Sans savoir nager, se jeter à l'eau pour sauver quelqu'un, c'est aller vers l'autre totalement.   E.Lévinas, Le philosophe et la mort

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contrilogo.gifContributions|Henri Duthu - La créature théomorphe

 

LA CRÉATURE THÉOMORPHE

        « Pour comprendre il faut croire, pour croire il faut comprendre.»

INTRODUCTION

L’aspect paradoxal du sous-titre invite à une première explication. Elle nous est fournie par Paul Ricoeur, lorsqu’il a donné cette première façon d’exprimer le « cercle herméneutique ». Selon lui, « ce premier énoncé est encore trop psychologique car, derrière croire, il y a le primat de l’objet de foi sur la foi ; derrière comprendre, il y a le primat de l’exégèse et de sa méthode sur la lecture naïve du texte. Si bien que le véritable ‘cercle herméneutique’ n’est pas psychologique mais méthodologique. C’est le cercle constitué par l’objet qui règle la foi et par la méthode qui règle la compréhension. Il y a cercle, car l’exégète n’est pas son maître ; ce qu’il veut comprendre, c’est ce que dit le texte ; la tâche de comprendre est donc réglée par ce dont il s’agit dans le texte lui-même. L’herméneutique chrétienne est mue par l’annonce dont il est question dans le texte ; comprendre, c’est se soumettre à ce que veut et veut dire l’objet.

Ici Bultmann se retourne contre Dilthey pour qui, comprendre le texte c’est y saisir une expression de la vie ; si bien que l’exégète doit pouvoir comprendre l’auteur du texte  mieux qu’il ne s’est compris lui-même. Non, dit Bultmann, ce n’est pas la vie de l’auteur qui règle la compréhension, mais l’essence du sens qui vient à expression dans le texte.       

Ici Bultmann est parfaitement d’accord avec Karl Barth, lorsque celui-ci disait dans le commentaire de l’Epître aux Romains, que la compréhension est sous le commandement de l’objet de la foi. Mais ce qui distingue Bultmann de Barth, c’est que le premier a parfaitement compris que ce primat de l’objet, ce primat du sens sur la compréhension ne s’exerce qu’à travers la compréhension elle-même, à travers le travail exégétique. Il faut donc s’enfoncer dans le ‘cercle herméneutique’.

Cet objet, en effet, je ne le connais nulle part ailleurs que dans la compréhension du texte. La foi dans celui dont il est question dans le texte doit être déchiffrée dans le texte qui en parle et dans la confession de foi de l’église primitive qui s’est exprimée dans le texte. C’et pourquoi il y a un ‘cercle’ : pour comprendre le texte, il faut croire en ce que le texte m’annonce ; mais ce que le texte m’annonce n’est donné nulle part ailleurs que dans le texte ; c’est pourquoi il faut comprendre le texte pour croire. »

La créature « théomorphe » dont il va être question est la réponse adéquate et décisive à l’objectif du Créateur : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance ». Lorsque les théologiens de l’école sacerdotale élaborèrent la doctrine de l’homme résumée en Genèse 1, ils n’en soupçonnaient sans doute pas toute l’implicite richesse. Comme le souligne Paul Ricoeur : « C’est, [en effet], la tâche des siècles de penser toujours à neuf à partir de l’indestructible symbole qui, désormais, appartient au trésor stable du canon biblique ». De l’imago Dei, beaucoup admettent au mieux, au vu des apparences, qu’il ne s’agit rien d’autre que d’un vœu pieux d’un être fort convenu, et tout au plus, si cet être existe, d’une ‘marque de fabrique’. D’autres, plus perméables à une perception de dépendance, s’interrogent pour savoir si, dans l’économie de la faute  originelle cette empreinte se trouve effacée, peu ou beaucoup : et si elle existe encore, où doit-on chercher cette estampille divine, passive et subjective.      

Aux antipodes de ces suggestions dirimantes, mais peut-être ce sont-elles tues, les voix des Pères de l’Eglise ont fait entendre que ‘l’image de Dieu c’est l’Homme entraîné par une croissance progressive et orienté vers la vision de Dieu’. Telle ici celle d’Irénée : « Il fallait que d’abord apparût la nature et qu’ensuite ce qui est mortel fût vaincu et absorbé par l’immortalité, et que l’homme, ayant acquis la connaissance du bien et du mal, devint à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Sommes-nous encore à même de sentir toute la distance de ce texte à l’égard de toute vision du salut qui le conçoit au mieux comme un recrutement individuel d’élus solitaires arrachés à une histoire neutre ou méchante, mais de toute manière étrangère à l’avènement de l’image de Dieu ? 

Notre méditation sur ‘l’image de Dieu’ nous permet de percevoir l’unité profonde et cachée de toutes ces relations placées sous le signe d’une théologie de l’amour qui serait en même temps une théologie de l’histoire. « Les Pères, précisément, savaient que l’Homme est indivisément individuel et collectif ; l’Homme c’est chaque homme et l’humanité tout entière ; certains savent encore qu’Adam veut dire l’Homme, Anthropos, non pas un singulier personnage très ancien, tout seul avec sa femme dans un jardin, et qui aurait transmis par voie de génération physique sa méchanceté très singulière et très privée ; ils étaient capables de se représenter un singulier collectif, un individu qui vaut un peuple, un collectif qui se monnaye en pensées, vouloirs et sentiments individuels ».   

Il nous reste à bien comprendre que la création historique nous met en présence du mal, et de l’immensité de la grâce ; bien voir que le mal n’est pas quelque chose à retrancher et la grâce à ajouter, mais que la création se continue précisément à travers le mal et par le moyen de la grâce. C’est plutôt notre idée de la création qu’il faut enrichir jusqu’à la voir englober et la méchanceté du mal et la gratuité de la grâce. La grandiose pédagogie divine consiste pour les Pères à tirer un Dieu d’un pécheur (une créature théomorphe). D’où les interrogations d’Irénée : «Comment l’homme aurait-il eu la connaissance du bien s’il avait ignoré ce qui est le contraire du bien ? Et comment donc sera-t-il Dieu celui qui n’a pas encore été homme ? » Pour Tertullien aussi, l’homme est constitué image de Dieu par son adhésion libre : « Par la liberté, l’homme cesse d’être esclave de la nature, il s’approprie son propre bien et assure son excellence, non comme un enfant qui reçoit mais comme un homme qui consent ».  

« Peut-être faut-il croire, ajoute Paul Ricoeur, que Dieu voulant être très connu et aimé librement aura couru lui-même ce risque qui s’appelle l’Homme ! »

 

Les textes ci-après, sauf précisions ultérieures, sont empruntés au chapitre rédigé par André LaCocque dans « Penser la Bible » sous le titre « Lézardes dans le mur » .

LA CRÉATION : œuvre de Sagesse

Il est démontré que la « création » est le commencement de l’histoire, son événement initial.

« Bien que faisant état d’options différentes sur la composition des thèmes de la création et de la rédemption, les recherches de von Rad[1] et de Clifford[2], ont permis de démontrer ce point très important. Pour von Rad, la doctrine de la création adoptée par la Sagesse[3], en tant qu’analyse matérialiste et totalement non mythologique de l’ordre créateur[4], met en évidence que [les] deux manifestations du divin dans la création et dans l’histoire sont identiques. Pour Clifford, il n’y a pas de distinction entre la création du monde et la création d’Israël, ni entre la rédemption de l’un et de l’autre.

« Dans P[5], par exemple, ce concept est indiqué par le terme tôldôt (2,4a), littéralement ‘générations’. De même le récit historique de l’Exode est bâti sur le modèle de la conquête de la mer par Dieu[6].

La création est le premier de ses actes de salut[7]. Le premier chapitre de Genèse, pour J.D.Levenson, doit être considéré ‘comme un point sur la trajectoire qui va du mythe guerrier de l’ancien Proche-Orient à la théologie évoluée de la création selon les fois abrahamiques’. Il y a, en effet, développement historique de la tradition sur la création en Israël, mais il ne culmine pas dans l’union de la création et des actes divins dans l’histoire. Le résultat que l’on trouve, par exemple dans Esaïe (en 40[8] et 44) est déjà présent, tout au moins  in nuce, dans l’expression très ancienne de la foi israélite qui présuppose un lien entre Israël et le don d’un pays, ou dans le développement hymnique et non didactique d’une doctrine de la création telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans Psaume 136 ou 148… 

Par conséquent le thème de la création et celui de la rédemption appartiennent à une seule composition. ‘Le miracle de la création est un miracle de rédemption’ souligne Paul Ricoeur. » 

L’acte de création comme force dynamique fonctionnant au sein de l’histoire.

« Il est vrai qu’il y a une évolution au sein des Ecritures hébraïques et qu’elle culmine dans le genre littéraire sapientiel. G. von Rad fait remarquer que l’origine de cette tradition n’est pas israélite mais égyptienne, encore que non mythologique. Finalement, dans les Psaumes sapientiaux 8 ; 19 ; 150, le monde est un étalage de la sagesse et de la puissance de Dieu (voir aussi Proverbes 3,19 ; 8,22 ; 14,31 ; 20,12 ; Job 28). Mais même dans ce dernier groupe de textes, le lien étroit entre création et histoire montre que la bonté de l’acte de création n’est pas ‘naturelle’, c’est-à-dire innée et intrinsèque à la créature. C’est une force dynamique fonctionnant au sein de l’histoire. Ceci est particulièrement clair dans P où le mot tob (bon) est employé pour exprimer le plaisir immense du Créateur. Tob, en effet, ne qualifie pas une beauté esthétique ou une valeur interne. Tob exprime la capacité de la créature à remplir les espérances de son Créateur. Par conséquent, la bonté est caractérisée par l’ordre dans le désordre (le ‘sans ordre’), un ordre établi par Dieu et qui devient opérant, pour ainsi dire, grâce au partenaire humain de Dieu. »

Une sagesse subséquente venue du Néguev[9]    

Deuxième question [mise sur les lèvres d’Alexandre le Grand]:

Qu’est-ce qui a été créé en premier, les cieux ou la terre ? Réponse : Les cieux, car il est dit : ‘Au commencement , Dieu créa les cieux et la terre’ (Genèse 1,1).

« Réponse d’emblée  référée à un verset de la Bible !

Question d’Alexandre le Grand, disciple d’Aristote, qui, par-delà l’alternative métaphysique – création ou éternité du monde –, s’interroge sur le sens originel de l’être en tant qu’être. Tout s’élève-t-il de terre ? Tout descend-il du ciel ? Faut-il humilité pour que l’être soit, ou faut-il, dès avant l’être, en déjà dépasser la condition ? La réponse est d’emblée référée au verset. Les cieux et cetera. Sans doute les cieux mentionnés les premiers. Et on peut reconnaître, dans les sages qui décident ainsi, l’Ecole ou la Maison de Shamaï, opposée à l’Ecole ou la Maison de Hillel. Il est peut-être intéressant de rappeler ici la discussion entre Hillel et Shamaï, qui traverse et ‘bâtit’ et structure la pensée rabbinique. L’une et l’autre Ecole sont parole de Dieu vivant. Le désaccord ne serait point signe d’une quelconque finitude de la sagesse révélée. Il signifie la vie de la Thora, que le Talmud appelle guerre entre sages ou entre ‘disciples en sagesse’. Les aspects innombrables du Vrai absolu vivent au sein des débats ou disputes rabbiniques, évitant dogmatisme, évitant hérésies. La Maison de Hillel contre celle de Shamaï nous enseigne que la terre fut créée la première. Ainsi veut le verset de Genèse 2,4 : ‘ …au jour où Dieu a fait terre et ciel…’, la terre est la première nommée. Les sages d’Israël réconcilient les deux Maisons en citant Esaïe 45,12 : ‘Et ma droite qui a étendu le ciel et ma main qui a fondé la terre’ – le Créateur travaillant avec ses deux mains a fait en même temps terre et ciel. Les anciens du Néguev répondirent, comme Shamaï, en spiritualistes radicaux. Que voulez-vous, Alexandre ne dit rien. Il était sans doute spiritualiste !

