21], on comprend que le problème de la peine ne trouve plus de place dans la sphère de la moralité subjective[22]. La logique du crime et du châtiment garde un sens seulement juridique, mais non point moral. Dès que l’on parle de mal et non plus de crime, de mal moral et non plus de violation du droit, on entre dans les antinomies de la subjectivité infinie : la conscience du mal, lorsqu’elle n’ a plus l’appui du droit abstrait, sans avoir encore celui de la moralité objective, c’est-à-dire celui de la communauté concrète, est trop ‘subjective’ pour développer une logique objective. A cet égard, le paragraphe 139 de la Philosophie du droit, consacré au mal moral, n’est pas en reste sur la Phénoménologie de l’esprit : la logique de l’injustice et de la peine ne peut plus être extrapolée au plan de la conscience subjective, parce que la réflexion et le mal ont la même origine, à savoir la séparation entre la subjectivité et l’universel. C’est pourquoi dit Hegel, la certitude morale est elle-même ‘sur le bord de tomber dans le mal ‘. Etrange paradoxe, en vérité : la réflexion est condamnée à vaciller en ce point ou la conscience du mal et la conscience comme mal deviennent indiscernables. Ce point d’indécision réside précisément ‘dans la certitude existant pour soi, connaissant et décidant pour soi’. On peut certes en conclure, avec saint Paul, Luther et Kant, que le mal est nécessaire, c’est-à-dire ‘que l’homme est mauvais à la fois en soi ou par nature, et par sa réflexion en soi-même’. Mais aucune logique de la peine ne peut procéder d’un mal qui n’a plus de mesure objective dans le droit. Ici la contradiction est stérile. C’est pourquoi la conscience du mal ne se résout plus dans un châtiment égal à la faute, mais dans la décision de ne pas se tenir à cette ‘étape de la scission’ ; le dépassement n’est pas dans la punition, mais dans l’abandon du point de vue de la subjectivité.

Alors que la Phénoménologie de l’esprit débouchait dans la problématique du pardon, à travers la dialectique de la conscience jugeante et de la conscience jugée, la Philosophie du droit sort du bourbier de la conviction subjective par le côté de la moralité objective, c’est-à-dire d’une théorie de l’Etat. Mais le sens profond est le même : la punition consacrait la distance de la conscience jugeante et de la conscience jugée ; l’au-delà de la punition, c’est l’égalisation des deux consciences, la réconciliation qu’on appelle ‘pardon’ dans le langage de la religion, ou ‘communauté’ dans le langage de la moralité objective, c’est-à-dire finalement de la politique. »

 

TABLE

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : L’AVEU (expérience de la conscience jugée)

L’ordre du symbole :

La structure des symboles primaires

La spécificité des symboles mythiques

Une philosophie par les symboles :

Les trois étapes de l’intelligence des symboles

La vision éthique du mal

L’interprétation augustinienne du mal

La conceptualisation, par Kant, du mal comme mal radical

Le traégique du mal

L'insondable contingence du mal

Le rôle des symboles de la fin

Passer de la contingence du mal à une certaine nécessité du mal

SECONDE PARTIE : L’ACCUSATION (expér. de la conscience jugeante)

Démythiser le mythe

Démystification de l'accusation

Opposition de méthode entre Kant et Freud pour l’interprétation de l’accusation

Remontée de la morale de l’obligation à une éthique du désir d’être

Le noyau kérygmatique de l'éthique

Le mal comme problème kérygmatique

CONCLUSION

TABLE

 



