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ESSAI D’HERMÉNEUTIQUE

de PAUL RICOEUR

Inclus dans « Le conflit des interprétations », essais d’herméneutique,

aux éditions du Seuil, Paris 1969

 

INTRODUCTION

En prélude à cet essai d’herméneutique, il est nécessaire de présenter au lecteur ce qui, selon Paul Ricoeur, est à l’origine de cette interprétation de la réalité et comment la philosophie s’y trouve impliquée. Le document qu’il a rédigé à cette intention – « Existence et Herméneutique » – s’attache à montrer comment la phénoménologie (celle de l’inconscient, celle de l’esprit, celle de la religion) constitue la structure d’accueil naturelle de l’herméneutique.

I. L’origine de l’herméneutique

Comme l’affirme Paul Ricoeur, « le problème herméneutique s’est d’abord posé dans les limites de l’exégèse, c’est-à-dire dans le cadre d’une discipline qui se propose de comprendre un texte, de le comprendre à partir de son intention, sur le fondement de ce qu’il veut dire ».

Le texte, en lui-même, n’est jamais un ‘électron libre’. Face à lui, la première question qui se pose est le Quid ? le ‘en vue de quoi’ a-t-il été écrit ? Première question liée immédiatement au ‘cadre’ dans lequel il a été produit, et à partir duquel il peut être interprété valablement : était-ce à « l’intérieur d’une communauté, d’une tradition ou d’un courant de pensée vivante, [autant de lieux] où se développent des présupposés et des exigences ». Ainsi, précise l’auteur, « la lecture des mythes grecs dans l’école stoïcienne [se faisait-elle] sur la base d’une physique et d’une éthique philosophique, impliquant une herméneutique très différente de l’interprétation rabbinique de la Thora dans la Halacha ou la Haggada ».  

En quoi les débats exégétiques concernent-ils la philosophie ?

« [Tout d’abord] en ceci que l’exégèse implique toute une théorie du signe et de la signification, comme on le voit par exemple dans le De Doctrina christiana de saint Augustin. Plus précisément, si un texte peut avoir plusieurs sens, par exemple un sens historique et un sens spirituel, il faut recourir à une notion de signification beaucoup plus complexe que celle des signes dits univoques que requiert une logique de l’argumentation ?

Enfin, le travail même de l’interprétation révèle un dessein profond, celui de vaincre une distance, un éloignement culturel, d’égaler le lecteur à un texte devenu étranger, et ainsi d’incorporer son sens à la compréhension présente qu’un homme peut prendre de lui-même. »

Ce qu’est l’herméneutique, et quand y-a-t-il herméneutique ?

Paul Ricoeur nous l’indique en quelques mots : « C’est le discours signifiant qui est hermenẽia (terme qui nous vient d’Aristote), qui ‘interprète’ la réalité, dans la mesure même où il dit ‘quelque chose de quelque chose’ ; il y a herméneutique parce que l’énonciation est une saisie du réel par le moyen d’expressions signifiantes, [qui n’a rien à voir avec] de soi-disant ‘impressions venues des choses mêmes’.

Telle est la première et la plus originaire relation entre le concept d’interprétation et celui de compréhension, telle qu’elle fait communiquer les problèmes techniques de l’exégèse textuelle aux problèmes plus généraux de la signification et du langage. »

Quand le problème herméneutique est-il devenu, dans les faits, un problème philosophique ?

« L’exégèse, in fine, ne devait susciter une herméneutique générale « qu’à travers un second développement, celui de la philologie classique et des sciences historiques à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème siècle.

C’est avec Schleiermacher et Dilthey que le problème herméneutique devint véritablement un problème philosophique. A ce moment de la philosophie positiviste, le problème de Dilthey était de donner au ‘Monde de l’Esprit’ une validité comparable à celle des sciences de la nature. Posé en ces termes, d’après Ricoeur, « le problème était épistémologique : il s’agissait d’élaborer une critique de la connaissance historique qui soit aussi forte que la critique kantienne de la connaissance de la nature, et de subordonner à cette critique les procédés épars de l’herméneutique classique (loi de l’enchaînement interne du texte, loi du contexte, loi de l’environnement géographique, ethnique, social, etc.). Mais la solution du problème excédait les ressources d’une simple épistémologie ; l’interprétation qui, pour Dilthey, s’attache aux documents fixés par l’écriture, est seulement une province du domaine beaucoup plus vaste de la compréhension, laquelle va d’une vie psychique à une autre vie psychique qui lui est étrangère. Le problème herméneutique se trouve ainsi tiré du côté de la psychologie. »

Ce qui se trouve mis en jeu dans la compréhension historique

« Comprendre, c’est pour un être fini, se transporter dans une autre vie ; la compréhension historique met ainsi en jeu tous les paradoxes de l’historicité : comment un être historique peut-il comprendre historiquement l’histoire ? A leur tour, ces paradoxes renvoient à une problématique beaucoup plus fondamentale : comment la vie en s’exprimant peut-elle s’objectiver ? Comment, en s’objectivant, porte-t-elle au jour des significations susceptibles d’être reprises par un autre être historique, qui surmonte sa propre situation historique ?

Un autre problème majeur auquel nous ne saurons échapper (dixit Ricoeur), celui du rapport entre la force et le sens, entre la vie porteuse de significations et l’esprit capable de les enchaîner dans une suite cohérente. Si la vie n’était pas originairement signifiante, la compréhension serait à jamais impossible ; mais pour que cette compréhension puisse être fixée, ne faut-il pas reporter dans la vie elle-même cette logique du développement immanent que Hegel appelait le Concept ? Ne faut-il pas se donner, même subrepticement, toutes les ressources d’une philosophie de l’esprit, au moment où l’on fait une philosophie de la vie ? Telle est la difficulté majeure qui peut justifier que l’on cherche la structure d’accueil du côté de la philosophie de l’existence – la phénoménologie. »

II. La greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie

Deux manières de fonder l’herméneutique dans la phénoménologie

Ricoeur nous apprend qu’il y a deux manières de fonder l’herméneutique dans la phénoménologie : la voie courte et la voie longue, voies qui, toutes deux, ont pour ambition de porter la réflexion au niveau d’une ontologie.

– La voie courte est celle d’une ontologie de la compréhension, à la manière de Heidegger. Rompant avec les débats de méthode, elle se porte d’emblée au plan d’une ontologie de l’être fini, pour y retrouver le comprendre, non plus comme un mode de connaissance, mais comme un mode d’être. On se transporte dans cette ontologie de la compréhension par un soudain retournement de la problématique.

A la question [à quelle condition un sujet connaissant peut-il comprendre un texte ou l’histoire ?] on substitue la question [qu’est-ce qu’un être dont l’être consiste à comprendre ?]. Le problème herméneutique devient ainsi une province de l’Analytique de cet être , le Dasein, qui existe en comprenant.

– La voie longue (proposée par Ricoeur) est celle d’une ontologie où l’on pénètre par degrés, en suivant les requêtes de la sémantique (chap.III) puis de la réflexion (chap.IV).

C’est le désir même de cette ontologie qui meut cette entreprise et qui lui donne de ne pas s’enliser.

Quelles sont les exigences de cette seconde ontologie de la compréhension ?

« Dans la quête de la seconde ontologie de la compréhension, il faut :

. renoncer à l’idée que l’herméneutique puisse être une méthode digne de lutter à armes égales avec les sciences de la nature.

. rester dans les présuppositions de la connaissance objective et dans les préjugés de la théorie de la connaissance kantienne (s’interroger sur l’être en sortant délibérément du cercle enchanté de la problématique du sujet et de l’objet).

. s’interroger sur cet être qui est le de tout être, sur le Dasein, c’est-à-dire sur cet être qui existe sur le mode de comprendre l’être. Comprendre n’est plus alors un mode de connaissance mais un mode d’être, le mode de cet être qui existe en connaissant. »

Où la compréhension historique passe du mode de la connaissance au mode d’être

« [Il faut d’abord constater que rien ne s’oppose à ce passage], puisqu’il correspond au vœu de Dilthey dans la mesure où, chez lui, la vie est le concept majeur ; dans son œuvre même, la compréhension historique n’est pas exactement le pendant de la théorie de la nature. Le rapport entre la vie et ses expressions était bien plutôt la racine commune du double rapport de l’homme à la nature et de l’homme à l’histoire. Si l’on suit cette suggestion, le problème n’est donc pas de renforcer la connaissance historique en face de la connaissance physique mais de creuser sous la connaissance scientifique, prise dans toute sa généralité, pour atteindre une liaison de l’être historique à l’ensemble de l’être, qui soit plus originaire que le rapport sujet-objet de la théorie de la connaissance.(…)

Avant l’objectivité, il y a l’horizon du monde ; avant le sujet de la théorie de la connaissance, il y a la vie opérante, que Husserl appelle quelquefois anonyme, non qu’il revienne par ce détour à un sujet impersonnel kantien, mais parce que le sujet qui a des objets est lui-même dérivé de la vie opérante. On voit à quel degré de radicalité le problème de la compréhension et celui de la vérité sont portés. La question de l’historicité n’est plus celle de la connaissance historique conçue comme méthode ; elle désigne la manière dont l’existant ‘est avec’ les existants ; la compréhension n’est plus la réplique des sciences de l’esprit à l’explication naturaliste ; elle concerne une manière d’être auprès de l’être, préalable à la rencontre d’étants particuliers. Du même coup le pouvoir de la vie de prendre librement distance à l’égard d’elle-même, de se transcender, devient une structure de l’être fini. Si l’historien peut se mesurer à la chose même, s’égaler au connu, c’est parce que lui et son objet sont tous deux historiques. L’explicitation de ce caractère historique est donc préalable à toute méthodologie. Ce qui était une borne à la science – savoir l’historicité de l’être – devient une constitution de l’être. Ce qui était un paradoxe – savoir l’appartenance de l’interprète à son objet – devient un trait ontologique.

Telle est la révolution qu’introduit une ontologie de la compréhension ; le comprendre devient un aspect du ‘projet’ du Dasein et de son ‘ouverture à l’être’. La question de la vérité n’est plus la question de la méthode, mais celle de la manifestation de l’être, pour un être dont l’existence consiste dans la compréhension de l’être.(…). » 

Pourquoi Ricoeur propose-t-il de renoncer à la voie courte au profit de la voie longue ?