Troisième question :

Il leur a demandé : Qu’est-ce qui a été créé en premier, la lumière ou les ténèbres ? On lui a répondu : Cette question n’est pas encore décidée.

Lumière ou obscurité première, question plus radicale certainement que la question relative à la terre et au ciel. Alternative plus profonde que l’alternative matière ou esprit. Question qui se pose pour le spiritualisme lui-même. Qu’est-ce qu’on entend après tout par esprit ? Il y aurait eu là refus de répondre ! Je pense que ce refus n’indique pas seulement l’embarras qu résulte d’une question encore prématurée.

Que la création de la lumière suppose une préalable obscurité et, par conséquent, l’aînesse des ténèbres, mais les ténèbres n’ont sens que dans la clarté de l’esprit, c’est peut-être là tout le problème, ‘la question qui n’est pas encore décidée’ de la possibilité ou de l’impossibilité de l’Irrationnel. Déjà il frappe, pour se faire reconnaître, aux portes de la Raison, et par là même se dédit de sa déraison mais pourtant reste dehors à frapper.   

Dans notre texte se manifeste aussi un niveau moins paradoxal et moins profond de cette situation. La question posée n’est pas résolue, disent les anciens de Néguev : les circonstances de la solution ne sont pas réunies pour discuter en public et à tout moment de métaphysique ou de Cabbale. La Caballe n’est pas encore, comme à Paris , affaire de tout le monde ! les questions ultimes se traitent en dialogues discrets et même dans la pensée d’un seul. L’intelligence politique d’ailleurs, ne va peut-être pas au-delà de certaines limites. Au-delà, c’est mauvais pour cette intelligence et dangereux pour la politique.

Notre texte demeure encore à ce niveau de prudence quand il explique le refus de répondre qu’opposent les anciens du Néguev à la troisième question d’Alexandre le Grand.

Pourquoi ne lui ont-ils pas répondu que ce sont les ténèbres qui sont premières ? Les anciens ont pensé qu’Alexandre en viendrait à leur poser des questions sur ce qu’il y a au-dessus, sur ce qu’il y a derrière et sur ce qui est devant.

 La Bible, en effet, ne raconte-t-elle pas de la lumière, la création, ce qui indiquerait l’antériorité des ténèbres ? Mais les anciens se sont tus. Ils savaient qu’ils n’en finiraient jamais s’ils entraient en de telles questions.[Quelle preuve de sagesse !] »  

L’harmonie du monde est créée par décret[10], d’où l’établissement d’une équation entre harmonie et obéissance.

« Cette harmonie est créée par une loi. Même les produits de la terre poussent selon un ordre, un commandement[11]. A tel point que, selon le Lévitique, la terre peut à un certain moment décider d’observer les Sabbats qu’Israël ne lui a pas accordés ; elle peut refuser de produire. Le monde créé par Dieu est ainsi tenu dans un équilibre prescrit mais incertain – dans l’espoir qu’adam obéira[12]. Ainsi, pensant au ‘paradoxe entre l’impuissance et la responsabilité du créé’ menacé de tous côtés dans le jardin d’Eden, P. Trible écrit : [13]>.

Ainsi que le montre le cours de l’histoire, il suffit qu’adam désobéisse au commandement pour que le monde soit replongé dans le chaos dont il avait initialement émergé.

Le chaos qui ne cesse d’encercler la création de tous côtés est cependant tenu en échec par la ‘semonce’ de Dieu[14] ; ce qui fait écrire très justement à B.W. Anderson  que ‘la création divine est fondamentalement une doctrine eschatologique’[15]. »

LA CRÉATION telle que narrée par le Yahviste

En conséquence du fondement eschatologique de la ‘création divine’ qui vient d’être mis en évidence, ce serait une grave erreur de considérer que l’histoire racontée par le Yahviste (J) dans Genèse 2 et 3, se termine sur un point final appelé la « Chute », qui conclurait ainsi définitivement un chapitre de la préhistoire totalement désengagée de l’histoire humaine « sur la terre ». La non-existence opposée à l’existence, la non-vie à la vie, « pas de plante/pas de cultivateur » à « adamah/adam », sont autant les ingrédients de l’histoire ici et maintenant qu’ils l’étaient de la « préhistoire » autrefois. Le péché humain perpétuel renvoie la terre au chaos (Jérémie 4,23s[16] ; Osée 4,3)[17].

Le Yahviste (J) tel qu’en lui-même.

« Le grand narrateur de Genèse 2-11 est le Yahviste, conteur inspiré qu’il nous faut maintenant caractériser. D’après Martin Noth, ‘du point de vue théologique’, le plus important témoignage que l’on puisse trouver dans le récit de tout le Pentateuque est donné par le Yahviste[18]’. Il en est ainsi, ajoute Werner H. Schmidt[19], parce que le Yahviste a ‘une compréhension radicale du péché humain (Genèse 6,5 ; 8,21)’, ainsi que de ‘la promesse d’une bénédiction – sur toutes les familles de la terre (12,3)’. La préface de Gn. 2-11 et l’indication (en Gn., 12,3s), d’une vocation d’Abraham incluant non seulement ses descendants mais aussi toute l’humanité, suffisent au Yahviste pour stigmatiser le fondement universel de l’histoire de la rédemption.

Conçu aux environs de 950 av. J.C., le récit du Yahviste n’hésite pas à retracer l’emploi du nom ‘YHWH’[20] jusqu’à la création, comme l’explicite Gn.4,26. Une telle démarche a pour but d’affirmer que le Dieu d’Israël est le Dieu de l’humanité. Certes, le Yahviste se sert d’un document, en particulier en ce qui concerne l’histoire primitive, dont l’origine est mythologique et cultuelle, mais il a su se libérer de ces amarres encombrantes. » 

Pour le Yahviste, l’art de raconter remplace la liturgie cultuelle ; tout ce qui peut être vu de l’adam n’épuise pas son être.

« Le Yahviste releva le défi d’interpréter l’histoire depuis les origines jusqu’à sa propre époque à la fois comme kérygmatique[21] et entièrement orientée vers le Xème siècle av. J.C. Sa présupposition fut que l’expression privilégiée de la ‘théologie’ est la narration. Avec le Yahviste, l’art de raconter remplace la liturgie cultuelle ! De ce fait, il trouva un deuxième fondement à sa déclaration que, depuis les origines, l’humanité en a appelé à YHWH ; sa thèse est que le Dieu de la création et de l’histoire et le Dieu du culte sont le même YHWH. Il fallut l’intervention de la source ‘P’, d’après von Rad, pour ramener toute la tradition dans les limites du culte.

A l’instar de la fresque de P dans Genèse 1, le Yahviste présente adam comme l’apogée des œuvres de Dieu. Mais il est beaucoup plus dramatique dans sa conception de l’être humain ; la création de ce dernier joint des éléments disparates : argile et souffle divin  (Genèse 2,3 ; on pourrait tout aussi bien dire eau et feu !). Il ne faut pas confondre cela avec la conception dualiste qui oppose le corps à l’âme. C’est plutôt une autre façon pour le Yahviste de préparer le lecteur au déroulement d’une histoire dont les ingrédients sont, d’une part, la bienveillante création divine, et, d’autre part, l’inclination humaine au mal. Du coup, un avertissement est donné que ce qui peut être vu de l’adam n’épuise pas son être. Argile et souffle divin servent de critères à l’indispensable distinction entre le mesurable et l’impondérable. Il y a ici un étroit parallèle avec Genèse 1,26s (au sujet de l’imago Dei). Ce que Ricoeur écrit dans son commentaire sur Genèse 1-2,4 peut tout aussi bien s’appliquer à la conception yahviste : ‘L’homme est créé – en forme des Elohim –, c’est-à-dire selon un modèle céleste qui l’arrache à la sphère du visible ; ainsi, si Dieu est anthropomorphe, l’homme est théomorphe’. »    

Pour le Yahviste, il y a création parce que Dieu s’aime lui-même en Autrui.

« Tandis que toutes les nations de l’Antiquité essayaient de trouver un moyen d’échapper au mouvement cyclique du temps – à l’aide de la magie ou d’une réflexion (pseudo-)philosophique – , le Yahviste invite ses lecteurs à confronter le temps, le monde, la réalité tels qu’ils sont. Ce monde est le produit de la volonté divine. Bien que n’étant pas divin, l’univers est le résultat de l’ordonnance divine, et adam respire le souffle divin. Au lieu du dualisme ontologique présent dans de nombreuses théories religieuses, il y a ici dialogue entre Dieu et le monde. En fait, il y a création parce que Dieu aime un autre, ou peut-être peut-on dire qu’Il s’aime lui-même en autrui.

Il est ainsi proclamé, dès les toutes premières pages de la Bible, que l’amour consiste à créer quelqu’un du plus profond de soi. ‘Dieu est anthropomorphe et l’homme théomorphe’, vient-il d’être dit. C’est un échange de bonté. Dieu est bon et déclare sa créature également bonne (tob). La bonté de la créature est sa capacité de répondre à la bonté du créateur. Psaume 94,7-9 montre de manière évidente que l’essence humaine est d’être en communication avec les autres, d’être tourné ad extra. C’est la responsabilité humaine. C’est pour cela , d’après Genèse 1,28, que les premiers mots de Dieu au couple humain sont sous forme de commandements. Il leur est ordonné de proliférer et de régner sur l’univers, c’est-à-dire d’avoir des relations intimes les uns avec les autres et avec le monde, ce que P avait suggéré avant J. En ce sens, il y a en tout être une véritable incarnation divine. L’être humain est imago Dei parce que tout en lui est appel à entrer en communication avec le modèle divin, lui-même totalement tendu vers Autrui. C’est pourquoi l’imago est immédiatement mise en relation avec la vie sexuelle (‘mâle et femelle il les créa’, 1,27 ; voir aussi 2,7.21), c’est-à-dire avec la communication par excellence. ‘Qui se ressemble, s’assemble’. L’orateur cherche qui peut parler ; le compatissant qui a compassion. Kant exprime parfaitement cette idée lorsqu’il dit que l’analogia fidei ‘ne signifie pas […] une similarité imparfaite de deux choses, mais une parfaite similarité des relations entre deux choses bien différentes’[22]. »

LA CRÉATION dans ses deux versions

Du mythe de Genèse 1 à l’ethos sapientiel de Genèse 2-3

« Dans ce qui précède, nous sommes passés alternativement de (J) à (P) et de (P) à (J) dans un but précis. C’est, en effet, une erreur d’opposer les deux ‘versions’ de la création dans les premiers chapitres de la Genèse. (P) à qui nous devons le Pentateuque dans sa composition actuelle, le fait commencer par Genèse 1-2,4, mais en pleine connaissance de la version de (J) dans Genèse 2-3[23]. Le mythe de Genèse 1 avait pour but de faire revenir le narratif au rituel, en parallèle avec l’ancien Enuma elish mésopotamien par exemple[24]. Par contraste Genèse 2-3 est tout simplement une narration, une histoire. Son rôle est pédagogique et explicatif, et non restitutif comme le mythe et le rituel. Avec l’étiologie[25] de la création selon le Yahviste, nous sommes encore formellement près du mythe, mais génériquement nous nous en sommes éloignés considérablement. Jon D. Levenson  a raison de dire que Genèse 1 fait son apparition au ‘moment [temps de l’exil à Babylone] où YHWH et ses promesses à la nation semblaient discréditées’, dans le but de ‘servir à s’opposer à la persistance des forces des ténèbres identiques avec le monstre du chaos’.