[1] Herméneutique des symboles…I, in Le conflit des interprétations, Seuil, Paris 1969, pp.283-284.
[2] Surprenante équivoque du mot symbole !
[3] Une approche réflexive, par le détour d’une herméneutique des symboles culturels, non seulement tient face à l’herméneutique freudienne ou jungienne, mais ouvre un vrai débat d’herméneutique à herméneutique. Le mouvement de régression à l’archaïque, à l’infantile, à l’instinctuel, doit être confronté à ce mouvement de progression, de synthèse ascendante, de la symbolique de l’aveu.
[4] La captivité d’Egypte puis celle de Babylone.
[5] Paul Ricoeur, à propos du mythe de la peine, a fait remarquer que « certains mythes n’adviennent pas sous la forme d’un récit mais d’une loi. Certes, on trouve toujours des récits d’instauration qui racontent comment la loi a été donnée une première fois aux hommes, comment tel rituel a été une première fois fondé, pourquoi tel châtiment efface la souillure, pourquoi tel sacrifice vaut châtiment et purification. Mais la forme du récit n’est ici que la forme extérieure d’une forme intérieure qui est la loi. Le mythe de la peine a ce privilège, entre tous, de révéler la loi qui gît au cœur de tout récit d’instauration, la loi qui ancre le temps historique dans le temps primordial. Mais, en retour, étrange raison qui fonde l’entendement diviseur dans une loi qui ne relève pas d’une logique d’idées mais d’une logique de puissances ; par la peine, une puissance de souillure est annulée par une puissance de purification. »
[6] On ne saurait exagérer l’importance historique de ce mouvement de pensée, qui a couvert trois continents, régné sur de nombreux siècles, animé la spéculation de tant d’esprits avides de savoir, de connaître et d’être sauvés par la connaissance.
[7] Le péril spécifique de la pensée spéculative, c’est la gnose.
[8] Eth. Nic., livre III.
[9] Chez saint Augustin, s’est élaboré avec difficulté le concept de defectus, comme celui d’un consentement négativement orienté ; le néant désignant non pas ontologiquement un contre-pôle de0 l’être, mais une direction existentielle, l’inverse de la conversion, une aversio a Deo qui est le moment négatif de la conversio ad creaturam.
Ainsi Augustin apercevait-il à ce moment que la confession du mal doit aller jusqu’à des concepts impossibles… On le discerne dans le contra Fortunatum : « S’il est vrai que la cupidité est la racine de tous les maux, c’est en vain que nous chercherons au-delà quelqu’autre sorte de mal ». Plus tard, il dira à julien d’Esclane : « Tu cherches d’où est venue la volonté mauvaise ? Tu trouveras l’homme » (contra Julianum, chap.41). De plus, la marche au néant – le ad non esse du mal – est difficilement distingué du ex nihilo de la créature, qui désigne seulement son défaut d’être propre, sa dépendance comme créature. Augustin, en définitive, n’avait pas de quoi conceptualiser la position du mal. Aussi a-t-il dû reprendre le ex nihilo de la doctrine de la création, qui avait servi à combattre l’idée d’une matière incréée, et en faire un ad non esse, un mouvement vers le néant, pour combattre l’idée d’une matière du mal. Mais ce néant d’inclination restera toujours mal distingué, dans une théologie d’expression néo-platonicienne, du néant d’origine qui désigne seulement le caractère total, sans reste, de la création.
[10] République, Livre IV.
[11] Par penchant (propensio), Kant entend ‘le fondement subjectif de la possibilité d’une inclination (appétit habituel, concupiscentia) en tant que contingente pour l’humanité en général’.
[12] Editions Vrin, 1952.
[13] Le positif de cette destruction est la production d’une anthropogénèse, manifestation de l’homme comme production de l’existence humaine.
[14] Le positif de cette destruction, c’est l’instauration de l’existence humaine à partir d’une origine dont elle ne dispose pas mais qui lui est annoncée symboliquement dans une parole fondatrice.
[15] Sera montré que ce qui peut et doit être démystifié, c’est la fausse transcendance de l’impératif ; ainsi sera libéré l’horizon pour une interrogation plus primitive, plus fondamentale qui découvrirait l’essence de l’éthique dans notre désir d’être, dans notre effort pour exister.
[16] L’éthique du désir procurera ainsi l’articulation, le nœud , le socle philosophique pour le double procès de la démythisation.
[17] « Si je dis : l’accusation est le non-dit de l’obligation, l’accusation est le sous-entendu de l’obligation, ce non-dit, ce sous-entendu ne sont accessibles à aucune analyse directe ; c’est une interprétationn, c’est une proposition herméneutique ; elle suppose que l’on substitue à la méthode formelle, empruntée à une axiomatique de la connaissance de la nature, une méthode de déchiffrage, tirée de la philologie et de l’exégèse. Le kantisme procède d’une analyse catégorielle, le freudisme d’une analyse philologique. C’est pourquoi ce qui est premier pour l’une peut-être dérivé pour l’autre, ce qui est principe pour l’une peut être généalogie pour l’autre.
[18] C’est un mystère historique qui replace l’homme – l’homme et sa loi, l’homme et son éthique – dans une histoire du salut, c’est-à-dire dans une histoire où tout est déjà perdu à partir d’un événement qui arrive sans cesse, la chute, et dans une histoire où tout est déjà sauvé, à partir d’un événement sans cesse remémoré et signifié, la mort du Juste.
[19] Eléments pour une éthique, Aubier-Montaigne, 1962, p. 137.
[20] Ce texte de Paul Ricoeur est inclus dans son essai d’herméneutique intitulé : Interprétation du mythe de la peine, dans Le conflit des interprétations, Editions du Seuil 1969, pp.358-359.
[21] Les Principes de la philosophie du droit renvoient expressément à la Phénoménologie de l’esprit, à la fin des paragraphes 135 et 140.
[22] Hegel parle une fois du crime, mais pour dire qu’il ne faut pas faire intervenir la psychologie du criminel dans l’imputation du crime : « Dire que le criminel, au moment de son action, doit s’être représenté clairement son caractère injuste et coupable pour qu’on puisse la lui imputer comme crime, c’est poser une exigence qui semble lui sauvegarder le droit de la subjectivité, mais qui dénie en réalité sa nature intelligente immanente ». Ainsi la subjectivité ne doit pas être rétrospectivement projetée dans la sphère du droit abstrait. Hegel ajoute : « La sphère où ces circonstances peuvent entrer en considération pour atténuer la peine n’est pas celle du droit, c’est celle de la grâce ». N’est-il pas légitime de rapprocher cette remarque de la dialectique du mal et du pardon dans la Phénoménologie de l’esprit ? La seule projection possible de la moralité subjective sur le droit abstrait, ce n’est pas la moralisation de la peine mais le pardon lui-même ; mais, du même coup, nous sortons du droit pur.


Date de création : 23/11/2005 - 22:02
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:45
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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