Parce qu’il a constaté « qu’avec la manière radicale d’interroger qui était celle d’Heidegger, les problèmes qui sont mis en mouvement, sont non seulement non résolus, mais perdus de vue. » 

« Sans doute [Heidegger] n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer notre œil et réorienter notre regard ; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire. Mais il ne nous donne aucun moyen de montrer en quel sens la compréhension proprement historique est dérivée de cette compréhension originaire ». Ce qui, malgré la force extraordinaire de séduction de cette ontologie fondamentale, amène Ricoeur à préconiser d’articuler autrement le problème herméneutique à la phénoménologie (choix de la voie longue) :

« Ne vaut-il pas mieux dès lors partir des formes dérivées de la compréhension, et montrer en elle les signes de leur dérivation ? Cela implique que l’on prenne son départ au plan même où la compréhension s’exerce, c’est-à-dire au plan du langage » .

III . Le plan sémantique

« Si donc une nouvelle problématique de l’existence doit pouvoir être élaborée, indique Ricoeur, ce ne peut être qu’à partir et sur la base de l’élucidation sémantique du concept d’interprétation commune à toutes les disciplines herméneutiques. Cette sémantique s’organise autour du thème central des significations à sens multiple ou multivoques, ou encore, dirons-nous, à sens symbolique ».

Recherche du nœud sémantique de toute herméneutique, générale ou particulière, fondamentale ou spéciale

L’exégèse.

Celle-ci nous a déjà accoutumés à l’idée qu’un texte a plusieurs sens, que ces sens sont imbriqués l’un dans l’autre, que le sens spirituel est ‘transféré’ du sens historique (ou littéral) par surcroît de sens de celui-ci.

Schleiermacher et Dilthey.

Eux aussi nous ont appris à considérer les textes, les documents, les monuments comme des expressions de la vie fixées par l’écriture : (l’exégèse refait le trajet inverse de cette objectivation des forces de la vie dans les connexions psychiques, puis dans les enchaînements historiques).

Nietzsche.

De son côté, il a traité les valeurs comme des expressions de la force et de la faiblesse, de la volonté de puissance qu’il faut interpréter ; bien plus chez lui, c’est la vie elle-même qui est interprétation : la philosophie devient ainsi elle-même interprétation des interprétations.

Freud.

Il a, quant à lui, examiné sous le titre de ‘travail de rêve’ une suite de procédés qui ‘transposent’ un sens caché, lui font subir une distorsion, qui tout à la fois montre et cache le sens latent dans le sens manifeste ; il a suivi les ramifications de cette distorsion dans les expressions culturelles de l’art de la morale et de la religion, et constitué ainsi une exégèse de la culture très comparable à celle de Nietzsche.

L’analyse de ces différentes interprétations fait apparaître qu’il existe bien un nœud sémantique de toute herméneutique ; « il apparaît que l’élément commun, celui qui se retrouve partout, de l’exégèse à la psychanalyse, c’est une certaine architecture du sens, qu’on peut appeler double-sens ou multiple-sens, dont le rôle est chaque fois, quoique de manière différente, de montrer en cachant. C’est donc dans la sémantique du montré-caché, dans la sémantique des expressions multivoques, que l’on voit se resserrer cette analyse du langage. »

Modalités de l’expression symbolique

« Le champ sémantique est doublement délimité : du côté du symbole et du côté de l’interprétation.

Symbole :

« J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier. » Cette circonscription des expressions à double-sens constitue proprement le champ herméneutique.

Interprétation :

« L’interprétation est le travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale ».

Symbole et interprétation deviennent ainsi des concepts corrélatifs ; il y a interprétation là où il y a sens multiple, et c’est dans l’interprétation que la pluralité des sens est rendue manifeste.

De cette double délimitation du champ sémantique résulte un certain nombre de tâches dont un bref inventaire peut être dressé. En ce qui concerne les expressions symboliques, la tâche de l’analyse linguistique est double : lister le plus exhaustivement possible les formes symboliques en vue de déterminer ensuite la structure commune à ces diverses modalités de l’expression symbolique (symboles cosmiques que porte au jour une phénoménologie de la religion – symbolisme onirique révélé par la psychanalyse avec tous ses équivalents dans le folklore, les légendes, les dictons, les mythes – créations verbales du poète, selon le fil conducteur des images sensorielles, visuelles, acoustiques ou autres).

En dépit de leur enracinement différent dans les valeurs physionomiques du cosmos, dans le symbolisme sexuel, dans l’imagerie sensorielle, tous ces symbolismes ont leur avènement dans l’élément du langage. »

En complément des modalités de l’expression symbolique, intervient la critériologie et l’étude des procédés de l’interprétation

« Cette énumération des modalités de l’expression symbolique appelle pour complément une critériologie, qui aurait pour tâche de fixer la la constitution sémantique de formes apparentées telles que la métaphore, l’allégorie, la similitude.

Cette critériologie, à son tour, est inséparable d’une étude des procédés de l’interprétation. Il est en effet très remarquable que l’interprétation donne lieu à des méthodes très disparates, voire opposées.

C’est la tâche de cette critériologie de montrer que la forme de l’interprétation est relative à la structure théorique du système herméneutique considéré.  

Ainsi :

– la phénoménologie de la religion procède au déchiffrage de l’objet religieux dans le rite, le mythe , la croyance ; mais elle le fait à partir d’une problématique du sacré qui définit sa structure théorique.

– la psychanalyse ne connaît qu’une seule dimension du symbole : celle des rejetons des désirs refoulés ; seul par conséquent est pris en considération le réseau de significations constitué dans l’inconscient à partir du refoulement primaire et selon les apports ultérieurs du refoulement secondaire. On ne saurait lui reprocher cette étroitesse de vue ; c’est sa raison d’être.

La théorie psychanalytique, appelée métapsychologie par Freud, limite les règles du déchiffrage à une sémantique du désir ; ce qu’elle cherche c’est la signification ‘économique’ des représentations et des affects mis en jeu dans le rêve, la névrose, l’art, la morale, la religion. Elle ne saurait donc trouver autre chose que des expressions déguisées des représentations et des affects appartenant aux désirs les plus archaïques de l’homme.

Cet exemple montre bien l’ampleur d’une herméneutique philosophique, au simple niveau sémantique.

In fine, en rapportant la diversité des méthodes herméneutiques à la structure des théories correspondantes, la fonction critique de cette herméneutique se trouve remplie. On en aperçoit les multiples avantages. D’abord l’approche sémantique maintient l’herméneutique au contact des méthodologies effectivement pratiquées et ne court pas le risque de séparer son concept de vérité du concept de méthode. En outre, elle assure l’implantation de l’herméneutique dans la phénoménologie au niveau où celle-ci est le plus sûr d’elle-même, c’est-à-dire au niveau de la théorie de la signification, élaborée dans les Recherches logiques de Husserl.

Au terme de cette première étape, nous avons pris comme un fait l’existence d’un langage irréductible aux significations univoques. C’est un fait que l’aveu de la conscience coupable (culpabilité) passe par une symbolique de la souillure, du péché, de la culpa ; c’est un fait que le désir refoulé s’exprime dans une symbolique qui atteste sa stabilité à travers rêves, dictons, légendes et mythes ; c’est un fait que le sacré s’exprime dans une symboliques des éléments cosmiques : ciel, terre, eau, feu. »

IV. Le plan réflexif

« Une sémantique des expressions à sens multiples ne saurait qualifier à elle seule une herméneutique comme philosophique. Le langage lui-même, en tant que milieu signifiant, demande à être référé à l’existence.

Par là, nous retrouvons Heidegger : ce qui anime le dépassement du mouvement linguistique, c’est le désir d’une ontologie ; c’est l’exigence qu’elle adresse à une analyse qui demeurerait prisonnière du langage. Et l’étape intermédiaire, en direction de l’existence, c’est la réflexion, c’est-à-dire le lien entre la compréhension des signes et la compréhension de soi. C’est dans ce soi que nous avons l’opportunité de reconnaître un existant. »

La compréhension de soi

« En se rendant contemporain du texte, l’exégète peut s’approprier le sens : d’étranger, il veut le faire sien ; c’est donc l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre. Toute herméneutique est ainsi, implicitement ou explicitement, compréhension de soi-même par le détour de la compréhension de l’autre. »

L’articulation des connaissances multivoques sur la connaissance de soi modifie la problématique du ‘Cogito’

« Il faut maintenant comprendre qu’en articulant ces significations multivoques sur la connaissance de soi, nous procédons à une transformation de la problématique du Cogito. Avant de dire comment celui-ci éclate, disons comment il s’enrichit et s’approfondit par ce recours à l’herméneutique.

Réfléchissons en effet sur ce que signifie le soi de la compréhension de soi, lorsque nous nous approprions le sens d’une interprétation psychanalytique ou clui d’une exégèse textuelle. A vrai dire, nous ne le savons pas avant, mais après, bien que le désir de nous comprendre nous-même ait seul guidé cette appropriation. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi le soi qui guide l’interprétation ne peut-il se recouvrer que comme résultat de l’interprétation ?

Pour deux raisons : d’abord parce que le fameux Cogito cartésien, qui se saisit directement dans l’épreuve du doute, est une vérité (aussi vaine qu’invincible) qui se pose soi-même ; à ce titre elle ne peut être ni vérifiée, ni déduite, c’est à la fois la position d’un être et d’un acte ; d’une existence et d’une opération de pensée : je suis, je pense ; exister pour moi, c’est penser ; j’existe en tant que je pense. Mais cette vérité est vaine en tant que premier pas qui ne peut être suivi d’aucun autre, tant que l’ego de l’ego Cogito ne s’est pas ressaisi dans le miroir de ses objets, de ses œuvres et finalement de ses actes. Ainsi la réflexion est une critique, non au sens kantien d’une justification de la science et du devoir , mais en ce sens que le Cogito ne peut être ressaisi que par le détour d’un déchiffrage appliqué aux documents de sa vie. »

Le ‘Cogito’ comme une place vide offerte à un faux ‘Cogito’

« Mais le Cogito n’est pas seulement une vérité aussi vaine qu’invincible, il faut ajouter aussi qu’il est comme une place vide qui a toujours été remplie par un faux Cogito ; nous avons en effet appris par toutes les disciplines exégétiques et par la psychologie en particulier, que la conscience prétendument immédiate est d’abord conscience fausse ; Marx, Nietzsche et Freud nous ont enseigné à en démasquer les ruses. Il faut donc désormais joindre une critique de la conscience fausse à toute redécouverte du sujet du Cogito dans les documents de sa vie ; une philosophie de la réflexion doit être tout le contraire d’une philosophie de la conscience. »

La nécessité d’une critique corrective de la mécompréhension

Surprenant, n’est-ce-pas ? de constater que « l’exégèse du texte de la conscience se heurte aux premières ‘mésinterprétations’ de la conscience fausse. Or nous le savons depuis Schleiermacher, il y a herméneutique là où il y a d’abord eu mésinterprétation.