En ce qui concerne Genèse 2-3, cependant, les conditions étaient entièrement différentes. On se retrouve dans un ethos sapientiel. Il est vrai que l’intérêt de J est tout aussi universaliste, mais l’atmosphère est plus idyllique que dans P et les idées politiques sont plus démocratiques. J est plus dramatique. Dieu est créateur, d’une puissance incomparable, Roi des rois[26] – mais il est vulnérable. Et ce côté de sa divinité accentue son anthropomorphisme[27]. De même la vulnérabilité est une marque de fabrique pour adam. Les relations humaines, en particulier les relations sexuelles sont problématiques, comme le sont aussi celles avec l’animalité. Finalement le problème humain est un problème de sagesse, de discernement entre ‘le bien ‘ et ‘le mal’. Le caractère sapientiel de Genèse 2-3 a été démontré avec force par Luis Alonzo Schökel[28]. Adam est un sage (cf. Ezéchiel 28 et Job 15,6-7). Il nomme tous les animaux de la création. La discussion du texte à propos des quatre rivières qui arrosent la terre[29] est une autre démonstration de sagesse, et ces grandes artères vitales qui franchissent l’étendue du monde soulignent à nouveau fortement la portée universelle de J. Comme dans la Sagesse en général, il est important de le signaler, la cellule familiale est en J aussi un centre d’intérêt. »

Application d’un modèle d’‘ascension triangulaire’ aux origines de l’humanité.

« Alonzo-Schökel parle d’un modèle d’‘ascension triangulaire’ vers ‘un seul fait originel qui a produit une certaine situation appelée l’horizon’. Le triangle apparaît dans genèse 2,16s, qui nous met d’abord en présence d’un précepte apodictique [‘Tu pourras manger de tout arbre du jardin,], assorti d’une menace  [mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur, car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir.’] Ensuite, l’amour apparaît comme une seconde force. Finalement, la tentation est une troisième force en relation mutuelle avec les deux premières. Dans Genèse 2-3, ‘l’ascension triangulaire [s’applique] aux origines de toute l’humanité’. Le Yahviste ne rejette pas dans le passé  ‘un événement subséquent et il ne projette pas l’expérience de tous les hommes dans une allégorie des origines. Il retourne vraiment à l’événement originel’ en tant qu’historien. Il applique le modèle historique de la désobéissance au commandement qui entraîne châtiment et, ensuite pardon divin. Il est important de constater que ‘le point de départ de la réflexion  n’est pas la nature abstraite de l’homme, mais l’expérience réelle de l’homme face à l’histoire du salut’. Ainsi chez le Yahviste, la sagesse, l’histoire, le récit et le mythe convergent. Genèse 2-3 a une tonalité quasi mythique, à cause du va-et-vient entre expérience/histoire  et mythe/métahistoire, provoqué par des impératifs en conflit mais complémentaires. D’autre part un processus de démythologisation est évident. La documentation du Moyen-Orient a été rigoureusement réinterprétée par le Yahviste suivant des lignes de force non mythologiques (et dans une certaine mesure sapientielles ). Mais, d’autre part, le contraire est aussi vrai. Car, il y a ici, comme en général dans la littérature narrative israélite, une certaine ‘tendance à transformer en mythe les épisodes historiques pour révéler leur sens transcendant’, comme l’écrit Frank M. Cross.[30] » 

LA CRÉATION comme grisée par le serpent

Créé par Yahvé, le serpent dans sa position d’animal ‘stricto sensu’, puis dans ses parures qui vont en faire, face à Eve, le représentant du royaume animal.

« Un bon exemple du contact avec la mythologie est donné dans l’intervention du serpent. En grande partie, mais pas complètement, son caractère sinistre dans l’histoire des religions a été supprimé par le Yahviste qui s’écarte du mythe et affirme le fait essentiel que le serpent a été créé par YHWH (3,1). L’action porte de ce fait sur sa création au lieu de porter sur le symbolisme mythique que l’on trouve dans d’autres textes, tels que Sagesse 2,24 ou Apocalypse 12,9, dans lesquels le serpent est identifié à Satan.

Dans Genèse 3, le serpent est tout d’abord envisagé dans sa position d’animal avant qu’il soit transformé en une sorte de monstre. A cet égard la position du serpent est parallèle à la chute en disgrâce de l’être humain. Nous voilà bien dans le courant de démythologisation du Yahviste : avant tout et avant les évènements ultérieurs, le serpent n’est qu’un serpent – mais avec une caractéristique que la mythologie et par conséquent les ‘sciences naturelles’ du moment lui ont attribuée, à savoir ruse et malice. En outre, bien que d’une manière ambiguë, ces attributs ne sont pas entièrement péjoratifs. Ils appartiennent quelquefois à la panoplie du sage. Le serpent est ‘subtil’ (ce qui peut vouloir dire ‘pervers…ou plein de tact’, dit Alonzo-Schôkel). Mais dans notre récit subsistent des échos de l’association du serpent avec les symboles phalliques qui le mettent en relation avec tout le domaine de la sexualité[31]. En fait l’hébreu dans Genèse 2,25[32] et 3,1[33]. 7 fait un jeu de mots avec ‘arum’(pervers) et ‘arom’(nu) ! J’y reviendrai.

Dans Genèse 3,6, l’homme abolit toute distance avec l’animalité. Il est important de souligner que dans (3,1) le serpent est avant tout présenté comme ‘plus astucieux que n’importe quel autre animal sauvage’.

Dans le mythe de la Genèse, cependant ruse et astuce ne sont ni plus ni moins  que des moyens de séduction en vue d’une autre alternative dans la relation. Par conséquent, ‘arum’ est amphibologique, faisant ressortir dans Genèse 3 que le serpent est l’animal par excellence, le chef dans le royaume animal et son représentant. Lorsqu’elle parle avec le serpent, Eve parle avec l’animal. De même, d’ailleurs, la femme représente ici bien plus qu’elle-même ; en tant que mère de l’humanité, ainsi que le côté ‘tendre’ de l’androgyne, elle représente l’être humain. L’humain se tourne vers l’animal. »

La confrontation humaine avec le genre animal.

« A nouveau ici, le Yahviste s’approprie un motif mythologique central : la confrontation humaine avec le genre animal. Dans l’histoire babylonienne de la création par le dieu Mardouk appelée « Enouma Elish », le mythe décrit énigmatiquement comment le héros Enkidu, le futur compagnon fidèle de Gilgamesh, abandonne le royaume animal comme étant une ‘condition préalable au développement de la culture et à la maîtrise de la nature’. Ainsi l’intervention du serpent (à la fois dans le mythe de Gilgamesh et dans celui de la Genèse) apparaît comme une première revanche du royaume animal sur son parent déserteur[34].

Il y a beaucoup de choses en commun entre Eve et le serpent , car l’animalité est, comme le mal, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur[35]. Edmond Jacob en fait la remarque lorsqu’il insiste sur les similarités entre l’humanité et l’animalité dans la Genèse : l’animal aussi est ‘béni de Dieu’ (1,22) comme l’humain, proximité dangereuse entre l’humain et la bête que manifeste, par exemple, la nomination dans Genèse 2,19[36]. Tous deux sont basar (animés de vie) (6,13.17 ; 7,15 ; 9,11 ; Ps.,36,10). Dieu peut enlever la ruah (souffle) de l’un et de l’autre (Ps.,104,29 ; Job 34,14). Leurs destinées sont entrelacées, ainsi qu’il est évident dans l’histoire du Déluge (Genèse 6,7 ; 9,15), mais l’humain doit dominer l’animal (Genèse 1,28 ; 9,2-4). Les relations sexuelles avec un animal sont maudites (Exode 22,18s ; Lévitique 18,23 ; Deutéronome 27,21). Mais surtout, [sans que ce soit réciproque], l’humain peut manger l’animal, et par conséquent une barrière insurmontable est érigée entre eux[37]. »

Au même titre que, dans (P), l’univers se trouve menacé par le chaos, ici, chez le Yahviste, Adam sent son existence menacée dans le monde  par le serpent, symbole de la sagesse infernale.

 « Dans l’Israël antique, le serpent est associé avec la connaissance et la sorcellerie  (d’une manière frappante, il peut sortir de sa peau et donc renaître indéfiniment). La faculté de parole est un autre signe de savoir [de l’ordre des serpents][38]. Bien qu’il ne semble pas y avoir de parallèle  moyen-oriental ancien au serpent symbolisant le sommet de la science, il y a dans la Bible une tradition ferme qui fait du serpent un animal magique, source d’une sagesse cachée[39] (Nombres 21,99 ; 2 Rois 18,4). En Mésopotamie, Syrie, Palestine et Egypte, le serpent est l’animal totem du dieu de la fertilité et de la fécondité. Il n’en est pas de même chez le Yahviste qui traite du sujet dans un esprit polémique : à aucun moment Dieu ne dialogue avec le serpent. Cet idole que certains adorent est ici un animal humilié (humus-ligare) qui rampe sur son ventre et mange la  poussière[40] (Genèse 3,14).

En résumé, malgré sa dégradation radicale dans la Genèse, la dimension mythologique du serpent n’a pas été totalement effacée par le Yahviste. Il demeure un symbole de la sagesse infernale. En fait, le serpent de son récit joue le même rôle que le chaos dans celui de (P). Cela n’a pas échappé plus tard aux symbolistes. Ils ont mis le serpent sur le même plan que le monstre chaotique appelé Léviathan (Esaïe 27,1 ; Job 26,18). Le serpent, dès lors, a l’avantage distinct de se déplacer sur la terre alors qu’il vient de la mer (sous forme de Léviathan). Mais, en définitive, il n’est qu’une créature de l’enfer et il finit par manger la poussière, symbole de stérilité et d’inertie, vers laquelle Adam retourne après la mort (Genèse 3,14).

Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la différence entre le cosmique et l’anthropologique se manifeste aussi en ceci que, de même que l’univers est menacé de tous côtés par le chaos, (selon une tradition ancienne (Ps.74,10s. 18.20 ; 89,26 ; 104,6-9 ; Job 38,8-11 ; Esaïe 51,9s ; 54,9s …), au niveau anthropologique Adam, d’après le Yahviste sent son existence menacée dans le monde[41] (Genèse 3,16).

A première vue, la menace est subtile et d’apparence insignifiante. Après avoir noté que l’homme et la femme étaient nus, le Yahviste braque tous les feux sur une scène étrange où la femme et le serpent conversent. Visiblement, le partenaire habituel de la femme, celui qui normalement dialogue avec elle, est ici absent. Il en est de même du partenaire primordial divin. Il réapparaîtra seulement après la fin de la conversation avec le serpent et ses conséquences immédiates (3,8s). Quant à Adam, les Rabbins anciens suggèrent finement qu’il avait ‘connu sa femme’ et s’était endormi ; idée intéressante, car elle accentue la séparation qui suit l’union intime et la solitude d’Eve. Il est clair que cette suggestion rabbinique s’appuie sur les implications sexuelles du texte. Bref, il y a communication entre l’animal et un côté seulement de l’être humain. L’absence de l’autre côté est remarquable. Ce qui ne signifie pas que ce dernier soit exonéré de la ‘chute’ (voir 3,6), mais, au contraire, qu’il est fautivement absent et que son absence fait ressortir la séparation entre les sexes. »

Les potentialités découvertes chez les trois êtres décrits, à la fois, comme arom (pervers) et arum (nus).

« L’emploi du même terme arom/arum dans deux versets contigus, dans 2,25 à propos du couple humain, et dans 3,1 à propos du serpent, a été appelé par Karl Barth ‘un trait de génie’. Reprenant cet argument, Claus Westermann voit clairement dans la Genèse, à la fois parenté entre l’humain et l’ophidien, et différence entre leur nudité. Même le fait d’être aliéné de leur entourage est porteur de sens pour tous les deux. Ils sont à quelque distance du ‘naturel’, et par conséquent ils appartiennent à une autre catégorie que celle des autres animaux[42]. On constate d’abord une divergence entre les deux ordres.

