Etre ou ne pas être, ce n'est probablement pas là la question par excellence.   E.Lévinas, La conscience non-intentionnelle

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mchoilogo.gifMorceaux choisis - La non-indifférence à l'autre homme

Les droits de l'homme : le droit au progrès social... non-indifférence à l'autre homme

 

Les droits revendiqués à titre de droits de l’homme —au sens rigoureux et presque terminologique que cette expression a pris depuis le XVIIIe siècle—, les droits au respect de la dignité humaine en chacun, de la vie et de la liberté, à l’égalité de tous les hommes devant la loi, reposent sur une conscience originelle du droit ou la conscience d’un droit originel. Et cela, indépendamment de la chronologie des causes ou du processus psychologique et social et des variations contingentes de la montée de ces droits à la lumière de la pensée. Il s’agit en effet là, pour la mentalité d’aujourd’hui, de droits plus légitimes que toute législation, plus justes que toute justification. Il s’agit probablement —quelque complexe que soit l’application aux phénomènes juridiques— de la mesure de tout droit et, sans doute, de son éthique. Les droits de l’homme en sont, en tout cas, l’un des principaux latents dont la voix —tantôt très haute, tantôt étouffée par des nécessités du réel, tantôt les interrompant et les rompant — s’entend le long de l’histoire depuis l’éveil de la conscience, depuis l’Homme. […]

Ces droits de l’homme qui n’ont donc pas à être conférés, seraient ainsi irrévocables et inaliénables. Droits qui, dans leur indépendance à l’égard de toute collation, expriment de chaque homme l’altérité ou l’absolu, la suspension de toute référence : arrachement à l’ordre déterminant de la nature et du corps social où, par ailleurs et de toute évidence, chacun est impliqué ; altérité de l’unique et de l’incomparable, à cause de l’appartenance de chacun au genre humain, laquelle, ipso facto et paradoxalement, s’annulerait, précisément pour laisser chaque homme unique dans son genre. Arrachement et suspension —ou liberté— qui n’est pas une quelconque abstraction. Elle marque l’identité absolue de la personne, c’est-à-dire du non-interchangeable, incomparable et unique. Unicité, par-delà l’individualité d’individus multiples dans leur genre. Unicité non pas en raison de quelque signe distinctif qui servirait de différence spécifique ou individuante. Unicité d’avant tout signe distinctif, unicité logiquement indiscernable du je de la première personne. Unicité qui ne s’oublie pas sous toutes les contraintes de l’Etre, de l’Histoire et des formes logiques qui l’enserrent. Elle reste précisément concrète en guise des divers droits de l’homme revendiqués, inconditionnellement, sous les diverses nécessités du réel comme modes divers de la liberté. […]

Assomption de la liberté dans le connaître, qui n’est pas un fait inévitable pour l’humanité de tous les temps et de partout. Assomption de la liberté qui est libre elle-même ! Acte révolutionnaire dans le sens le plus radical du terme. Il marque une époque et une civilisation. Evénement occidental ! La science et les possibilités de la technique sont les premières conditions qui permettent d’assurer dans les faits le respect des droits de l’homme […]. Dans un monde jusqu’alors ressenti comme voué au jeu des forces arbitraires qui, naturelles ou, prétendument sur-naturelles, individuelles et sociales, ne comptent que par le degré de leur puissance, dans l’obstination que les Etres et les institutions mettent à persévérer dans leur être et dans leurs traditions, voici que l’a priori du droit de l’homme s’entend comme a priori intellectuel et devient effectivement la mesure de tout droit. Depuis la Renaissance, la légalité effective qui régit la société commence à être jugée à partir d’un droit dit « naturel », ce qui signifie —on le sait— son appartenance à l’ordre de vérités comportant intelligibilité et évidences et remontant, d’une façon ou d’une autre, à la conscience des droits de l’homme […].

A la notion des droits de l’homme appartiennent désormais —inséparables et en nombre toujours croissant— toutes les règles légales qui conditionnent l’exercice …/… effectif de ces droits. Voici derrière les droits à la vie et à la sécurité, à la libre disposition de ses biens à et à l’égalité de tous les hommes devant la loi, à la liberté de la pensée et de son expression, à l’éducation et à la participation au pouvoir politique —tous les autres droits qui les prolongent ou les rendent concrètement possibles : les droits à la santé, au bonheur, au travail et au repos, à la demeure et à la libre circulation, etc. Mais aussi, au-delà de tout cela, le droit de s’opposer à l’exploitation par le capital —les droits syndicaux— et jusqu’au droit au progrès social ; à l’affinement —utopique ou messianique— de la condition humaine, le droit à l’idéologie ainsi que le droit d’assurer les conditions politiques de cette lutte. La modernité des droits de l’homme va certainement jusque là ! Il est, certes, nécessaire aussi de se demander quels sont l’urgence, l’ordre et la hiérarchie de ces droits divers et s’ils ne compromettent pas les droits fondamentaux quand on exige tout inconsidérément. Mais ce n’est pas là reconnaître une limite à la défense de ces droits ; ce n’est pas contester, c’est poser un problème nouveau à propos d’un droit incontestable et, sans pessimisme, luis consacrer une réflexion nécessaire.