Ainsi, la réflexion doit être doublement indirecte, d’abord par ce que l’existence ne s’atteste que dans les documents de la vie, mais aussi parce que la conscience est d’abord conscience fausse et qu’il faut toujours s’élever par une critique corrective de la mécompréhension à la compréhension. »

V. L’étape existentielle

« Au terme de cet itinéraire, il nous reste à dégager les fondements ontologiques de l’analyse sémantique et réflexive qui précède. Nous suivrons une première piste, celle qui nous est proposée par une réflexion philosophique sur la psychanalyse. Que pouvons-nous attendre de celle-ci pour une ontologie fondamentale ? Deux choses : d’abord une véritable destitution de la problématique classique du sujet comme conscience, – ensuite une restauration de la problématique de l’existence comme désir. »

Destitution de la problématique classique du sujet comme conscience

« C’est en effet à travers la critique de la conscience que la psychanalyse pointe vers l’ontologie. Toute la psychanalyse me parle d’objets perdus à retrouver symboliquement ; la philosophie réflexive doit intégrer cette découverte à sa propre tâche ; il faut perdre le moi pour trouver le je. C’est bien pourquoi la psychanalyse est, sinon une discipline philosophique, du moins une discipline pour le philosophe : l’inconscient contraint le philosophe à traiter l’arrangement des significations sur un plan décalé par rapport au sujet immédiat ; c’est ce qu’enseigne la topologie freudienne : les significations les plus archaïques s’organisent dans un ‘lieu’ du sens, distinct du lieu où la conscience immédiate se tient. »

Restauration de la problématique de l’existence comme désir (dépendance du soi à l’existence dans une archéologie du sujet)

« Freud nous invite à poser à nouveaux frais la question du rapport entre signification et désir, entre sens et énergie, finalement entre le langage et la vie. »

C’était déjà le problème posé antérieurement, sous différentes formes, par d’autres philosophes :

– comment la représentation est-elle articulée sur l’appétition[1] (Leibniz dans la Monadologie) ?

– comment les degrés d’adéquation de l’idée expriment-ils les degrés du conatus, de l’effort qui nous constitue (Spinoza dans l’Ethique au livre III) ?

– comment l’ordre des significations est-il inscrit dans l’ordre de la vie (interrogations formulées par la psychanalyse) ?

« Cette régression du sens au désir est l’indication d’un possible dépassement de la réflexion vers l’existence. Maintenant se trouve justifiée une question qui restait anticipée : par la compréhension de nous-même, nous nous approprions le sens de notre désir d’être ou de notre effort pour exister. L’existence, nous pouvons maintenant le dire, est désir et effort. Nous l’appelons effort, pour en souligner l’énergie positive et le dynamisme, nous l’appelons désir pour en désigner le manque et l’indigence : Eros est fils de Poros (dieu des ressources) et de Pénia (la mendiante). Ainsi le Cogito n’est plus cet acte qu’il était initialement, je veux dire cette prétention de se poser soi-même ; il s’apparaît déjà comme posé dans l’être.

Mais si la problématique de réflexion peut et doit se dépasser dans une problématique de l’existence comme le suggère une méditation philosophique sur la psychanalyse, c’est toujours dans et par l’interprétation que ce dépassement a lieu ; c’est en déchiffrant les ruses du désir que se découvre le désir à la racine du sens et de la réflexion ; je ne peux hypostasier ce désir hors du procès de l’interprétation ; il reste toujours être-interprété ; je le devine à l’arrière des énigmes de la conscience ; mais je ne peux le saisir en lui-même, sous peine de faire une mythologie des pulsions comme il arrive parfois dans les représentations sauvages de la psychologie.

C’est en arrière de lui-même que le Cogito découvre, par le travail de l’interprétation, quelque chose comme une archéologie du sujet. L’existence transparaît dans cette archéologie, mais elle reste impliquée dans le mouvement de déchiffrage qu’elle suscite.

Ce mouvement que la psychanalyse, comprise comme herméneutique, nous contraint d’opérer, d’autres méthodes herméneutiques nous forcent aussi à le faire, quoique de manière différente. L’existence que la psychanalyse découvre, c’est celle du désir ; c’est l’existence comme désir ; et cette existence est révélée dans une archéologie du sujet. »

L’herméneutique de la phénoménologie de l’esprit (dépendance du soi à l’existence dans une téléologie des figures)

« Une autre herméneutique – celle de la phénoménologie de l’esprit par exemple – suggère une autre manière de déplacer l’origine du sens, non plus en arrière du sujet, mais en avant de lui. Je dirais volontiers qu’il y a une herméneutique du Dieu qui vient, du Royaume qui s’approche, une herméneutique qui vaut comme prophétie de la conscience. C’est elle qui, en dernière analyse, anime la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. EIle est invoquée ici parce que son mode d’interprétation est diamétralement opposé à celui de Freud. La psychanalyse nous proposait une régression vers l’archaïsme, la phénoménologie de l’esprit nous propose un mouvement selon lequel chaque figure trouve son sens, non dans celle qui précède, mais dans celle qui vient ; la conscience est ainsi tirée hors de soi, en avant de soi, vers un sens en marche, dont chaque étape est abolie et retenue dans la suivante. Ainsi une téléologie du sujet s’oppose à une archéologie du sujet.

Mais l’important dans notre propos est que cette téléologie, au même titre que l’archéologie freudienne, ne se constitue que dans le mouvement de l’interprétation qui comprend une figure par une autre figure ; l’esprit ne se réalise que dans le passage d’une figure à l’autre ; il est la dialectique même des figures par quoi le sujet est tiré hors de son enfance, arraché à son archéologie ? C’est pourquoi la philosophie reste une herméneutique, c’est-à-dire une lecture du sens caché dans le texte du sens apparent. C’est la tâche de cette herméneutique de montrer que l’existence ne vient à la parole, au sens et à la réflexion, qu’en procédant à une exégèse continuelle de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture ; l’existence ne devient un soi – humain et adulte –

qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord ‘dehors’ dans des œuvres, des institutions, des monuments de culture où la vie de l’esprit est objectivée. »

L’herméneutique de la phénoménologie de la religion (dépendance du soi à l’existence dans une eschatologie)

« C’est dans le même horizon ontologique qu’il faudrait interroger la phénoménologie de la religion, celle de Van der Leeuw et celle de Mircea Eliade.

Comme phénoménologie, c’est seulement une description du rite, du mythe, de la croyance, c’est-à-dire des formes de comportement, de langage et de sentiment, par lesquels l’homme vise un ‘sacré’. Mais si la phénoménologie peut demeurer à ce niveau descriptif, la reprise du travail de l’interprétation entraîne plus loin : en se comprenant lui-même dans et par les signes du sacré, l’homme opère le plus radical dessaisissement de lui-même qu’il est possible de concevoir ; cette dépossession excède celle que suscitent la psychologie et la phénoménologie hégelienne, que l’on conjugue ou pas leurs effets ; une archéologie et une téléologie dévoilent encore une arché (origine) et un télos (but) dont un sujet peut disposer en les comprenant ; il n’en est plus de même avec le sacré qui s’annonce dans la phénoménologie de la religion ; celui-ci désigne symboliquement l’alpha de toute archéologie et l’oméga de toute téléologie. De cet alpha et de cet oméga, le sujet ne saurait disposer ; le sacré interpelle l’homme et, dans cette interpellation, s’annonce comme ce qui dispose de son existence, parce qu’il la pose absolument, comme effort et désir d’être. »

Ce qu’est en définitive cette ontologie proposée par Ricoeur ? Les risques qu’elle encourt et son habilitation

« Ainsi les herméneutiques les plus opposées pointent, chacune à sa façon, en direction des racines ontologiques de la compréhension . Chacune à sa façon dit la dépendance du soi à l’existence. L’ontologie proposée ici n’est point séparable de l’interprétation ; elle reste prise dans le cercle que forment ensemble le travail de l’interprétation et l’être interprété ; ce n’est donc point une ontologie triomphante ; ce n’est même pas une science, puisqu’elle ne saurait se soustraire au risque de l’interprétation ; elle ne saurait même pas échapper entièrement à la guerre intestine que se livrent en elles les herméneutiques.

Néanmoins, en dépit de sa précarité cette ontologie militante et brisée est habilitée à affirmer que les herméneutiques rivales ne sont pas de simples ‘jeux de langage’,

Comme ce serait le cas si leurs prétentions totalitaires restaient affrontées au seul plan du langage.(…)

Dans la dialectique de l’archéologie, de la téléologie, de l’eschatologie, une structure ontologique s’annonce, susceptible de rassembler les interprétations discordantes au plan linguistique. Mais cette figure cohérente de l’être que nous sommes, dans laquelle viendraient s’implanter les interprétations rivales, n’est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations. A cet égard, l’herméneutique est indépassable. Seule une herméneutique, instruite par les figures symboliques, peut montrer que ces différentes modalités de l’existence appartiennent à une unique problématique ; car ce sont finalement les symboles les plus riches qui assurent l’unité de ces multiples interprétations ; eux seuls portent tous les vecteurs, régressifs et prospectifs, que les diverses herméneutiques dissocient. Les vrais symboles sont gros de toutes les herméneutiques, de celle qui se dirige vers l’émergence de nouvelles significations et de celle qui se dirige vers la résurgence des phantasmes archaïques.