‘Nudité’ ne veut pas dire la même chose dans les deux cas. Les êtres humains sont nus mais ne sont pas dépouillés (ils n’ont pas honte, ce qui n’est pas un signe de naïveté mais un signe de sainte simplicité – sancta simplicitas ). Au contraire, la nudité du serpent veut dire dénuement. Contrairement à Adam et Eve, il n’a pas de compagnon de son espèce, pas de ‘vis à vis’ lui prêtant assistance’(Genèse 2,18). Il est seul et aliéné [comme privé de sa propre existence], déjà ennemi (Genèse 3,15) avant de le devenir par malédiction. Se sentant aliéné de la création, il détruit les limites établies par le Créateur entre les espèces ; il transgresse littéralement les différences entre elles et amène la confusion. Il envahit une autre espèce, simplement pour l’abaisser au niveau de son propre isolement. Sa ruse (sagesse virtuelle) est amère, et pis encore, mortelle. La nudité du serpent est une parodie de celle des humains.              

Divergence, avons-nous dit, mais aussi convergence.

‘Nudité’, en effet, signifie non seulement faiblesse, mais aussi disponibilité, ‘virginité’. Le fait que le serpent et l’humain soient nus souligne que tous deux sont ouverts à toute éventualité, c’est-à-dire, si l’on adopte la manière de parler hébraïque qui embrasse ainsi du regard  toutes les possibilités éthiques, ils sont prêts aussi bien au tob (bien) qu’au ra (mal).

L’acte sexuel figure évidemment parmi ces potentialités découvertes par les trois êtres décrits comme arom/arum. La nudité d’Eve, en particulier, est une invitation (le serpent, comme Adam est un être phallique). La nudité n’était pas honteuse tant qu’il s’agissait d’inviter celle d’Adam ou celle d’Eve. Mais quand une tierce nudité s’interpose, alors toute nudité devient une occasion de honte. Le troisième parti tient, pour ainsi dire, un miroir dans lequel chacun se regarde, de sorte que ce qui auparavant était une ouverture à l’autre, devient retrait sur soi.

Honte, d’après N. Frye, est un terme utilisé sémantiquement en liaison avec stérilité (Genèse 30,23 ; Esaïe 4,1), veuvage (Esaïe 54,4), mutilation (Juges 1,6s ; 1 Samuel 11,2 ; 2 Samuel 10,4s), abandon (Lévitique 20,17 ; Juges 3,25 ; 2 Rois 2,17 ; Ezéchiel 36,30). A la lumière de cette perception de la honte, la punition infligée au serpent convient à sa faute : il doit ramper, explication étiologique de la ‘mutilation’ de ses pattes. Il doit manger la poussière, c’est-à-dire se nourrir du rien, du vide, de la mort elle-même, et il doit rester seul comme s’il était sans ‘vis-à-vis’ et stérile. De ‘arum’, il devient le ‘plus maudit que n’importe quel animal sauvage (Gn. 3,14)’. Le serpent demeure pour toujours le représentant de l’animalité, tout comme Behemoth dans Job 40.

Animalité et sexualité sont étroitement liées. La sensualité avive l’animal dans l’humain, d’après la sagesse populaire. Il en est ainsi parce que le rationnel fait vite place au désir sauvage et incontrôlable. A ce point l’‘arum’ humain change de sens et devient l’‘arum’ ophidien, rut animal indigne de la maîtrise humaine sur ces instincts que l’on appelle ‘les plus bas’. La conversation du serpent avec Eve n’a pas besoin d’être brutalement sexuelle . Il suffit que le serpent soit l’animal, en contraste avec Eve, une créature dont le souffle est divin. C’est pourquoi le implications sexuelles au cours de leur rencontre ne peuvent passer inaperçues. Déjà les Rabbins anciens avaient vu dans l’interposition du serpent entre mari et femme une tentative de l’animal de prendre la place d’Adam. »

L’exercice d’une magie excitante dans l’idée de manger un fruit qui, par la connaissance, vous fait devenir comme Dieu ; la contrepartie en est la perversion de la science originelle.

« La séduction est extraordinaire. Adam ne peut qu’offrir ce qu’il a reçu lui-même d’un Autre pour être humain, mais le serpent rend ce don de soi si microscopique qu’il devient sans valeur. L’offre du serpent lui substituera une alternative formidable. Il y a une magie excitante dans l’idée de manger un fruit qui, par la connaissance, vous fait devenir comme Dieu (ou comme des dieux) ! (Le terme employé ici est ‘yada’, qui dénote une connaissance intime, existentielle comme celle que l’on découvre dans la relation entre l’homme et la femme (cf. Genèse 4,1). Le serpent alors apparaît dans sa totale nudité phallique. Il n’est plus seulement l’animal ; il est le pénis. Le serpent est le symbole de relations sexuelles sans amour, d’accouplement animal. A ce niveau également il y a contraste entre ce qui est visible et ce qui est invisible, entre le coït et l’amour – l’être humain n’est pas seulement matière et forme, mais nephes hayyah (2,7)s[43].

La  dissimulation du serpent devient une force en opposition au commandement d’être à l’Image de Dieu. C’est un mépris de la différence, un désengagement de l’humanisation de la création.   

Avant la ‘chute’, le problème sexuel ne préoccupe pas les humains, parce que, précisément, il n’y a pas de problème. Mais quand la science originelle est pervertie, la réalité est démantelée en deux aspects inconciliables. L’aspect de différence est séparé de l’aspect de ressemblance. Le divorce ne peut être plus net que dans le domaine sexuel, car le domaine sexuel est paradigmatique de l’existentiel dans sa totalité. Nulle part ailleurs, les humains ne sont plus près de leur animalité intrinsèque. Il est ironique que ceux qui ont choisi de se rebeller contre Dieu et de devenir comme des dieux se retrouvent emprisonnés dans le domaine animal : ‘qui veut faire l’ange fait la bête’ dit Pascal. »

LA CRÉATION continuée sur des ‘orientations’ et des limites’ nouvelles.

Tandis que la réalité qui part du ‘tob’ (bien) est celle du Créateur, il ne reste à l’être humain séparé de Dieu qu’à partager l’autre vision, celle qui part de ‘ra’ (mal).

« [Il convient] ici d’écouter Phyllis Trible[44] quand elle insiste sur le fait qu’au moment où ‘les yeux de tous les deux sont ouverts’, ‘ironiquement ils connaissent le contraire de ce que le serpent a promis. Ils connaissent leur impuissance, leur insécurité et leur vulnérabilité […] Ce qui est avant et après la désobéissance met en contraste l’existence nue, inconsciente d’elle-même […] et la conscience de leur vulnérabilité…’

Il faut insister sur un point important. Ce type de connaissance d’une situation, dont ils prendront connaissance plus tard, était, avant qu’ils mangent du fruit défendu, totalement superflue car leur vulnérabilité était sous la protection du Tout-Puissant. C’est seulement maintenant, pour ainsi dire, qu’ils sont nus ; ils ont eux-mêmes manifesté leur nudité[45]. Une faiblesse ne devient une faute que quand elle est démasquée par expérience ou révélation. Le discours du serpent est trompeur et lui-même peut être appelé menteur. Dieu ne l’est pas.

Il est vrai que, lorsque les humains mangent du fruit de la connaissance, quelque chose arrive qui ressemble à de la vraie science : leurs yeux s’ouvrent (pqn, un verbe qui est employé pour décrire le recouvrement de la vue par un aveugle, Ps.146,8 ; Esaïe 35,5). Mais ce qu’ils voient n’est qu’une réalité honteuse, juste le contraire du tob de la proclamation divine en Genèse 1. Ainsi, il est clair que la réalité est l’interprétation de la réalité. La vision des humains est désir de refaire le monde d’une façon différente ; ils ont le sentiment illusoire qu’ils peuvent faire mieux que le Créateur. Ce qu’ils obtiennent est la déformation du donné par une interprétation fallacieuse. Tandis que la réalité qui part du tob est celle du Créateur, il ne reste à l’être humain séparé de Dieu qu’à partager l’autre vision, celle qui part de ‘ra’ : tertium non datur. Il ne faudra pas moins que l’arrivée que l’Oint du Seigneur  pour ouvrir [réellement] les yeux de l’aveugle (Esaïe 42,7).

Entre-temps, loin de maîtriser la création tels qu’ils le pensaient, les humains sont incapables de discerner ce qui est bon pour eux ; leur ‘clairvoyance’ est myopie (ou, à un autre niveau, nudité). L’aveuglement est aliénation de soi-même aussi bien que de l’autre, de sorte qu’ils peuvent même entretenir l’illusion de n’être pas vus par autrui, d’être cachés (3,8) aux yeux de Celui qui les entoure par-derrière et par-devant (Psaume 139,5) !

Ce qu’ils savent maintenant et qu’ils ne savaient pas auparavant, c’est qu’ils sont nus, au sens propre et figuré. Ainsi, ce qu’ils savent est la surface des choses, leur matérialité nue, et non pas la profondeur des choses ou leur signification, leur référence. Centrés sur eux-mêmes, ils sont devenus incapables de communication réelle. Leurs cinq sens créés pour faciliter le don mutuel sont devenus superflus. Adam et Eve sont maintenant devenus le ‘peuple borné et sans cervelle de Jérémie 5,21, ‘ils ont des yeux et ne voient point, des oreilles et n’entendent pas’. Ils ont perdu toute relation, toute communion avec Dieu, qui leur permettait de voir comme Il voit, de partager Sa vision, d’interpréter comme Il interprète (Ps.7,10 ; Jb.34,21). Ce qui a perdu son point de référence est véritablement déboussolé et insensé. Ainsi, ‘manger du fruit défendu’ consiste à éviter la vie en tant que don, en faveur d’une existence gagnée, méritée, construite à coups d’efforts humains. La nouvelle situation ainsi obtenue va de Genèse 2,15 (cultiver le Jardin d’Eden) à 3,17 (‘le sol est maudit à cause de toi’.) »

La création procède par séparation (le bien et le mal, l’avant et l’après).

« La création procède par séparation, c’est-à-dire par une constante distinction entre deux termes, et, en définitive entre les extrêmes opposés dans l’éventail des valeurs : le bien et le mal (Genèse 24,50 ; 31,24-29 ; 2 Samuel 13,22 ; 14,17 ; Nombres 24,12). Les humains ont eu l’ambition de dominer ces deux termes et, a fortiori, tous les termes intermédiaires, toutes choses dans l’univers étant créées en polarité. Mais ce qui est opposition aux yeux de l’humain est coïncidence dans la vision divine. ‘Bien et mal’ appartiennent ensemble à Dieu, comme le dit Nombres 24,13, et dès lors sont gardés en harmonie, mutuellement complémentaires et contrastés, comme la lumière et les ténèbres (Genèse 1). C’est seulement au moment où les humains s’approprient les critères de l’éthique que la polarité/complémentarité devient adversité/exclusivité. Tob (bon) se trouve menacé par la présence du ra (mal), encore que le ra ne soit explicable que par la présence du tob. Ainsi, ce qui préoccupe le Yahviste, c’est la mise en opposition de termes originairement complémentaires, et aussi la tension introduite par la rébellion humaine entre des termes auxquels on donne maintenant un sens contraire à celui qu’ils avaient auparavant. La nouvelle ‘vie’ est la mort et la nouvelle ‘sagesse’ est la honte. Manger du fruit de l’arbre défendu signifie se détourner du commandement de choisir le bien, et neutraliser la confiance fondamentale sur laquelle ce commandement est fondé.