Dans ce sens, la plénitude, dynamique et toujours croissante, des droits de l’homme, se montrerait inséparable de la reconnaissance même des droits de l’homme dits fondamentaux, de leur exigence de transcender, en quelque façon, ce que la nature pure peut comporter d’inhumain et le corps social de nécessités aveugles. L’unicité et l’irréductibilité de la personne humaine se trouvent respectées et s’affirment concrètement par l’atténuation de la violence à laquelle elles se trouvent exposés dans l’ordre ou le désordre du déterminisme réel.

[…]

Mais les droits de l’homme —c’est-à-dire la liberté de chacun, l’unicité de la personne— ne courent-ils pas aussi le risque d’être démentis ou offusqués par les droits de l’autre homme ? Ce que Kant appelle « règne …/… des fins » est une pluralité des volontés libres, unies par la raison. Une liberté n’est-elle pas cependant, pour l’autre volonté, sa négation possible et ainsi, au moins, une limitation ? […] Limité ainsi par la justice, le droit de l’homme ne reste-t-il pas droit refoulé et la paix qu’il instaure entre les hommes, paix encore incertaine et toujours précaire ? Mauvaise paix, meilleure, certes, qu’une bonne guerre ! Mais paix abstraite, cherchant stabilité dans les pouvoirs de l’Etat, dans la politique qui assure par la force, l’obéissance à la loi. […]

Mais, dès lors, dans la défense des droits de l’homme, il conviendrait de ne plus comprendre ceux-ci exclusivement à partir d’une liberté qui, virtuellement, serait déjà la négation de toute autre liberté et où, entre l’une et l’autre, le juste arrangement ne tiendrait qu’à une réciproque limitation. Concession et compromis ! Il faut à la justice qui est incontournable, une autre « autorité » que celle des proportions s’établissant entre volontés d’emblée opposées et opposables. Il faut que ces proportions …/… soient agrées par les volontés libres en raison d’une préalable paix qui ne serait pas la non-agression pure et simple, mais qui comporterait, si on peut dire, une positivité propre dont l’idée de bonté suggère le désintéressement procédant de l’amour, pour lequel l’unique et l’absolument autre peuvent seulement signifier leur sens en l’aimé et en soi-même. S’en tenir, dans la justice, à la norme de la pure mesure —ou modération— entre termes qui s’excluent, reviendrait encore à assimiler les rapports entre membres du genre humain au rapport entre individus d’une extension logique, qui ne signifient, de l’un à l’autre, que négation, additions ou indifférence. Dans l’humanité, d’individu à individu, s’établit une proximité qui ne prend pas sens à travers la métaphore spatiale de l’extension du concept. D’emblée, l’un et l’autre, c’est l’un en face de l’autre. C’est moi pour l’autre. […] Différence —non-indifférence, où l’autre— pourtant absolument autre, « plus autre », si on peut dire, que ne le sont, entre eux, les individus …/… du « même genre dont le moi s’est affranchi—, où l’autre me regarde » ; non pas pour me « percevoir », mais en « me concernant », en « m’important comme quelqu’un dont j’ai à répondre ». L’autre qui —en ce sens— me « regarde », est visage.

Bonté dans la paix, qui est, elle aussi, exercice d’une liberté et où le moi se dégage de son « retour à soi », de son auto-affirmation, de son égoïsme d’étant persévérant dans son être, pour répondre d’autrui, pour défendre précisément les droits de l’autre homme. Non-indifférence et bonté de la responsabilité, elles ne sont pas neutres, entre amour et hostilité. Il faut les penser à partir de la rencontre où vœu de paix —où bonté— est le premier langage.

Ne faut-il pas reconnaître la fraternité —figurant dans la devise de la République— en cette préalable non-indifférence de l’un pour l’autre, en cette originelle bonté où serait implantée la liberté et où la justice des droits de l’homme retrouve une portée et une stabilité inaltérables, meilleures que celles que garantit l’Etat ? Liberté dans la fraternité où s’affirme la responsabilité de l’un-pour-l’autre, à travers laquelle, dans le concret, les droits de l’homme se manifestent à la conscience comme droit d’autrui et dont je dois répondre. Se manifester originellement comme droits de l’autre homme et comme devoir pour moi, comme mes devoirs dans la fraternité, c’est là la phénoménologie des droits de l’homme. Mais dans leur « mise en scène originelle, s’affirment aussi, en guise de manifestation de la liberté, les droits de celui qui est obligé, non seulement par l’effet d’un simple transfert et grâce à une généralisation des droits de l’homme tels qu’ils lui apparaissent en autrui. Son devoir à l’égard d’autrui qui interpelle sa responsabilité, est une investiture de sa propre liberté. Dans la responsabilité qui, comme telle, est irrécusable et incessible, je suis instauré comme non-interchangeable : je suis élu comme unique et incomparable. Ma liberté et mes droits avant de se montrer dans ma contestation de la liberté et des droits de l’autre homme se montreront précisément en guise de responsabilité, dans la fraternité humaine. Responsabilité inépuisable, car on ne saurait être quitte envers autrui.

E. Lévinas, Hors sujet, Fata Morgana, Paris 1997, 157-170 ; art. Les droits de l’homme et les droits d’autrui.


Date de création : 23/10/2005 - 22:02
Dernière modification : 23/10/2005 - 22:02
Catégorie : Morceaux choisis
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