Ainsi l’ontologie est bien la terre promise pour une philosophie qui commence par le langage et par la réflexion ; mais, comme Moïse, le sujet parlant et réfléchissant peut seulement l’apercevoir avant de mourir. »

I. CULPABILITÉ

Analyse sémantique

Le discours pénitentiel de la confession

Dans ce chapitre, il s’agit pour Paul Ricoeur de retrouver les textes, où s’est constituée et fixée la signification du mot ‘culpabilité’. Ces textes sont ceux de la littérature pénitentielle dans lesquels les communautés de croyants ont exprimé l’aveu du mal ; le langage de ces textes est un langage spécifique généralement appelé « confession des péchés[2] » sans aucune connotation confessionnelle particulière. C’est précisément dans une phénoménologie de la « confession » que Ricoeur entend s’appuyer. La confession en tant qu’activité de langage est en effet susceptible de rassembler, dans la dialectique du ‘confessant’ et du ‘confessé’, la description des significations et des intentions signifiées.

Afin d’en dégager les visées, le philosophe adopte « par sympathie et imagination, les motivations et les intentions de la conscience ‘confessante’. Il ‘ressent’ sur un mode neutralisé, sur le mode du ‘comme si’, ce qui peut être vécu dans la conscience ‘confessante’ ».

Il ne s’agit pas pour lui de se mesurer d’emblée aux expressions très élaborées du quasi-concept de péché originel[3], mais d’utiliser les expressions les plus habituelles (ordinaires, pourrait-on dire) de la confession du mal.

Le mythe démythologisé comme dimension de la pensée moderne  

Le fait de retrouver la majeure partie de ces expressions dans les récits traditionnels qui racontent des évènements survenus à l’origine du temps, n’embarrasse pas particulièrement le philosophe ; sans fournir des explications de la réalité, ils n’en fournissent pas moins un appui de langage à des actions rituelles. Les mythes ayant perdu leur prétention explicative révèlent néanmoins une signification exploratrice ; « ils montrent une fonction symbolique, c’est-à-dire une manière de dire indirectement le lien entre l’homme et ce qu’il considère comme son ‘Sacré’. Aussi paradoxal qu’il puisse paraître le mythe ainsi démythologisé au contact de la physique, de la cosmologie, de l’histoire scientifique, devient une dimension de la pensée moderne. Il nous renvoie à son tour à une couche d’expressions plus fondamentales que toute narration et que toute spéculation ; ainsi le récit de la ‘chute’ dans la Bible tient sa signification d’une expérience du péché enracinée dans la vie de la communauté : c’est l’activité cultuelle et l’appel prophétique à la ‘justice’ et à la ‘miséricorde’ qui fournissent au mythe sa sub-structure de signification ».

L’invention linguistique de la littérature pénitentielle

« Cette littérature jalonne les éruptions existentielles de la conscience de faute. Le trait le plus remarquable de ce langage, c’est qu’il ne comporte pas d’expressions plus primitives que les expressions symboliques auxquelles renvoie le mythe ». Le langage de la confession est symbolique. « Il n’y a pas de langage non symbolique du mal subi, souffert ou commis : que l’homme s’avoue responsable ou s’avoue la proie d’un mal qui l’investit, il le dit d’abord et d’emblée dans une symbolique dont on peut retracer les articulations grâce aux divers rituels de ‘confession’ que l’histoire des religions a interprété pour nous. Qu’il s’agisse de l’image de la tache dans la conception magique du mal comme souillure (symbolisme le plus archaïque d’où l’on puisse partir), ou des images de la déviation (voie courbe), ou celle de poids, de la charge, dans l’expérience plus intériorisée de la culpabilité, c’est toujours à partir de la nature – le contact, l’orientation de l’homme – que se constitue le symbole du mal.(…)

Les symboles primaires montrent en clair la situation intentionnelle du symbole. Le symbole est un signe, en ce que, comme tout signe, il vise au-delà de quelque chose et vaut pour ce quelque chose ; mais tout signe n’est pas symbole ; le symbole recèle dans sa visée une intentionnalité double : il y a d’abord l’intentionnalité première ou littérale, qui, comme toute intentionnalité signifiante suppose le triomphe du signe conventionnel sur le signe naturel : ce sera la tache, la déviation, le poids ; mots qui ne ressemblent pas à la chose signifiée ; mais sur cette intentionnalité première s’édifie une intentionnalité seconde qui, à travers la tache matérielle, la déviation dans l’espace, l’expérience de la charge, vise une certaine situation de l’homme dans le Sacré. Cette situation visée à travers le sens du premier degré, c’est précisément l’être souillé, pécheur, coupable ; le sens littéral et manifeste vise donc au-delà de lui-même quelque chose qui est comme une tache, comme une déviation, comme une charge[4].

Le travail de répétition appliquée aux expressions du mal sera donc pour l’essentiel, l’explication, le développement des diverses couches de significations directes et indirectes qui sont confondues dans le même symbole. « Un symbole archaïque ne survit qu’à travers la révolution de l’expérience et du langage qui le submergent. Le mouvement iconoclaste ne procède pas d’abord de la réflexion, mais du symbolisme lui-même : un symbole est d’abord destructeur d ‘un symbole antérieur. Ainsi voyons-nous, dans des littératures plus évoluées comme celles des Babyloniens et surtout des Hébreux, évoluer la symbolique du péché et s’organiser autour d’images inverses de celles de la souillure : au lieu du contact extérieur, c’est maintenant l’écart (par rapport à la cible, à la voie droite, à la limite à ne pas franchir, etc.) qui sert de schème directeur ». On voit la cible manquée, le chemin être ou devenir tortueux ; on voit le pécheur se rebeller, avoir la nuque raide, être infidèle à la manière de l’adultère, être sourd, perdu, on le voit errer, être vide, inconsistant comme la poussière.

Cette situation linguistiquement est étonnante. La conscience de soi, si aiguë dans le sentiment du mal, ne dispose pas d’abord d’un langage abstrait, mais d’un langage très concret sur lequel s’engage un travail spontané d’interprétation. »

Remodelage des vieux codes qui débouche sur une plus grande exigence de perfection (avènement de la ‘conscience morale’)

« Le deuxième trait de ce langage, c’est qu’il se sait symbolique et que, avant toute philosophie et toute théologie, il est sur le chemin de l’explicitation ; ainsi qu’il a déjà été dit, le symbole donne à penser ; le mythos est sur le chemin du logos. Cela est vrai même de l’idée archaïque de souillure, l’idée d’un quelque chose de quasi matériel qui infecte du dehors , qui nuit par le moyen de propriétés invisibles, a un potentiel de symbolisation, qui s’atteste par la survivance même de ce symbole sous des formes de plus en plus allégoriques ; on parle encore aujourd’hui, en un sens loin du médical, de la contamination par l’esprit de lucre, par le racisme, etc. ; nous n’avons pas entièrement abandonné le symbolisme du pur et de l’impur. Et cela, précisément parce que la représentation quasi matérielle de la souillure est déjà symbolique d’autre chose ; dès le début , elle a le pouvoir du symbole. La souillure n’a jamais signifié littéralement une tache, l’impureté n’ a jamais été littéralement la saleté ; elle se tient dans le clair-obscur d’une infection quasi physique et d’une indignité quasi morale. On le voit bien dans les rites de purification qui ne sont jamais tout à fait un simple lavage ; ablution et lustration sont déjà des actions partielles et fictives qui signifient, au plan du corps, une action totale qui s’adresse à la personne considérée comme un tout indivis.

La symbolique du péché, telle qu’on la trouve dans la littérature babylonienne, hébraïque ou chez les tragiques grecs, chez les Orphiques, est assurément plus riche que celle de la souillure dont elle se distingue nettement. A l’image du contact impur, elle oppose celle d’une relation blessée, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et lui-même ; mais cette relation qui ne sera pensée comme relation que par le philosophe, est signifiée symboliquement par tous les moyens de dramatisation qu’offre l’expérience quotidienne. Aussi bien l’idée de péché ne se réduit-elle pas à l’idée sèche de la ruture d’une relation ; elle y ajoute l’idée d’une puissance qui domine l’homme, gardant ainsi une certaine affinité et continuité avec la symbolique de la souillure ; mais cette puissance est aussi le signe de la vacuité, de la vanité de l’homme, figurée par le souffle, par la poussière. Ainsi le symbolisme du péché est tour à tour le symbole du négatif (rupture, éloignement, absence, vanité) et le symbole du positif (puissance, possession, captivité, aliénation).

C’est sur ce fond symbolique, dans ce réseau d’images et d’interprétations naissantes qu’il faut replacer le mot culpabilité.

Si l’on veut respecter l’intention propre des mots, l’expression culpabilité ne couvre pas tout le champ sémantique de la ‘confession’. L’idée de culpabilité représente la forme extrême d’intériorisation que nous avons vue se dessiner, en passant de la souillure au péché ; la souillure était encore contagion externe, le péché déjà rupture d’une relation ; mais cette rupture existe même si je ne le sais pas ; le péché est une condition réelle, une situation objective, une quasi dimension ontologique de l’existence.