A cet égard, le texte de la Genèse montre clairement l’étonnante réduction à la notion de ‘tob’ imposée par cette toute nouvelle ‘sagesse’ humaine. Il est désolant de constater que trois domaines de la connaissance sont, selon les humains, présumés couvrir toute réalité (3,6) : ‘bon à manger’= plaisir sensuel (ou le physique ; ‘agréable à voir’ = délice esthétique (ou le psychologique) ; ‘désirable pour l’intelligence’ = satisfaction intellectuelle’ (le spirituel) – toutes satisfactions qui ne proviennent pas du Père mais proviennent du monde (voir 1 Jean 2,16)[46].                                                                                                                                                                 

Le domaine sexuel est spécifiquement envisagé dans la malédiction qui sanctionne la rébellion humaine. Il est alors souligné que le choix humain perverti a un effet instantané (Genèse 3,16) précisément sur le moyen de la connaissance[47] par excellence. Quand le Créateur dit ‘C’est péniblement que tu enfanteras des fils’, il frappe les entrailles de la femme, c’est-à-dire comme dit Thierry Maertens[48], ‘l’organe qui tout le long de l’histoire du peuple élu sera le lieu des bénédictions divines (Deutéronome 28,2-11 ; Esaïe 49,21 ; Genèse 22,17), ‘bien que la bénédiction fleurisse seulement dans la souffrance et le malheur’ (Esaïe 26, 16-19). » 

Genèse 2 et 3 télescopent la distance entre le mythe (jadis) et l’histoire (maintenant).

« Le lecteur moderne éprouve légitimement des difficultés à comprendre pourquoi le récit yahviste fait subir à la femme le choc de la punition. Mais il faut souligner dès maintenant que, selon le mythe à la base de la composition de J, la femme était caractérisée comme la partie faible du couple humain. Elle fut la première à ‘tomber’ dans la tentation. Comme le dit Hartmut Gese : ‘L’Ancien Testament adopta l’être et la conscience des cultures primitives mais en réorienta les éléments essentiels.’ Dans le mythe à la base du récit de la Genèse, continue-t-il, la femme agit ‘sans égard envers l’‘ordre de la création’. Elle donne du fruit défendu à son mari et celui-ci prend conscience d’un monde différent. C’est en cela qu’il y a chute, car c’est seulement par rapport à la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes que les humains font l’expérience de la mort’.

Dans la Genèse cependant, la femme n’est pas ignorante. Elle est au courant de l’interdiction et succombe à une tentation émanant du centre de […] l’être’. La mort ici n’est pas un tragique événement […] mais une décision humaine […] celle de participer au monde de la conscience divine…’(Genèse 6). Nous découvrons ici la mort comme culpabilité.

Ainsi Genèse 2 et 3 télescopent la distance entre le mythe (jadis) et l’histoire (maintenant). Entre les deux, il n’y a aucune discontinuité, même s’il y a une scandaleuse disjonction empirique. En d’autres termes, ce que Genèse 2 et suivants construisent sous nos yeux est plutôt prototypique qu’archétypique. Comme le dit Paul Ricoeur, < chaque femme et chaque homme sont Adam ; chaque homme et chaque femme sont Eve ; chaque femme pèche en Adam, chaque homme est séduit en Eve […]. Le serpent […] serait la part de nous-même que nous ne reconnaissons pas […] la séduction de nous-mêmes par nous-mêmes projetés dans l’objet séductif. La tentation serait une sorte de séduction de l’extérieur ; elle se déroulerait dans l’acquiescement avec l’apparition qui assiège le ‘cœur’ ; et finalement, pécher serait céder (V. Jacques 1,13-14). De même saint Paul identifia la quasi-extériorisation du désir avec la ‘chair’, avec la loi du péché qui est dans mes membres. Le serpent alors, représente l’aspect passif de la tentation, planant à la limite entre l’extérieur et l’intérieur…[Or] le serpent n’est pas seulement la projection de la séduction de l’homme par lui-même , mais aussi notre nature animale […]. Le serpent est aussi ‘extérieur’ d’une façon plus radicale et de manières variées […]. Chaque individu trouve le mal ‘déjà présent’...>       

Il n’y a pas plus de raisons de blâmer seulement Eve  d’avoir ‘mangé le fruit’ qu’il y en aurait d’octroyer exclusivement à Adam la déclaration qu’il est pris de la poussière et qu’il retournera à la poussière (3,19). En soulignant l’absence apparente d’Adam lorsque Eve mange le fruit, l’Auteur veut montrer la séparation/aliénation dans l’unité humaine. Mais en ce qui concerne la culpabilité, tous deux sont égaux car tous deux mangent le fruit. De même quand il est spécifié seulement à Adam qu’il est pris de la poussière et qu’il retournera à la poussière, c’est à nouveau pour insister sur la division du couple et pour donner une sorte de priorité au processus de destruction qui frappe particulièrement l’un des deux parce qu’il n’est pas porteur de ‘vie’ comme Eve[49] (Genèse 3,20).

La malédiction de l’homme est parallèle à celle de la femme. L’homme doit travailler dans la peine, èseb, le même mot employé pour décrire la souffrance d’Eve. Au akhal (le fait de manger) dans la transgression correspond le akhal dans la douleur de la punition. La tesuqah (désir) implicite à la base de la tentation humaine et le masal (domination) sous lequel la femme se met elle-même, trouvent maintenant leur correspondant dans le tesuqah et le masal de Genèse 3,16. La tesuqah initiale apparut dans des termes analogues tels que tob, ta’awah, nehmad, qui décrivent l’attraction de l’arbre défendu. Et masal est aussi sous- entendu dans l’acceptation par Eve de l’autorité de quelqu’un d’autre que Dieu, ainsi que dans l’acquisition de la domination pour elle-même de la manducation du fruit (dei eritis). Le changement d’un ‘désir’ à l’autre et d’une ‘domination’ à l’autre, décrit, comprenons le bien, des relations dénaturées et anormales.  Seul l’eschaton restaurera un jour les les conditions normales qui ont prédominé avant la rébellion : ‘Il n’y aura plus contre la maison d’Israël de ronces qui griffent ou d’épines piquantes…(Ezéchiel 28)’.  

Le couple humain se trouve maintenant sur un sol dont tous deux dépendent pour leur subsistance mais qui est maudit. Ils retournent aussi à ce sol dont ils ont été pris . Il faut se souvenir qu’il n’est pas question, dans ces textes d’une portée considérable, d’un passage d’une réalité à une autre, ou même d’un monde à l’autre. Comme le dit Paul Beauchamp, ‘les cieux et la terre’ sont des orientations et des limites. La rébellion humaine change les deux, de telle sorte que l’‘orient’ est désorienté et la ‘limite’ transgressée. Cela n’empêche pas que l’orient et la limite demeurent pour toujours les normes du monde créé par Dieu. Comme dans Genèse 3,22, où nous avons interprété le verbe hayah comme se référant à un état humain avant la rébellion, 3,16 indique un changement de valeur, non pas de nature. Cela est évident en ce qui concerne la terre : elle demeure la terre qu’elle était. Mais au lieu de coopérer avec les efforts de l’homme, elle est maintenant devenue hostile. Comme auparavant elle produit des plantes de toutes sortes, mais maintenant [certaines] sont devenues ‘des épines et des chardons’ ; L’homme cultive la terre comme avant et cela demande des efforts (2,15), mais maintenant l’effort devient du labeur et de la sueur et il apparaît comme quasi futile. »  

La création reste un drame où la vulnérabilité initiale au chaos laisse anticiper la fragilité de l’ordre créé. 

«  Genèse 3 brosse un tableau où chacun est sur ses gardes, même Dieu ! La TOB donne du texte mystérieux de Genèse 3,22 la traduction suivante : ‘Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Maintenant qu’il ne tende pas la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre à jamais !…’

La lecture traditionnelle juive de ce texte y découvre une ironie et invite le lecteur à suppléer dans le texte des expressions comme ‘ainsi l’homme pense que’ ou ‘d’après le tentateur’. Pour cette raison, Dieu décide : ‘Montrons lui combien il a tort.’ Une autre interprétation intéressante est celle du Yefé To’ar qui lit mimennô (non pas ‘[l’un] de nous’, mais ‘de lui-même’ ; le Texte Massorétique reste inchangé), de sorte qu’Adam est décrit comme ‘celui qui connaît le bien et le mal de lui-même’. Rashi lit :’[L’homme est devenu] comme l’Unique (êhad) parmi les siens par sa capacité de faire la différence entre le bien et le mal’. Et le Targum Onkelos homogénise les deux versions : ‘[L’homme est devenu] unique dans le monde par lui-même.’ En tout cas, d’après la tradition juive, Dieu n’exprime ici ni peur ni jalousie !

D’ailleurs, le sens de ‘hayah’ dans 3,22 reste problématique. La traduction : ‘L’homme est devenu…’est quasi générale, mais ce n’est pas la seule possible. Hayah pourrait signifier ici : ‘[L’homme] était [comme l’un d’entre nous]’, en référence à un état avant la manducation du fruit. Dans ce cas, en Genèse 3,22, Dieu ajouterait quelque chose comme :’Maintenant ne lui permettons pas de perpétuer cette confusion éternellement.’ Dès lors le texte contient une terrible ironie. Les humains ont toujours été des sages, dès le début leurs yeux ont toujours été ouverts, mais ils ont décidé qu’il existait une façon magique pour eux d’être encore plus ‘divins’, de surpasser Dieu dans sa divinité ! Cette lecture de hayah semble confirmée rétrospectivement par le ‘mais maintenant’ (we-attah) dans la seconde partie du verset. L’expulsion du Jardin signifie qu’Adam ne fait plus partie des êtres divins (Ezéchiel 28,2 et passim)[50].  

L’ironie continue avec la promesse du serpent que les humains ne mourront pas s’ils mangent du fruit , car il n’y a jamais eu jusqu’à présent, la moindre intention de les faire mourir ! Au contraire, l’avertissement selon lequel manger du fruit défendu aboutirait à môt tamut (2,17) implique que la mort ne fait pas partie des possibilités normales en Eden. La mort n’avait pas place au paradis, et si besoin était, pour garder l’humain vivant à jamais, il y avait un arbre porteur de fruits de vie. Le Yahviste est ici encore manifestement influencé par les anciens mythes selon lesquels les dieux eux-mêmes sont gardés immortels grâce à un arbre de vie et une fontaine de jouvence[51]. Leur présence en Eden indique que la mort bien que menaçante à l’instar du chaos au chapitre 1, était tenue en échec par le don gratuit de Dieu. La fin de l’épisode montre à l’évidence que ce don peut être abrogé à volonté. Ce fait sert aux fins du Yahviste pour démontrer que la vie au paradis n’était pas à considérer comme allant de soi. L’avertissement de Dieu aux humains : manger du fruit défendu aboutirait au ‘môt tamut’ (2,17), ne fait qu’envisager l’actualisation d’une possibilité depuis le commencement (Psaume 82,6-7). Comme l’écrit Jon Levenson : ‘En réalité, le judaïsme [comprenant ici la religion biblique] n’est pas optimiste mais rédempteur, et la création de l’humanité dépourvue de la volonté puissante, innée et persistante de faire le mal, fait partie de sa vision de rédemption ; elle ne décrit pas une réalité présente.’  Dans la même ligne, Paul Ricoeur écrit : ‘une approche intégralement relationnelle est […] contrainte à penser, en même temps et ensemble, création et persistance du mal […]. La création reste un drame où la vulnérabilité initiale au chaos laisse anticiper la fragilité de l’ordre créé[52].’