La culpabilité, au contraire, a un accent nettement subjectif ; son symbolisme est beaucoup plus intérieur ; il dit la conscience d’être accablé par un poids qui écrase ; il dit encore la morsure d’un remords qui ronge du dedans, dans la rumination tout intérieure de la faute. Ces deux métaphores du poids et de la morsure disent bien l’atteinte au niveau de l’existence. Mais le symbolisme le plus significatif de la culpabilité est celui qui se rattache au cycle du tribunal ; le tribunal est une institution de la cité ; transporté métaphoriquement, il devient ce que nous appelons la ‘conscience morale’ ; la culpabilité est alors une manière de se tenir devant une sorte de tribunal invisible qui mesure l’offense, prononce la condamnation et inflige la punition ; au point extrême d’intériorisation, la conscience morale est un regard qui surveille, juge et condamne ; le sentiment de culpabilité est la conscience d’être inculpé et incriminé par ce tribunal intérieur ; finalement elle se confond avec l’anticipation de la punition ; en bref, la coulpe (culpa) est l’auto-observation, l’auto-accusation et l’auto-condamnation par une conscience dédoublée. (…)

En outre, en s’individualisant, la culpabilité reçoit des degrés ; à l’expérience égalitaire du péché, s’oppose l’expérience graduée de la culpabilité. L’homme est radicalement pécheur, mais plus ou moins coupable ; tout le droit pénal est un effort pour limiter et mesurer la peine, en fonction d’une mesure de la faute. L’idée d’une échelle parallèle des crimes et des péchés s’intériorise à son tour à la faveur de la métaphore du tribunal ; la conscience morale devient elle-même une conscience graduée de culpabilité. »

Le point d’inversion de la ‘conscience morale’ réside dans le ‘scrupule’

« Cette individualisation et cette gradualisation de la culpabilité marquent assurément un progrès pr rapport au caractère collectif et sans nuance du péché. On ne peut pas en dire autant d’une autre série de résultats : avec la culpabilité naît en effet une sorte d’exigence qu’on peut appeler le ‘scrupule’ et dont le caractère ambigu est très attachant ; une conscience scrupuleuse est une conscience délicate, une conscience fine, éprise de perfection croissante ; c’est une conscience soucieuse d’observer tous les commandements, de satisfaire à la loi en toutes choses, sans réserver aucun secteur de l’existence, sans tenir compte des obstacles extérieurs, voire de la persécution du prince, et en donnant autant d’importance aux petites choses qu ‘aux grandes. Mais, en même temps, le scrupule marque l’entrée de la conscience morale dans sa propre pathologie ; le scrupuleux [court le risque] de s’enfermer dans un labyrinthe inextricable de commandements, l’obligation prend un caractère énumératif et cumulatif qui contraste avec la simplicité et la sobriété du commandement d’aimer Dieu et les hommes ; la conscience scrupuleuse ne cesse d’ajouter de nouveaux commandements ; cette atomisation de la loi entraîne une judirisation sans fin de l’action et une ritualisation quasi obsessionnelle de la vie quotidienne ; le scrupuleux n’a jamais fini de satisfaire à tous les commandements et à chacun. En même temps se pervertit la notion même d’obéissance ; l’obéissance au commandement, parce qu’il est commandé, devient plus importante que l’amour du prochain et que l’amour même de Dieu ; cette exactitude dans l’observance est ce que nous appelons le légalisme. Avec lui nous entrons dans l’enfer de la culpabilité : loi et péché s’engendrent mutuellement en un cercle vicieux qi devient un cercle mortel.

La culpabilité révèle ainsi la malédiction d’une vie sous la loi. A la limite, lorsque s’effacent la confiance et la tendresse qui s’exprimaient encore dans les métaphores conjugales du prophète Osée, la culpabilité annonce une accusation sans accusateur, un tribunal sans juge, un verdict sans auteur. La culpabilité est devenu ce malheur sans retour décrit par Kafka : la condamnation est devenue damnation.

Le problème est maintenant posé de savoir ce que l’éthique fait de toute cette expérience ambiguë et du langage symbolique dans lequel elle s’exprime ? » 

 

 

II. ÉTHIQUE

Le problème du mal au sein de l’éthique

Le problème du mal, selon Paul Ricoeur, est un problème éthique en vertu d’un double rapport : l’un avec la question de la liberté, l’autre avec la question de l’obligation.

Mal, liberté, obligation, constituent ainsi un réseau très complexe qu’il y a lieu de démêler et d’ordonner en plusieurs moments de réflexion.

Premier moment de la réflexion

Comment réciproquement, dans l’aveu, la signification ‘libre’ et la signification ‘mal’ se constituent-elles ?

« C’est en prenant sur moi l’origine du mal que je suis en mesure d’affirmer la liberté. Par cette proposition j’atteste que le mal a la signification de ‘mal’ parce qu’il est l’œuvre d’une liberté : j’avoue être l’auteur du mal.

Ce faisant je répudie comme un alibi l’allégation selon laquelle le mal existerait à la manière d’une substance ou d’une nature et qu’il aurait le statut des choses observables par un spectateur étranger. Cette allégation que j’écarte polémiquement n’est pas seulement à trouver dans des métaphysiques fantastiques semblables à celles dont saint Augustin a su triompher – manichéisme et ontologies de toute sorte de mal-être – : elle parvient à se donner une apparence positive, voire scientifique, sous la forme du déterminisme psychologique ou sociologique.

Prendre sur moi l’origine du mal, c’est écarter comme une faiblesse l’allégation que le mal est quelque chose, qu’il est l’effet dans le monde des choses observables, que ce soient des réalités physiques, psychiques ou sociales. Je tiens à dire : c’est moi qui ai fait le mal. Prendre sur soi le mal est un acte de langage qui fait quelque chose : il m’impute l’acte. »

Le titre dit que la constitution de la signification ‘libre’ et celle de ‘mal’ est réciproque :

« En effet, si la liberté qualifie le mal comme faire, le mal devient le révélateur de la liberté. Par là je veux dire : le mal est une occasion privilégiée de me rendre présente la liberté. Qu’est-ce en effet que m’imputer à moi-même mes actes ? C’est d’abord, pour demain et pour après, en assumer les conséquences. C’est un acte posé : celui qui a fait est le même que celui qui portera le tort, qui réparera le dommage, qui supportera le blâme. En d’autres termes, je m’offre comme porteur de la somation, j’accepte d’entrer dans la dialectique du blâme et de la louange. Mais en me portant en avant des conséquences de mon acte, je me reporte en arrière de mon acte, comme celui qui non seulement a fait mais qui aurait pu faire autrement. Cette conviction d’avoir fait librement n’est pas un informatif (un constat), c’est un performatif ; je déclare après-coup être celui qui aurait pu autrement ; cet après-coup est le choc en retour du ‘prendre sur soi les conséquences’ : qui prend sur soi les conséquences se déclare libre et discerne cette liberté déjà à l’œuvre dans l’acte incriminé ; je peux dire alors que je l’ai commis[5].

Ce mouvement d’avant en arrière de la responsabilité est essentiel : il constitue l’identité du sujet moral à travers passé, pensé et futur. Celui qui portera (futur) le tort est le même que celui qui maintenant prend sur soi l’acte (présent) et que celui qui a fait (passé). Je pose l’identité de celui qui se porte volontairement au-devant des conséquences et de celui qui a agi. Et les deux dimensions, future et passée, se nouent dans le présent : le futur de la sanction et le passé de l’acte commis se relient dans le présent de l’aveu.[6] »

Second moment de la réflexion

Comment le mal se trouve-t-il relié à l’obligation ?

Pour montrer cette liaison, on peut sans aucun détour, comme le préconise Paul Ricoeur, partir du ‘j’aurais pu faire autrement’.

«  Par là, on vient de le voir, je m’impute la responsabilité d’une action passée. Or la conscience d’avoir pu faire autrement est étroitement liée à celle d’avoir dû : c’est parce que je me reconnais des devoirs que je me reconnais des pouvoirs. Un être qui se dit ‘obligé’[7] est un être qui présume qu’il peut ce qu’il doit.

Kant, dans l’analogie du ‘Je pense donc je suis’, a fait l’impératif [8]: ‘Tu dois, donc tu peux’[9]. Plutôt qu’un engagement qui me ferait déduire le pouvoir du devoir, je verrais plutôt dans le devoir une sorte de détecteur : si je me sens, ou me crois, ou me sais obligé, c’est que je suis un être qui peut agir non seulement sous l’impulsion, ou la contrainte du désir et de la crainte, mais sous la condition d’une loi que je me représente. Dans ce sens Kant a raison : agir selon la représentation d’une loi est autre chose que d’agir selon des lois. Et ce pouvoir d’agir selon la représentation d’une loi est la volonté.

Or, cette découverte va loin : car avec le pouvoir de suivre ‘ce que je considère la loi pour moi’, je découvre aussi le pouvoir terrible d’agir contre. En effet, l’expérience du remords, qui est celle du rapport de la liberté à l’obligation, est une expérience double : d’une part, je me reconnais un pouvoir correspondant à ce devoir, mais d’autre part, j’avoue avoir agi contre la loi qui continue de m’apparaître obligatoire. Cette expérience est communément appelée une transgression. La liberté [devient] le pouvoir d’agir selon la représentation d’une loi et de passer outre à l’obligation. Voici ce que j’aurais dû, et donc que j’aurais pu, et voilà ce que j’ai fait. L’imputation de l’acte est ainsi qualifiée moralement par son rapport au pouvoir et au devoir.

Du même coup une nouvelle détermination du mal et une nouvelle détermination de la liberté apparaissent ensemble ; en termes kantiens le mal [devient] le renversement du rapport entre le mobile et la loi à l’intérieur de la maxime[10][mon projet d’action]. Le mal n’est rien en soi, ni dans la nature, ni dans la conscience, qu’un certain rapport renversé (non une chose), eu égard à un ordre de préférence et de subordination indiqué par l’obligation.

Par là même, nous avons achevé de ‘déréaliser’ le mal ; outre qu’il n’est que par l’acte de le prendre sur soi, ce qui le caractérise du point de vue moral, c’est l’ordre dans lequel un agent dispose ses maximes ? C’est une préférence [un rapport renversé] qui ne devrait pas être.

Une nouvelle détermination de la liberté intervient : j’ai parlé du pouvoir terrible d’agir contre. C’est en effet dans l’aveu du mal que je découvre le pouvoir de subversion de la volonté, appelons-le l’arbitraire, qui est à la fois le libre-arbitre (celui aperçu dans la conscience d’avoir pu autrement) et le pouvoir de ne pas suivre une obligation qu’en même temps je reconnais comme juste[11]. »

A la faveur de la philosophie de Kant, le problème du mal peut être considéré comme un problème éthique

C’est Kant, en effet, qui a posé le problème d’une origine commune à toutes les maximes mauvaises. Jusqu’à lui, tant qu’on s’était contenté d’ajouter indéfiniment une intention mauvaise à une autre, on n’était pas allé bien loin.

« Il faudrait, dit Kant, conclure de plusieurs, même d’une seule mauvaise action consciente, a priori à une mauvaise maxime comme fondement ; et de cette maxime à un fondement général inhérent au sujet de toutes les maximes moralement mauvaises, fondement qui aurait maxime à son tour, afin de pouvoir qualifier un homme méchant ».

« Ce mouvement d’approfondissement qui va des maximes mauvaises à leur fondement mauvais est la transposition philosophique du mouvement des péchés au péché ( au singulier), dont il a été question dans la première partie, au plan des expressions symboliques, en particulier du mythe ; le mythe d’Adam signifie entre autres choses que tous les péchés se rattachent à une unique racine, qui est en quelque sorte antérieure à chacune des expressions particulières du mal. Et le mythe a pu être raconté parce que la communauté confessante s’est élevée à l’aveu d’un mal englobant tous les hommes ; c’est parce que la communauté fait l’aveu d’une culpabilité fondamentale que le mythe présente, comme un événement arrivé en une seule fois, le surgissement unique du mal. La doctrine kantienne du mal radical veut être la reprise philosophique de cette expérience et de ce mythe.

Qu’est-ce qui qualifie cette reprise comme philosophique ? Essentiellement le traitement du mal radical comme fondement des multiples maximes mauvaises. C’est donc sur cette notion de fondement que doit porter l’effort critique.

Or, que peut signifier ici un fondement des maximes mauvaises ? On peut bien l’appeler une condition a priori, pour souligner que ce n’est pas un fait que l’on puisse constater, ni une origine temporelle que l’on puise retracer. Ce n’est pas un fait empirique mais une disposition première de la liberté qu’il faut supposer pour que s’offre à l’expérience le spectacle universel de la méchanceté humaine ; ce n’est pas non plus une origine temporelle sous peine de retomber à la causalité naturelle. Le mal cesserait d’être le mal s’il cessait d’être ‘une manière d’être de la liberté qui lui vient de la liberté’. Le mal n’a donc pas d’origine au sens de cause antécédente : ‘toute mauvaise action, quand on en cherche l’origine rationnelle, doit être considérée comme si l’homme y était arrivé directement de l’état d’innocence’. Tout est dans ce ‘comme si’, qui est l’équivalent philosophique du mythe de la chute ; c’est le mythe rationnel du surgissement, du passage instantané de l’innocence au péché : comme Adam (plutôt que en Adam) nous commençons le mal.

Mais qu’est-ce que ce surgissement unique qui contient en lui toutes les maximes mauvaises ? Il faut bien l’avouer, nous n’avons plus de concept pour penser une volonté mauvaise.

Car ce surgissement n’est plus du tout un acte de ma volonté arbitraire que je puisse faire ou ne pas faire ; l’énigme de ce fondement, c’est que la réflexion le découvre comme un fait : la liberté a dès toujours mal choisi. Ce mal est déjà là. C’est en ce sens qu’il est radical, c’est-à-dire antérieur quoique d’une façon non temporelle, à chaque intention mauvaise, à chaque action mauvaise.

Mais cet échec de la réflexion n’est pas vain ; il achève de donner un caractère propre à une philosophie des limites et à la distinguer d’une philosophie du système comme celle de Hegel.

La limite est double : limite de mon savoir, limite de mon pouvoir. D’un côté, je ne sais pas l’origine de ma liberté mauvaise ; ce non-savoir de l’origine[12] est essentiel à l’acte même de l’aveu que je fais de ma liberté radicalement mauvaise ; le non-savoir fait partie du performatif de l’aveu, ou, en un autre langage, de la reconnaissance et de l’appropriation de moi-même. D’un autre côté je découvre le non-pouvoir de ma liberté. Etrange non-pouvoir, puisque j’avoue être responsable de ne pas pouvoir. Ce non-pouvoir est tout le contraire de l’allégation d’une contrainte étrangère. J’avoue que ma liberté s’est déjà rendue non libre. Cet aveu est le plus grand paradoxe de l’éthique. Il semble contredire notre point de départ. Nous avons commencé en disant : le mal c’est ce que j’aurais pu ne pas faire ; et cela reste vrai ; mais en même temps j’avoue : le mal est cette captivité antérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire le mal. Cette contradiction est intérieure à la liberté, elle marque le non-pouvoir du pouvoir, la non-liberté de la liberté.

Est-ce une leçon de désespoir ? Non point : cet aveu est, au contraire, l’accès au point où tout peut recommencer. Le retour à l’origine est le retour à ce lieu où la liberté se découvre comme étant à délivrer, bref au lieu où elle peut espérer être délivrée. »

III. RELIGION

Le discours sur le mal au sein de la religion

S’interrogeant sur la nature du discours proprement religieux sur le mal, Paul Ricoeur répond sans hésiter, c’est le discours de l’espérance.

Ceci posé, différons un instant le problème du mal au profit d’une nécessaire clarification sur l’espérance.

Pourquoi et comment replacer le concept d’espérance au centre de la théologie ?

« La théologie a rarement fait de l’espérance son concept central. Et pourtant la prédication de Jésus a porté essentiellement sur le Royaume de Dieu : le Royaume est proche, le Royaume s’est approché de vous, le Royaume est parmi vous. Si la prédication de Jésus et de l’Eglise primitive procède ainsi du foyer eschatologique, il faut repenser toute la théologie à partir de l’eschatologie. Le Dieu qui vient est un nom, le Dieu qui se montre est une idole. Le Dieu de la promesse ouvre une histoire, le Dieu des épiphanies naturelles anime une nature. »

Qu’est-ce que penser la liberté selon l’espérance ? 

C’est en termes proprement évangéliques que répond Paul Ricoeur. Pour lui :

« Penser la liberté selon l’espérance c’est replacer son existence dans le mouvement que l’on peut appeler avec Jürgen Moltmann[13], le futur de la résurrection du Christ. »

Toujours selon Ricoeur : « Cette formule ‘kérygmatique’ peut être traduite de plusieurs manières en langage moderne. Avec Kierkegaard d’abord, la liberté selon l’espérance peut être appelée la passion pour le possible ; cette formule souligne, à l’encontre de la sagesse du présent et de toute résignation à la nécessité, la marque de la promesse sur la liberté ; la liberté confiée au Dieu qui vient est prête pour le radicalement nouveau ; elle est l’imagination créatrice du possible.

Mais, plus profondément encore, la liberté selon l’espérance est une liberté qui se pose en dépit de la mort et se veut, en dépit de tous les signes de la mort, démenti de la mort.

A son tour, la catégorie du ‘en dépit de…’ est la contrepartie ou l’envers d’un élan de vie, d’une perspective de croissance qui vient s’exprimer dans le fameux combien plus de saint Paul . Cette catégorie plus fondamentale que le ‘en dépit de…’ exprime ce qu’on peut appeler la logique de la surabondance, qui est la logique de l’espérance.

Cette logique du surplus et de l’excès est à déchiffrer dans la vie quotidienne, dans le travail et dans le loisir, dans la politique et dans l’histoire universelle. Le ‘en dépit de…’ qui nous tient prêts pour le démenti, est seulement l’envers, la face d’ombre de ce joyeux ‘combien plus’ par lequel la liberté se sent, se sait et se veut appartenir à cette économie de la surabondance. »

En complément ou en modification de celui de l’éthique, quel discours la religion tient-elle sur le mal ?

« Cette notion d’une économie de la surabondance nous permet de revenir au problème du mal. C’est à partir d’elle et en elle que peut être tenu un discours religieux ou théologique sur le mal. L’éthique a épuisé son dire sur le mal en le désignant : 1/ œuvre de liberté, 2/ subversion du rapport de la maxime à la loi, 3/ disposition insondable de la liberté qui la rend indisponible à elle-même.

La religion complète cette désignation du mal et son discours se tient tout entier à l’intérieur du périmètre de la promesse et sous le signe de l’espérance. Ce discours place d’abord le mal devant Dieu. Contre toi, contre toi seul j’ai péché, j’ai mal fait à tes yeux. L’invocation qui transforme l’aveu moral en confession du péché paraît, au premier abord, une aggravation dans la conscience du mal. C’est là une illusion, l’illusion moralisante de la chrétienté ; replacé devant Dieu, le mal est remis dans le mouvement de la promesse ; l’invocation est déjà le commencement de la restauration d’un lien, l’amorce d’une recréation. La ‘passion du possible’ s’est déjà emparée de l’aveu du mal ; le repentir, essentiellement tourné vers l’avenir, s’est déjà scindé du remords qui est une réminiscence du passé.

Ensuite, le discours religieux change profondément le contenu même de la conscience du mal. Le mal dans la conscience morale est essentiellement transgression, c’est-à-dire subversion d’une loi ; c’est ainsi que la plupart des hommes pieux continuent de considérer le péché. Et pourtant, replacé devant Dieu, le mal est qualitativement modifié ; il consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie. La volonté de vivre selon la loi [civile] est alors aussi une expression du mal et même la plus funeste, parce que la plus dissimulée ; pire que l’injustice est la propre justice ; la conscience éthique ne le sait pas ; la conscience religieuse le sait. Et cette seconde découverte peut, elle aussi, être exprimée en termes de promesse et d’espérance.

La volonté, en effet, n’est pas seulement constituée, comme nous avons feint de le croire dans le cadre de l’analyse éthique, par le rapport de l’arbitraire et de la loi (en termes kantiens, par le rapport entre la volonté arbitraire et le ‘déterminé’ par la loi de raison). La volonté est plus fondamentalement constituée par un désir d’accomplissement ou d’achèvement[14]. Or cette visée de totalisation, selon Kant, exige la réconciliation des deux moments que le rigorisme a séparés : la vertu, c’est-à-dire l’obéissance au pur devoir, et le bonheur, c’est-à-dire la satisfaction du désir. Cette réconciliation est l’équivalent kantien de l’espérance. »

Où découvre-t-on le vrai visage du mal ?