Il se peut que dans les sources utilisées par le Yahviste, le fruit de l’arbre de la connaissance dût effectivement ouvrir les yeux et révéler l’existence de l’arbre de vie. Mais, s’il en est ainsi, l’idée n’a pas été retenue par lui, car il dit explicitement que les fruits de tous les arbres peuvent être mangés à volonté , sauf les fruits de l’arbre de la connaissance. Et, après la désobéissance à la volonté de Dieu, c’est précisément du fruit de vie que l’homme doit maintenant être empêché de manger. Autre façon de dire, ironiquement, que maintenant qu’il pense être assuré de vivre comme un dieu, il mourra comme une bête. Ironie encore multipliée par un paradoxe fondamental qui sous-tend notre texte. En effet, la condition humaine avant la manducation du fruit défendu ne se définit pas comme absence de connaissance du bien et du mal, car alors les interdictions et les commandements divins n’auraient eu aucun sens[53]. Ce qui est en jeu ici est le passage à une compréhension autre de réalités déjà connues. Il ne s’agit nullement d’une nouvelle découverte de choses gardées secrètes par un dieu jaloux. »   

Ce n’est pas pour toujours que les yeux d’Adam et d’Eve ne seront ouverts que sur leur honte.

« [C’est que] chaque poison, selon la tradition d’Israël aussi, est accompagné de son antidote. Ce n’est pas pour toujours que les yeux d’Adam et d’Eve ne seront ouverts que sur leur honte. Exode 14,30.31 (J) dit que, après avoir

traversé la mer Rouge, les Israélites virent l’Egypte morte sur le rivage de la mer [et] virent avec quelle main puissante le Seigneur avait agi contre les Egyptiens. Ainsi, le peuple craignit  [un jeu de mots en hébreu avec le verbe voir] le Seigneur …’Résultat de cette vision ‘régénérée’ ; Israël hérite d’une terre nouvelle. Il est guéri de sa ‘maladie à la mort’. C’est ‘un pays ruisselant de lait et de miel (Exode 3,8)’– compliment qui annonce d’autres déclarations dans des textes à portée eschatologique, à savoir la prochaine restitution de l’arbre de vie à l’usage des ‘saints’. On peut citer ici Apocalypse 2,7 ; 22,2 ; 4 Esdras 8,52 (‘pour vous l’arbre de vie a été planté et l’éon futur a été préparé’) ; T. Levi 18,10s (‘le Messie nourrira les saints du fruit de l’arbre de vie’) ; dans les Psaumes de Salomon 14,2.3 et 1 Qhod 8,5.6, ‘les arbres de vie’ (au pluriel) désignent les saints eux-mêmes.

A la fin des temps, les ‘saints’ redécouvriront la véritable dimension de la manducation (que les chrétiens voient préfigurée dans l’Eucharistie). Au contraire Adam et Eve mangeant le fruit défendu en corrompent l’acte même. Employé avec une implication négative, ‘manger’ signifie ici dédaigner la sagesse reçue, celle qui donne la vie, pour une sagesse acquise, résultat d’essais plus ou moins réussis, sagesse marquée par la conscience de la mort (Proverbes 3,19-22 ; 4,13 ; 9,6 ; Qohélet passim). On passe alors de genèse 2,19-23 (toute la création comme compagnon de l’homme) à 3,19 (aliénation de tout l’univers). Pour le Yahviste, cette situation désastreuse trouve sa rédemption en l’élection d’Abraham, la promesse lui est faite d’une progéniture innombrable dans la Terre promise et la bénédiction de toutes les Nations (Genèse 12,1.2 ; 15,5-7 ; etc.)[54]. Plus tard, le Deutéronome résume l’option d’Abraham et de Moïse en une invitation faite à tous de choisir le bien et la vie en accomplissant la volonté de Dieu (Deutéronome 30,19).

‘Manger’ – qui, après la ‘chute’, est du même ordre que marauder, piller – signifie l’abandon de l’innocence originale. Celle-ci consistait en un vécu dans les limites du commandement basé sur la confiance en celui qui commande. Maintenant l’innocence fait place à la ruse, à la fourberie – la fourberie du serpent et bientôt celle des humains. La fausse sagesse promise par le serpent n’était, après tout, qu’une invitation à adopter la ruse du plus rusé de tous les animaux (Genèse 3,1) et à vivre selon des normes établies par soi-même, séparé de l’Autre et des autres, selon un critère égocentrique de jugement. Entre Genèse 2,25 (nudité innocente) et 3,7 (nudité honteuse, honte d’innocence), la chute est verticale…L’antidote, bien évidemment, est l’amour ; un amour à nouveau démontré par Abraham lorsqu’il intercède pour Sodome dans Genèse 18,22s (J). L’amour, selon cette perspective, est commandé ; ce qui semble très paradoxal. Mais s’il est vrai, selon Maïmonide, que ‘nous avons reçu le commandement d’être libres’, il est vrai aussi que nous avons reçu le commandement d’aimer Dieu et notre prochain (Deutéronome 6,5 ; Lévitique 19,18). Sur le visage de l’autre, d’après Emmanuel Lévinas, se lit la prière : ‘Aime-moi !’ »  

De la Création, par l’introduction d’une dimension eschatologique précise, le Yahviste fait surgir l’espérance.

« Aucun lecteur du texte sacré ne peut s’illusionner d’avoir une connaissance immédiate et directe de l’histoire des origines, raison d’être et objectif de tout ce qui existe. Tout ce que le lecteur sait est ce que le Yahviste veut bien dire et comment il veut bien le dire. Ici, plus que jamais, la connaissance est faite de confiance en l’autorité de quelqu’un d’autre. Il n’en reste pas moins qu’avec Genèse 2-3 nous sommes confrontés à un énorme paradoxe. Car plus que jamais, comme lecteurs, nous devons suspendre tout soupçon critique et accepter que l’auteur même soit absent de la scène qu’il décrit ! Quand Dieu créa le ciel et la terre, personne n’était là pour en rendre témoignage. Il y a de la part de l’auteur et, par conséquent de la part du lecteur un a priori de confiance en la crédibilité de la tradition et de l’histoire.

La distance par rapport au mythe est immense. Car l’auteur yahviste se situe comme un sage contemplant l’univers et comme un prophète dont le regard sur l’histoire embrasse passé et futur[55]. Son intérêt porte moins sur ce qui a été que sur ce qui est et ce qui sera. ‘Adam et Eve’ sont chaque homme et chaque femme, ici et maintenant. Tel est le fondement de l’autorité et de la crédibilité du Yahviste. Il est approprié d’appeler ‘inspiration’ ou ‘theopneustia’ (2 Timothée 3,16) un tel regard prophétique. Si le Yahviste avait voulu perpétuer le mythe des délices paradisiaques, il n’aurait pas envisagé qu’il y ait des ‘lézardes dans le mur’ ? Mais au contraire son ‘histoire’ est d’une puissance exceptionnelle , parce que, malgré son absence physique et historique, le lecteur est actuellement présent dans le récit tout entier et dans tous ses détails.  La lectrice se reconnaît en Eve, le lecteur se reconnaît en Adam . Tous deux reconnaissent que le chaos n’est jamais très loin ; l’ennemi est toujours ‘comme un lion rugissant […] cherchant qui dévorer’ (1 Pierre 5,8).

La lutte contre le serpent (un signifiant de stérilité et de mort) et la femme dont le nom est hawwah, Eve, ‘la Vivante, car elle est la mère de tout ce qui est vivant’ (Genèse 3,20) est sans merci. Dans le domaine de la survie et de la nourriture[56], Adam commence une existence très précaire. Tous deux sont entourés ‘d’épines et de chardons’, c’est-à-dire de la végétation du désert, résidu du chaos primitif. La situation est sans issue. Mais, fidèle à son projet, le Yahviste fait surgir l’espérance par l’introduction d’une dimension eschatologique précise. De même que, selon d’autres traditions, le chaos est destiné à être vaincu une fois pour toutes et Léviathan à être mis à mort (Esaïe 27,1), ici la tête du serpent sera écrasée par la descendance de la femme (Genèse 3,15). Les enfants de ‘la Vivante’ seront capables de triompher de la ‘Mort’. Le serpent primitif, devenu diable et Satan, sera pris et enchaîné pour toujours, et il ne trompera plus les nations (Apocalypse 20,2.3), ni personne. »  

Paul Ricoeur, avant de livrer ses interprétations personnelles, a tenu à synthétiser les exégèses scientifiques présentées par André LaCocque :

« Celui-ci vient de nous montrer de quelles multiples façons cette étroite solidarité entre création et histoire s’exprime : d’abord l’ordre institué par l’acte de création demeure menacé par un désordre qui a sa contrepartie dans les tribulations de l’histoire d’Israël ; ensuite, l’étroite parenté entre l’ordre cosmique et la Loi a son écho dans la théologie de l’Alliance ; enfin, la Création et l’histoire du salut ont le même horizon eschatologique ».  

INTERPRÉTATIONS COMPLÉMENTAIRES

DE PAUL RICOEUR RECUEILLIES  DANS SON ŒUVRE «PENSER LA CRÉATION »

La Création relève d’une préhistoire dont les évènements rapportés mettent en mouvement tout un dynamisme opérant au cœur de l’histoire.

– Le lien qui unit histoire primordiale et histoire datée ou datable reste encore à penser ; je l’appellerai rapport de précédence.

–  Ce qui est paradoxal dans le rapport de précédence, c’est qu’il est à penser au croisement de deux lignes d’interprétation ; la première souligne la césure entre temps primordial et temps historique. Par césure il faut entendre plus qu’une discontinuité dans la succession plutôt le caractère incoordonnable, en termes précisément de succession temporelle, du temps des évènements primordiaux par rapport au temps de l’histoire, même si l’on fait commencer celui-ci avec le temps des Ancêtres, inauguré par l’appel à Abraham en Genèse 12. C’est fondamentalement en terme de chronologie que les deux qualités temporelles sont incoordonnables. Ainsi cela n’a pas de sens de demander si l’histoire d’Abraham succède à celle d’Adam et des  personnages  qui occupent la scène de Genèse 2,4b à Genèse 11,32. Encore moins de demander si l’histoire d’Abraham se situe après la Création en sept jours ; comme on sait, celle-ci appartient à une rédaction plus tardive que celle de l’ensemble de Genèse 2-11. 

Incoordonnables à ce que les anciens Hébreux[57], tenaient pour le temps de l’histoire, les évènements de l’histoire primordiale le restent à l’égard de notre propre temps à nous, héritiers de toutes ces recherches sur les débuts de l’humanité – cosmologiques, biologiques, anthropologiques, etc. –  qui procèdent le long d’un temps homogène dont les durées s’emboîtent en direction d’un commencement dont on dira plus loin qu’il est insaisissable.

– Ce n’est donc pas seulement dans l’enceinte de l’exégèse et de la théologie vétéro-testamentaire que la césure entre temps primordial et temps historique s’impose. L’affirmer vis-à-vis de la recherche scientifique des commencements et des origines est une question à la fois de probité intellectuelle et d’hygiène de pensée ; combien est-il libérant d’avouer qu’il n’y a pas lieu de dater la création d’Adam par rapport au pithécanthrope ou à l’homme de Néanderthal !

– Cette première posture qu’on peut dire disjonctive , ne rend pas justice à l’autre implication contenue dans l’idée de précédence, à savoir que les évènements survenus au temps originel ont valeur inaugurale à l’égard de l’histoire qui, sur le plan littéraire de la narration, fait suite aux évènements primordiaux (rapport de fondation).

– Dès le début de son étude, André LaCocque a abordé sous un angle important ce rapport de fondation, à savoir que les histoires racontées en Genèse 2-11 servent à universaliser la description qui est faite ici de la condition humaine : par-delà, ou plutôt en-deçà du peuple juif, il est traité des humains sans la qualification ethnique que revêt déjà la figure d’Abraham ainsi que celle des autres protagonistes de la saga des Ancêtres.