« Ce rebondissement de la philosophie de la volonté marque aussi le rebondissement de la philosophie du mal. Si la visée de totalisation est ainsi l’âme de la volonté, on n’a pas encore atteint le fond du problème du mal tant qu’on l’a contenu dans les bornes d’une réflexion sur les rapports de l’arbitraire et de la loi. Le mal véritable, le mal du mal, se montre avec les fausses synthèses, c’est-à-dire avec les falsifications contemporaines des grandes entreprises de totalisation de l’expérience culturelle dans les institutions politiques et ecclésiastiques. Alors le mal montre son vrai visage ; le mal du mal est le mensonge des synthèses prématurées des totalisations violentes. »

Dans l’approfondissement du mal gît la conquête sans fin de l’espérance

« Or, cet approfondissement du mal est encore une conquête de l’espérance ; c’est parce que l’homme est visée de totalité, volonté d’accomplissement total, qu’il se jette dans des totalitarismes qui constituent proprement la pathologie de l’espérance. Les démons, dit le proverbe antique ne fréquentent que les parvis des dieux. Mais du même coup, nous pressentons que le mal lui-même fait partie de l’économie de la surabondance. Paraphrasant saint Paul[15], j’ose dire : là où le mal ‘abonde’, l’espérance ‘surabonde’. Il faut donc avoir le courage d’incorporer le mal à l’épopée de l’espérance ; d’une manière que nous ne savons pas, le mal lui-même coopère à l’avance du Royaume de Dieu. Cela c’est le regard de la foi sur le mal. »

Deux regards différents sur le mal :celui de la morale et celui de la foi

« Ce regard n’est pas celui du moraliste ; le moraliste oppose le prédicat mal au prédicat bien ; il condamne le mal ; il l’impute à la liberté ; et finalement s’arrête à la limite de l’inscrutable, car nous ne savons pas d’où a pu venir que la liberté se soit rendue serve. La foi ne regarde pas dans cette direction ; le commencement du mal n’est pas son problème, mais la fin du mal ; et cette fin du mal elle l’incorpore, avec ses prophètes à l’économie de la promesse, avec Jésus, à la prédication du Dieu qui vient , avec saint Paul, à la loi de la surabondance. C’est pourquoi le regard de la foi sur les évènements et sur les hommes, est essentiellement bienveillant. La foi donne finalement raison à l’homme de l’Aufklärung[16] pour qui dans le grand roman de la culture, le mal fait partie de l’éducation du genre humain, plutôt qu’au puritain ; car celui-ci n’arrive jamais à franchir le pas de la condamnation à la miséricorde : enfermé dans la dimension éthique, il n’entre jamais dans le point de vue du Royaume qui vient. »

APPENDICE

Le sentiment de culpabilité du civilisé

Dans un essai différent intitulé « La psychologie et la culture contemporaine »[17], Paul Ricoeur a abordé les problèmes étudiés par Freud dans « Malaise dans la culture »[18].

Il indique en premier lieu que l’interprétation économique qui domine toutes les considérations freudiennes de la culture, a pour effet d’éviter tout distinguo entre culture et civilisation. Cette interprétation économique de la culture (bilan des investissements et des contre-investissements libidinaux) se déploie elle-même en deux temps ; l’articulation de ces deux moments est clairement marquée dans l’ouvrage de Freud. Il y a d’abord tout ce qu’on peut dire sans recourir à la pulsion de mort ; il y a, ensuite ce qu’on ne peut dire sans y faire appel.

Tout ce qui peut être dit sur l’économie de la culture sans recourir à la pulsion de mort

« L’économie de la culture paraît coïncider avec ce qu’on pourrait appeler une ‘érotique’ générale : les buts poursuivis par l’individu et ceux qui animent la culture apparaissent comme des figures tantôt convergentes, tantôt divergentes du même Erôs : ‘Le processus de culture répondrait à cette modification du processus vital subie sous l’influence d’une tâche imposée par l’Erôs et rendue urgente par Ananké, la nécessité réelle, à savoir l’union d’êtres humains isolés en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques’. C’est donc bien la même érotique qui fait le lien interne des groupes et qui porte l’individu à chercher le plaisir et à fuir la souffrance – la triple souffrance que lui infligent le monde, son corps et les autres hommes. Le développement de la culture est, comme la croissance de l’individu, de l’enfance à l’âge adulte, le fruit d’Erôs et d’Ananké, de l’amour et du travail ; il faut même dire de l’amour plus que du travail, car la nécessité de s’unir dans le travail pour exploiter la nature est peu de chose auprès du lien libidinal qui unit les individus en un seul corps social. Il semble donc que ce soit le même Erôs qui anime la recherche du bonheur individuel et qui veut unir les hommes dans des groupes toujours plus vastes. Mais bien vite apparaît le paradoxe : comme lutte organisée contre la nature, la culture donne à l’homme la puissance jadis conférée aux dieux ; mais cette ressemblance aux dieux le laisse insatisfait : malaise dans la civilisation… Pourquoi ? On peut sans doute sur la seule base de cette ‘érotique générale’, rendre compte de certaines tensions entre l’individu et la société , mais non du grave conflit qui fait le tragique de la culture. Par exemple, on explique aisément que le lien familial résiste à son extension à des groupes plus vastes : pour chaque adolescent, le passage d’un cercle à l’autre apparaît nécessairement comme une rupture du lien le plus ancien et le plus borné ; on comprend aussi que quelque chose de la sexualité résiste à ce transfert du sexuel privé sur les énergies libidinales du lien social. On peut aller beaucoup plus loin dans le sens des situations conflictuelles sans pourtant rencontrer de contradictions radicales : la culture, on le sait, impose des sacrifices en jouissance à toute sexualité – prohibition de l’inceste, censure de la sexualité infantile, canalisation sourcilleuse de la sexualité dans les voies étroites de la légitimité et de la monogamie, imposition de l’impératif de procréation, etc . Mais aussi pénibles que soient ces sacrifices et inextricables que soient ces conflits, ils ne constituent pas encore un véritable antagonisme. Tout au plus peut-on dire, d’une part, que la libido résiste de toute sa force d’inertie à la tâche, que la culture lui impose, d’abandonner ses positions antérieures ; d’autre part, que le lien libidinal de la société s’alimente à l’énergie prélevée sur la sexualité jusqu’à la menacer d’atrophie. Mais tout cela est si peu ‘tragique’ que nous pouvons rêver d’une sorte d’armistice ou de composition entre la libido individuelle et le lien social.

Aussi la question resurgit : pourquoi l’homme échoue-t-il à être heureux ? Pourquoi l’homme est-il insatisfait en tant qu’être de culture ? » 

Le refus opposé spontanément à une éthique, comme fruit de la déraison d’une pulsion étrangère à l’Erôs ; l’hostilité primordiale de l’homme pour l’homme

« C’est ici que l’analyse prend son tournant : voici que se posent, face à l’homme, un commandement ressenti comme absurde, – aimer son prochain comme soi-même –, une exigence jugée comme impossible – aimer ses ennemis –, un ordre réputé dangereux qui dilapide l’amour, donne une prime aux méchants, conduit à la perte de l’impudent qui l’applique. Mais, cette vérité qui se cache derrière cette déraison de l’impératif, c’est la déraison d’une pulsion qui échappe à une simple érotique : ‘La part de vérité que dissimule tout cela et qu’on nie volontiers se résume ainsi : l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité …L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression sur son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. L’homme est un loup pour l’homme.’ La pulsion qui perturbe ainsi la relation de l’homme à l’homme et requiert que la société se dresse en implacable justicière c’est, on l’a reconnu, la pulsion de mort, l’hostilité primordiale de l’homme pour l’homme. »

Tout ce qui ne peut être dit sur l’économie de la culture sans faire appel à la pulsion de mort

« Avec l’introduction de la pulsion de mort, c’est toute l’économie de l’essai qui est remaniée . Alors que ‘l’érotique sociale’ pouvait à la rigueur apparaître comme une extension de l’érotique sexuelle, comme un déplacement d’objet ou une sublimation de but, le dédoublement de l’Erôs et de la mort au plan de la culture ne peut plus apparaître comme l’extension d’un conflit que l’on connaîtrait mieux au plan de l’individu ; c’est au contraire le tragique de culture qui sert de révélateur privilégié à l’égard d’un antagonisme qui, au niveau de la vie et du psychisme individuel, reste silencieux et ambigu. Certes, Freud avait forgé sa doctrine de la pulsion de mort dès 1920 (Au-delà du principe de plaisir), sans accentuer l’aspect social de l’agressivité, et dans un cadre apparemment biologique. Mais, en dépit du support expérimental de la théorie (névrose de répétition, jeu infantile, tendance à revivre les épisodes pénibles, etc.), celle-ci gardait un caractère de spéculation aventureuse. En 1930, Freud voit plus clairement que la pulsion de mort reste une pulsion silencieuse ‘dans le vivant’ et qu’elle ne devient manifeste que dans son expression sociale d’agressivité et de destruction. C’est en ce sens que nous disions plus haut que l’interprétation de la culture devient le révélateur de l’antagonisme des pulsions.

Aussi assisterons-nous, dans la deuxième moitié de l’essai, à une sorte de relecture de la théorie des pulsions à partir de leur expression culturelle. On comprend mieux pourquoi la pulsion de mort est, au plan psychologique, à la fois une inférence inéluctable et une expérience inassignable : on ne la saisit jamais que dans le filigrane de l’Erôs : c’est l’Erôs qui l’utilise en la détournant sur un autre que le vivant ; c’est à l’Erôs qu’elle se mêle en prenant la forme du sadisme ; c’est encore au travers de la satisfaction masochiste qu’o la surprend à l’œuvre contre le vivant lui-même. Bref, elle ne se trahit que mêlée à l’Eros, tantôt doublant la libido objectale, tantôt surchargeant la libido narcissique. Elle n’est démasquée et mise à nu que comme anti-culture ; il y a ainsi une révélation progressive de la pulsion de mort, à travers les trois niveaux, biologique, psychologique, culturel ; son antagonisme est de moins en moins silencieux au fur et à mesure que l’Erôs déploie son effet, pour unir d ‘abord le vivant à lui-même, puis le Moi à son objet, enfin les individus dans des groupes toujours plus grands. En se répétant de niveau en niveau, la lutte entre Erôs et la Mort devient de plus en plus manifeste et n’atteint son sens complet qu’au niveau de la culture : ‘Cette pulsion agressive est la descendante et la représentante principale de l’instinct de mort que nous avons trouvé à l’œuvre à côté de l’Erôs et qui se partage avec lui la domination du monde. Désormais la signification de l’évolution de la civilisation cesse à mon avis d’être obscure ; elle doit nous montrer la lutte entre l’Erôs et la Mort, ente l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se déroule dans l’espèce humaine. Cette lutte est somme toute le contenu essentiel de la vie. C’est pourquoi il faut définir cette évolution par cette brève formule : le combat de l’espèce humaine pour la vie. »

L’effet et l’économie entière du « sentiment de culpabilité »

« Ce n’est pas encore tout : dans les derniers chapitres de Malaise dans la civilisation, le rapport entre psychologie et théorie de la culture est c omplètement inversé. Au début de cet essai, c’était l’économique de la libido, empruntée à la métapsychologie, qui servait de guide dans l’élucidation du phénomène de la culture ; puis, avec l’introduction de la pulsion de mort, interprétation de la culture et dialectique des pulsions se renvoient l’une à l’autre dans un mouvement circulaire. Avec l’introduction du sentiment de culpabilité, c’est maintenant la théorie de la culture qui, par choc en retour, relance la psychologie. Le sentiment de culpabilité est introduit en effet comme le ‘moyen’ dont la civilisation se sert pour mettre en échec l’agressivité . L’interprétation philosophique est poussée si loin que Freud peut affirmer que l’intention expresse de son essai ‘était bien de présenter le sentiment de culpabilité comme le problème principal du développement de la civilisation’, et de faire voir en outre pourquoi le progrès de celle-ci doit être payé par une perte de bonheur due au renforcement de ce sentiment : il cite l’appui de cette conception le mot fameux de Hamlet :

C’est ainsi que la conscience fait de nous des lâches…

Si donc le sentiment de culpabilité est le moyen spécifique dont la civilisation se sert pour mettre en échec l’agressivité, il n’est pas étonnant que Malaise dans la civilisation contienne l’interprétation la plus développée de ce sentiment dont l’étoffe est pourtant foncièrement psychologique ; mais la psychologie de ce sentiment n’était possible qu’à partir d’une interprétation ‘économique’ de la culture. En effet, du point de vue de la psychologie individuelle, le sentiment de culpabilité paraît n’être que l’effet d’une agressivité intériorisée, introjetée, que le Surmoi a repris contre le Moi. Mais son ‘économie’ entière n’apparaît que lorsque le besoin de punir est replacé dans une perspective culturelle : ‘La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance instaurée en lui-même, telle une garnison placée dans une ville conquise’.

Ainsi l’interprétation économique et, si l’on peut dire, structurale du sentiment de culpabilité ne peut s’édifier que dans une perspective culturelle ; or, c’est seulement dans le cadre de cette interprétation structurale que peuvent être mises en place et comprises les diverses interprétations génétiques partielles élaborées à différentes époques par Freud, concernant le meurtre du père primitif et l’institution du remords ; considérée seule, cette explication garde quelque chose de problématique en raison de la contingence qu’elle introduit dans l’histoire d’un sentiment qui, par ailleurs, se présente avec des traits ‘d’inévitabilité fatale’. Le caractère contingent de ce cheminement, tel que le reconstitue l’explication génétique, s’atténue dès lors que l’explication génétique elle-même est subordonnée à l’explication structurale économique : ‘Il est donc exact que le fait de tuer le père , ou de s’en abstenir, n’est pas décisif ; on doit nécessairement se sentir coupable dans les deux cas, car ce sentiment est l’expression du conflit d’ambivalence, de la lutte éternelle entre l’Erôs et l’instinct de destruction, de mort. Ce conflit s’alluma dès l’instant où s’imposa aux hommes la tâche de vivre en commun. Tant que cette communauté connaît uniquement la forme familiale, il se manifeste nécessairement dans le complexe d’Œdipe, institue la conscience et engendre le premier sentiment de culpabilité. Lorsque cette communauté tend à s’élargir, ce même conflit persiste en révélant des formes dépendantes du passé, s’intensifie et entraîne une accentuation de ce premier sentiment. Comme la civilisation obéit à une poussée érotique interne visant à unir les hommes en une masse maintenue par des liens serrés, elle ne peut y parvenir que par un seul moyen, en renforçant toujours davantage le sentiment de culpabilité. Ce qui commença par le père, s’achève par la masse. Si la civilisation est la voie indispensable pour évoluer de la famille à l’humanité, ce renforcement est alors indissolublement lié à son cours, en tant que conséquence du conflit d’ambivalence avec lequel nous naissons et de l’éternelle querelle entre l’amour et le désir de la mort.

Au terme de ces analyses, il apparaît que c’est le point de vue économique qui révèle le sens de la culture : mais en sens inverse, il faut dire que la suprématie du point de vue économique sur tout autre, y compris le point de vue génétique, n’est complète que lorsque la psychanalyse se risque à déployer sa mécanique des pulsions dans le vaste cadre d’une théorie de la culture. »

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

L’herméneutique (son origine ; sa greffe sur la phénoménologie ;

les plans sémantique et réflexif ; l’étape existentielle)

I. CULPABILITÉ

Analyse sémantique

II. ÉTHIQUE

Le problème du mal au sein de l’éthique

III. RELIGION

Le discours sur le mal au sein de la religion

APPENDICE

Le sentiment de culpabilité du civilisé

TABLE DES MATIÈRES

 

 



[1] « L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre peut être appelé Appétition ; il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend, mais il obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles » (Monadologie, chap 15).
[2] C’est ce nom qui a été retenu par le professeur Pettazzoni de Rome pour l’ensemble de ses ouvrages qui couvre le champ entier des religions comparées.
[3] Paul Ricoeur a consacré un essai particulier à ce concept (voir Le « Péché originel » : étude de signification, in Le conflit des interprétations, Seuil 1969, p. 265)
[4] Ce texte est extrait de ‘Herméneutique des symboles et réflexion philosophique I, essai de Paul Ricoeur in Le conflit des interprétations, Seuil 1969, p. 285)
[5] Si connaître comme l’a dit Claudel est naitre avec, pourrait-on dire que commettre, c’est se mettre-avec.
[6] C’est selon ces dispositions que je puis poser valablement dans le présent un acte de prière pour purifier, auprès de l’Eternel, tout ce qui, dans mon passé et mon futur, me paraît aujourd’hui illusoire.
[7] L’expression « je suis votre obligé » n’a plus guère cours et sa signification échappe à plus d’un.
[8] Pour Kant, c’est donc sous la forme d’un commandement inconditionnel que la loi morale s’adresse à la conscience dans la forme d’un impératif. C’est seulement si l’on veut la fin qu’il faut prendre les moyens qui permettent de l’atteindre. L’impératif moral est catégorique : il lie la volonté à la loi par la seule maxime dont il fait le principe de l’action.
[9] Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Kant a exposé comment la pure forme de la morale :’Tu dois, donc tu peux’, vient à se diversifier en devoirs particuliers qui constituent le contenu d’une morale complète.
[10] « Aide-toi, le ciel t’aidera » pourrait être une telle maxime.
[11] Ainsi la place est laissée à la manifestation de l’esprit de contradiction.
[12] Paul Ricoeur a développé également dans son essai « Herméneutique des symboles ..(I) » aux pages 306 à 310, cet échec de la pensée spéculative. Il donne en conclusion « trois formules qui expriment trois liaisons entre l’expérience du mal et l’expérience d’une réconciliation. D’abord, la réconciliation ‘en dépit du mal’…Ensuite ce ‘grâce à’  (avec le mal, le Principe des choses fait du bien)…Enfin ce ‘combien plus’ de saint Paul qui place rétroactivement le mal dans la lumière de l’être ».
[13] Dans son essai d’herméneutique « La liberté selon l’espérance », aux pages 395 à 397, Paul Ricoeur fait état de sa découverte de la « Théologie de l’espérance » de cet auteur parue en 1965. Dans cette théologie, l’auteur allemand indique en effet qu’il y a lieu de procéder à une révision des concepts du Nouveau Testament menée parallèlement à celle de L’Ancien Testament, inspirée de Martin Buber, lequel insiste sur l’opposition massive entre le Dieu de la promesse – Dieu du désert, de la pérégrination – et les dieux des religions ‘épiphaniques’. La première engendre une histoire, tandis que la seconde consacre une nature pleine de dieux. Quant à cette histoire, elle est moins l’expérience du changement de toutes choses que la tension créée par l’attente d’un accomplissement ; l’histoire est elle-même espérance d’histoire , car chaque accomplissement est perçu comme confirmation, gage et relance de la promesse ; celle-ci propose un surcroît, un ‘pas encore’, qui entretient la tension de l’histoire. La résurrection, cœur du kérygme chrétien, n’a en rien épuisé la catégorie de promesse en le remplissant, mais elle constitue un événement qui ouvre, parce qu’il renforce la promesse en la confirmant. La résurrection, c’est le signe que la promesse est désormais pour tous ; le sens de la résurrection est dans son avenir , la mort de la mort, la résurrection de tous d’entre les morts. »
[14] Ce que donne la ‘structure d’achèvement de la raison pure’ à notre volonté, c’est essentiellement une visée. Cette visée est l’expression, au plan du devoir, de la demande, de l’exigence, de tout ce ‘conditionné’ (Verlangen) qui constitue la raison pure dans son usage spéculatif et pratique ; la raison demande la totalité absolue des conditions pour un conditionné donné (début de la Dialectique de la Critique de la raison pratique). Du même coup, la philosophie de la volonté prend sa véritable signification : elle ne s’épuise pas dans le rapport de la maxime et de la loi, de l’arbitraire et de la volonté ; une troisième dimension apparaît : arbitraire – loi – visée de la totalité. Ce que la volonté requiert ainsi, Kant l’appelle « l’objet entier de la raison pure pratique ».
[15] Rom. 5, 20 : « La loi, elle, est intervenue pour que prolifère la faute, mais là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé,… ».
[16] Dans la deuxième partie du 18ème siècle, face à la poussière des souverainetés qui s’enchevêtrent dans l’Empire allemand, l’idéologie de l’Aufklärung peut être considérée comme une réaction de compensation : il s’agit de passer, tout au moins dans l’ordre intellectuel, d’un statut féodal à un statut de modernité. Un essai de Kant (1784) (Was ist Aufklärung ?) définit l’état de l’homme éclairé comme celui d’un adulte enfin sorti de tutelle, libre et responsable de son propre jugement.
[17] in « Le conflit des interprétations », essais d’herméneutique, aux éditions du Seuil, Paris 1969, pp 122 à 159.
[18] Ce problème est traité pp.126 à 131.


Date de création : 23/11/2005 - 22:00
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:29
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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