– Mais ce rapport de fondation revêt bien d’autres formes que celle de l’archétype. Les exégètes insistent volontiers sur la fonction étiologique (causale) de certains récits visant à expliquer que les choses se passent ainsi aujourd’hui, parce qu’elles se sont passées ainsi à l’origine.

Aspects formels de l’idée de séparation.

– Il est important de remarquer avant toutes choses que l’idée de séparation est incompatible avec une création qui se serait faite à partir de rien. La question qui correspond au concept de création ex nihilo ne s’est d’ailleurs pas posée avant l’ère hellénistique. Ce concept répondra en fait à une spéculation ultérieure et concernera ce que Leibniz, beaucoup plus tard, appellera l’origine radicale des choses.

– Première séparation radicale : ce qui était déjà là  et ce qui ne l’était pas encore. Le récit le plus ancien de la Création est introduit par une formule remarquable : « Quand il n’y avait pas encore ceci […] cela, alors YHWH-Dieu modela l’homme avec la glaise du sol »(2,4b-7). La formule « quand […]pas encore […], alors » détermine un point de départ sans précédent pour l’acte créateur.

Il en sera de même de la relation que Genèse 1 fait de la création du monde : l’abîme est là, les ténèbres aussi ainsi que les eaux primordiales.

– D’autres séparations événementielles en chaîne : la parole ne crée pas de rien et les séparations successives qui rythment les six jours de l’œuvre constituent l’acte créateur lui-même. Ainsi se trouve contredite l’idée de création unique et totale ; il s’agit en fait de commencements multiples. L’histoire primordiale est une histoire en ce sens  qu’elle met en œuvre une multiplicité d’évènements  auxquels elle imprime l’unité d’une séquence intelligible. Claus Westermann emploie l’expression heureuse d’arc, donnant une unité à un cours d’évènements. L’unité de configuration à travers laquelle s’exprime l’unité multiple d’un acte qui pose, à titre de totalité signifiante, la chose créée : le monde, l’humanité, voire le mal. 

– Séparation dans les formes littéraires : le thème de la Création n’est enfermé dans aucune forme littéraire privilégiée ; Gn. 1. est un poème didactique, Gn. 2 et 3 sont des récits primordiaux de la Création, les autres constituent des ‘compte-rendus’ de la Création.

Aspects théologiques de l’idée de séparation.

– Après cet examen des aspects formels qui, sur le plan littéraire, font de l’histoire primordiale une histoire séparée, considérons les évènements eux-mêmes, tels qu’ils sont racontés ou rapportés, et demandons-nous si l’aspect formel de séparation ne se reflète pas dans une structure de séparation, substantiellement liée à la notion même de commencement. En énonçant cette hypothèse, je renoue avec mes remarques initiales concernant les deux versants de l’idée d’antécédence, qui me paraît constituer l’enjeu ultime des rapports entre histoire primordiale et histoire datée ou datable.

– La séparation est fondamentalement ce qui distingue le Créateur et la créature et marque ainsi simultanément le « retrait » de Dieu et la consistance propre de la créature.

– L’idée d’une progression dans la séparation culmine dans le « retrait » de Dieu et l’expulsion des humains hors du jardin enchanté.

– Gn.1 donne une tête au récit : la créature n’est pas le Créateur. En s’extériorisant, Dieu a posé dans l’extériorité une nature qui désormais existe, sinon pour elle-même, du moins en elle-même.

– La première signification que la créature revêt du fait d’avoir été créée, c’est d’exister à distance de Dieu, comme une œuvre distincte.

– En Genèse 2,4b à 3,24, c’est le récit du « pour-soi » de la séparation qui advient avec la création de l’humanité ; ce récit que Claus Westermann a placé sous le titre « Crime et châtiment ».

Une séparation majeure et signifiée par l’énonciation d’un commandement fait lui-même d’une permission générale (manger de tous les fruits) et d’une interdiction (manger de tous sauf un ). YHWH figure alors l’au-delà de la limite, l’inaccessible.

Dieu parle encore directement à l’homme. Cette intimité dans la distance définit la proximité, relation inconnue entre Dieu et le reste de la création.

– Pour continuer dans la même veine, sous l’égide du thème de la séparation, la nomination des animaux, acte majeur de division et de classification, ne témoigne-t-elle pas d’une initiative en quelque sorte émancipatrice ? Et la recherche d’une « aide appropriée » que déçoit d’une certaine façon la création des animaux, n’aboutit-elle pas à la création d’un vis-à-vis qui n’est pas Dieu, mais la femme ? Aussi bien, dans son cri de jubilation, l’homme célèbre-t-il la femme sans nommer Dieu. Ainsi l’humanité double et commune, surgit-elle à la façon d’un événement complet marquant l’avènement d’une humanité séparée, quoique vivant dans la proximité de Dieu.

– La coupure entre le primordial et l’historique ne passe pas au milieu du récit, mais sépare l’arc des évènements dans son entier[58], grande configuration qui désigne un événement complexe et intégral, à savoir la position en bloc de la condition humaine originaire. Mais s’il n’y a pas deux « états » successifs dont un seul serait primordial, l’état d’innocence, le récit suggère l’idée d’une progression dans la séparation, à l’intérieur de l’unique histoire primordiale, séparation qui culmine dans la condition misérable représentée par l’épisode de l’expulsion du jardin.  

– Considéré sous cet angle, l’épisode de la tentation prend une signification remarquable. Elle procède de la mise en question de l’interdit en tant que composante structurante de l’ordre créé ? Dieu a-t-il dit ? L’interrogation met fin à la relation de confiance au gré de laquelle l’interdit allait autant de soi, en tant que condition de vie, que les frondaisons du jardin. L’ère du soupçon est ouverte, une faille est introduite dans la condition la plus fondamentale du langage, à savoir la relation de confiance, ce que les linguistes appellent la « clause de sincérité ».  

A cet égard, le serpent ne doit être considéré que du point de vue de son rôle narratif, quels qu’en soient les arrière-plans mythiques ; son rôle de tentateur s’exerce en tant que le seul autre avec qui la femme dialogue ; il n’est que la dramatisation inscrutable du mal en tant que toujours-là. Qui que soit – ou quoi que soit – le serpent, ce qui importe pour l ‘avancée du récit total, c’est la mutation soudaine du désir humain (suspicion au niveau du langage et subversion au niveau du désir).

– Pour la présente réflexion axée sur le thème de la séparation, il suffit de tenir l’expulsion d’Eden pour la conclusion non seulement véritable mais suffisante du récit ; elle marque la fin dans la proximité dans la séparation qui caractérisait la condition de créature, mais sans faire des humains des êtres maudits. C’est désormais hors d’Eden que se poursuit l’histoire primordiale.

– Deux traits de la condition humaine sont expressément mis en cause : la nudité et la mort.

Sous le régime de la création bonne, la nudité est exempte de honte (2,25) ; sous le régime de la faute, surgit la honte d’être nus. Or la honte est loin d’être une malédiction. La joie de la nudité partagée ne demeure-t-elle pas dans l’étreinte amoureuse que célèbre le Cantique des Cantiques ?

Quant à la mort, les hésitations du récit sont pleines d’instruction. D’un côté, la menace de mort de Genèse 2 n’est pas mise à exécution[59] ; de l’autre, le retour à la glaise inclus dans les sentences finales, marque plutôt la fin des tourments  qu’une punition supplémentaire. Sans créer une expérience nouvelle, elle inverse [cependant] le sens de cette marque fondamentale de finitude ; au lieu de « douce » qu’elle aurait pu être, elle devient « salaire du péché ».

– Et que dire de la connaissance du bien et du mal ? N’est-elle pas le résumé de toutes les ambiguïtés de la condition humaine ? C’est certes par une faute qu’elle a été obtenue mais elle désigne une dimension à jamais irrévocable de l’humain.

Que seul « l‘arbre de la connaissance du bien et du mal » joue un rôle dans le drame de la tentation et de la chute ne fait pas de doute ; que la référence finale à « l’arbre de vie » (3,22-24) procède d’une autre tradition[60] [opinée par la majorité des exégètes] est vraisemblable ; mais qu’une signification théologique puisse être attachée dans une lecture canonique, à cette addition présumée, demeure une requête tout à fait légitime. Il appartient à la confrontation entre l’homme et Dieu que le premier puisse attribuer au second la jalousie, comme en témoignent, entre maints mythes de l’ancien Orient, le mythe grec de Prométhée. Ce peut être un autre paradoxe ironique que ce soit à partir du moment où l’humain se croit assurer de vivre comme un dieu, il lui faille mourir comme un animal (A. LaCocque). Ce jeu fantasmé du désir n’est pas sans rapport avec l’herméneutique du soupçon articulé par le serpent (P. Beauchamp). Cette rivalité n’est peut-être qu’un fantasme, mais le fantasme est réel : en lui culmine l’ambiguïté de la condition humaine sous le régime de la séparation.

Les évènements constitutifs de l’histoire primordiale, fondateurs de l’histoire datée ou datable.

– Après avoir éclairé le premier aspect de l’idée d’antécédence en privilégiant le thème de la séparation, il reste à dire en quel sens les évènements constitutifs de l’histoire primordiale inaugurent l’histoire elle-même, d’abord l’histoire légendaire des ancêtres, puis l’histoire traditionnelle d’Israël au milieu des nations.

La question se pose de savoir quelle intention a pu présider à cette imposition obstinée de continuité que la plupart des exégètes ont attribué au Yahviste et qui continue de faire problème.

L’énergie du commencement.

– Il existe une transition entre l’approche discontinuiste précédente, suggérée par le statut littéraire des récit de commencement[61], et l’approche continuiste suggérée par l’ordre canonique du livre, qui fait de ces récits la préhistoire de l’histoire ; elle nous est fournie par deux notations relevant encore de l’approche précédente. On a d’abord pu observer que sous le seul aspect rédactionnel de Genèse 2 et 3, il est déjà fait mention de trois commencements ; ces trois surgissements que rien ne précède peuvent être représentés par trois cercles concentriques : création du monde, de l’humanité, du mal. Ils appartiennent tous trois au plus grand cercle appelé d’ordinaire la Création. Mais que dire des autres commencements rapportés de Genèse 4 à Genèse 11 ? Ils concernent l’apparition de réalités, de séparations, de relations et même d’institutions inédites. Eve, notamment, salue la naissance de son premier enfant par un cri de jubilation, « J’ai acquis un homme de YHWH (Gn. 4,1) » analogue à celui qui a salué sa propre naissance. Il y a ensuite la première mort, celle d’Adam en 5,4.5. Puis par le meurtre d’Abel survient le premier crime entre frères. Quant aux généalogies qui suivent, elles font apparaître sous le signe de cinq ancêtres des inventions jusqu’alors imprévues en Eden : la ville, la vie pastorale, les instruments de musique, la forge, et même la première manifestation cultuelle par Enosh, fils de Seth (Gn. 4,26). Inutile d’insister sur les nouveautés considérables du Déluge et de la tour de Babel. Ensemble, ils composent le tableau d’une humanité première.

– L’essaimage des commencements se poursuit au-delà du cercle élargi des temps primordiaux au cœur même de ces temps que l’on peut appeler, en un sens large,  « temps historiques », par contraste avec les temps primordiaux. Ils sont sans précédent, au sens fort du terme, par rapport à tout ce qui précède . En outre ils mettent en scène un face à face direct entre Dieu et un partenaire humain, Abraham, Moïse, sans aucun tiers, donc sans témoin : l’événement est proclamé comme ayant eu lieu ainsi et pas autrement, sans justification susceptible d’être soumise à la discussion.       

Enfin, ces récits de commencements ‘particuliers’ [fondateurs à plus d’un titre] [62], mobilisent la symbolique du commencement dans les temps primordiaux, comme l’attestent plus particulièrement les deux récits, d’ailleurs symétriques, de la traversée de la mer des Roseaux et du passage du Jourdain (les eaux de la mer Rouge sont menaçantes comme les eaux primordiales, et fendues comme avaient été séparées, au temps de la création, les eaux d’en bas et les eaux d’en haut ; et pour les Egyptiens [qui en sont les témoins], le désastre subséquent équivaut à la ‘décréation’ du Déluge).

– Ce paradoxe d’une multiplicité d’évènements fondateurs confirme notre remarque initiale concernant les préjugés battus en brèche par nos récits bibliques de création ? D’abord, il n’est jamais question de création ex nihilo ; ensuite, le commencement n’est pas par définition unique ; enfin un événement premier ne se laisse pas représenter par un point sur une ligne (ponctuel). Les évènements ont une épaisseur temporelle qui appelle le déploiement d’un récit.  

– Au total, l’idée même de création sort enrichie de cette sorte de prolifération d’évènements originaires. Une première signification lui permet ainsi d’être attachée  à la notion d’évènements fondateurs , à savoir qu’en eux s’exprime ce qu’on peut appeler l’énergie du commencement.

Commencer/continuer

– L’idée d’événement fondateur n’est pa épuisée par cette représentation d’une chaîne d’évènements tous fondateurs à leur façon. A cela doit s’ajouter l’idée d’une continuation, d’une suite, permettant de dire que l’élément fondateur commence une histoire. Le commencement n’est tel que s’il propage ce qui vient d’être appelé l’énergie du commencement, non pas seulement d’autres commencements homologues, mais à l’histoire inaugurée par ces évènements fondateurs.

C’est ici que peut prendre place une réflexion sur le couple commencer/continuer. Cette réflexion s’impose d’autant plus que dans la Bible le commencement est toujours à quelque degré la promesse ou au moins l’exigence d’une suite. Cette promesse et cette exigence d’une suite sont doublées de l’assurance que ce qui a été commencé par Dieu sera continué par sa faveur : ce que la Bible appelle fidélité de Dieu constitue le véritable principe de continuité pour l’histoire inaugurée par les éléments fondateurs.

– Or le lien entre commencer et continuer – aussi familier qu’il nous soit devenu – est plus chargé de paradoxes qu’il y paraît. Tel celui qui nous est présenté par Pierre Gibert[63] : pour un sujet conscient situé au milieu de sa vie ou au milieu de l’histoire de son peuple, ‘le commencement est le lieu même de l’insaisissable, du radicalement impossible à percevoir et à vivre comme tel’. Comment, dès lors, rejoindre l’origine à partir du milieu de l’expérience historique, sinon en reconnaissant  après coup la force inaugurale de l’origine dans ce qui en continue et perpétue l’énergie initiale ? En ce sens, seule la suite atteste le commencement, mais seulement ‘après coup’, en l’absence de tout témoin du commencement. Le commencement [pourrait être alors] visé à l’horizon d’une marche régressive qui remonte le temps, mais bientôt cette marche se perd dans un lacis de commencements ‘particuliers’ qui, à leur tour, renvoient à un premier commencement dont on vient de dire qu’il est insaisissable. 

– Cette manière à la fois psychologique et philosophique d’aborder le problème à partir de l’expérience vécue est légitime, à condition qu’on la complète par une considération orientée en sens inverse de celle qui vient d’être proposée et que l’on reconnaît dans la démarche de l’homme de science, Qu’il s’agisse du psychanaliste s’interrogeant sur les prémices de la vie psychique ( c’est d’ailleurs à lui qu’est empruntée la notion d’après-coup évoquée ci-avant), de l’historien enquêtant sur la naissance de telle ou telle nation, de l’anthropologue dont les études se focalisent sur la famille des hominidés, du biologiste s’interrogeant sur les débuts de la vie, du cosmologue se risquant à parler sous les traits du bing-bang de l’explosion qui se serait produite au commencement.

Finalement, cette manière de lire à rebours l’histoire des commencements est doublement plausible : d’abord, elle rend compte de la parenté non négligeable qui rapproche le regard prétendument ‘mythique’ et le regard scientifique ; ensuite,  et pour notre recherche c’est peut-être le plus important, cette remontée aux origines à partir de l’expérience présente éclaire par un certain côté la dialectique entre commencer et continuer qui nous intéresse ici : on ne parle du commencer que dans l’après-coup du continuer. C’est dans l’après-coup qu’est reconnue la fonction inaugurale du commencement.

– Ce parallélisme entre la démarche du narrateur biblique et celle du scientifique ne vaut que si l’on attribue au premier une opération de ‘projection aux origines’ de l’expérience qu’il partage avec ses contemporains. Mais comment formerait-il l’idée même d’origine, si elle ne lui était déjà rendue familière par des sagas, des hymnes, des écrits de sagesse qui, pour lui , sont déjà là et parlent d’une condition humaine et d’une situation cosmique de l’homme qui étaient elles-mêmes déjà là avant qu’elles ne soient racontées. L’idée de ce double déjà là dit plus que celle d’un après-coup qui confirme le primat de l’instance interrogative enracinée dans le présent. Alors que la conscience présente remonte à l’origine à partir de son expérience, les récits d’origine n’exercent leur fonction inaugurale et fondatrice qu’en posant les évènements à partir desquels il y a une histoire ultérieure. Ils ne le font bien entendu, qu’en exploitant les ressources, elles-mêmes immémoriales, de représentations transmises qui schématisent en quelque sorte l’idée d’origine. A la faveur de cet habillage, qu’on peut dire ‘mythique’ en un sens large et à bien des égards impropre du terme, les récits d’origine disent le commencement comme ce à partir de quoi il y a ultérieurement histoire.   

On est ainsi confronté au paradoxe de deux versions du à partir de quoi : à partir de l’expérience présente et à partir du dire de l’origine. C’est parce qu’on a toujours raconté l’origine que l’on peut former après-coup le dessein de remonter jusqu’à elle.

– Il est vrai que cette conjonction entre deux versions du ‘à partir de’ ne va pas sans susciter un conflit interne qui explique le caractère tumultueux de l’histoire des évènements fondateurs. D’un côté, le ‘dire de’ l’origine ne se maintient, comme on vient de le rappeler, que revêtu de représentations anthropomorphiques  (engendrer, lutter, façonner, commander) héritées de traditions insondables. Mais, plus gravement, la parole d’une origine sans témoins, ne s’autorise que d’elle-même. Elle se pose en posant le commencement qui la pose. Cette autoréférentialité marque son caractère kérygmatique indépassable.  

Mais de l’autre côté, la remontée aux origines à partir de l’expérience présente, bien que guidée dans sa quête par une attestation d’origine qui la précède, ne peut pas ne pas exercer un fonction critique à l’égard de toutes les représentations qui schématisent le dire de l’origine, et cela dans la mesure où l’expérience du narrateur offre des modèles de plus en plus affinés susceptibles de guider la ‘projection aux origines’ et d’en conjecturer le ‘comment’.  

– C’est la part de vérité de la réponse donnée par P. Gilbert à la question de savoir pourquoi il y a plusieurs récits du même commencement. Considérant la suite constituée par Genèse 2-3, Genèse 1 et 2 Maccabées 7,25-29[64], il observe un processus de démythologisation croissante , touchant d’abord les mythes cananéens à l’horizon de Genèse 2-3, puis le savoir protoscientifique de Babyloniens à l’horizon de Genèse 1, puis la complète érosion de toute représentation du commencement sous la pression de la culture hellénistique à l’horizon des 2 Maccabées 7. La ‘projection aux origines’ à partir de l’expérience contemporaine du narrateur serait ainsi responsable de l’épuration progressive des récits de commencement en direction d’un point de fuite, où la reconnaissance de la création de toute chose par Dieu ne serait plus soutenue par aucune représentation et serait réduite au statut de la pure confession de foi.

Je pense qu’il faut suivre P. Gibert dans cette réflexion critique. Mais elle ne prend tout son sens que si l’on situe chaque fois le compte-rendu de l’origine au pont de croisement de deux postulations : celle de l’origine qui demande à être dite, comme ce à partir de quoi il y a une histoire ultérieure – celle de l’expérience du narrateur, comme ce à partir de quoi il tente de se représenter le commencement sur le modèle de ce qu’il sait[65].

– La présupposition religieuse, ici, c’est que l’origine elle-même parle en se laissant dire. En ce point coïncident origine des choses et origine de la parole[66]. Cette coïncidence ne peut être reçue que comme un don : don de l’être et don du dire de l’être. A partir de ce don, toutes les remontées à l’origine sont possibles, permises, requises, dussent-elles se perdre dans l’insaisissable[67].


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

TEXTES DE ANDRE LACOCQUE : « Lézardes dans le mur ».

LA CRÉATION : œuvre de Sagesse

Il est démontré que la « création » est le commencement de l’histoire, son événement initial.

L’acte de création comme force dynamique fonctionnant au sein de l’histoire.

Une sagesse subséquente venue du Néguev (Textes d’Emmanuel Lévinas)

L’harmonie du monde est créée par décret, d’où l’établissement d’une équation entre harmonie et obéissance.

LA CRÉATION telle que narrée par le Yahviste

Le Yahviste (J) tel qu’en lui-même.

Pour le Yahviste, l’art de raconter remplace la liturgie cultuelle ; tout ce qui peut être vu de l’adam n’épuise pas son être.

Pour le Yahviste, il y a création parce que Dieu s’aime lui-même en Autrui.

LA CRÉATION dans ses deux versions

Du mythe de Genèse 1 à l’éthos sapientiel de Genèse 2-3

Application d’un modèle d’‘ascension triangulaire’ aux origines de l’humanité.

LA CRÉATION comme grisée par le serpent

Créé par Yahvé, le serpent dans sa position d’animal ‘stricto sensu’, puis dans  ses parures qui vont en faire, face à Eve, le représentant du royaume animal.

La confrontation humaine avec le genre animal.

Au même titre que, dans (P), l’univers se trouve menacé par le chaos, ici, chez le Yahviste, Adam sent son existence menacée dans le monde  par le serpent, symbole de la sagesse infernale.

Les potentialités découvertes chez les trois êtres décrits, à la fois, comme arom (pervers) et arum (nus).

L’exercice d’une magie excitante dans l’idée de manger un fruit qui, par la connaissance, vous fait devenir comme Dieu ; la contrepartie en est la perversion de la science originelle.

LA CRÉATION continuée sur des ‘orientations’ et des ‘limites’ nouvelles.

Tandis que la réalité qui part du ‘tob’ (bien) est celle du Créateur, il ne reste à l’être humain séparé de Dieu qu’à partager l’autre vision, celle qui part de ‘ra’ (mal).

La création procède par séparation (le bien et le mal, l’avant et l’après).

Genèse 2 et 3 télescopent la distance entre le mythe (jadis) et l’histoire (maintenant).

La création reste un drame où la vulnérabilité initiale au chaos laisse anticiper la fragilité de l’ordre créé.

Ce n’est pas pour toujours que les yeux d’Adam et d’Eve ne seront ouverts que sur leur honte.

De la Création, par l’introduction d’une dimension eschatologique précise, le Yahviste fait surgir l’espérance.

INTERPRÉTATIONS COMPLÉMENTAIRES DE PAUL RICOEUR RECUEILLIES  DANS SON ŒUVRE «PENSER LA CRÉATION »

La Création relève d’une préhistoire dont les évènements rapportés mettent en mouvement tout un dynamisme opérant au cœur de l’histoire.

Aspects formels de l’idée de séparation.

Aspects théologiques de l’idée de séparation.

Les évènements constitutifs de l’histoire primordiale, fondateurs de

l’histoire datée ou datable.


[1] Gerhard von Rad dans son importante étude intitulée Théologie de l’A.T., Genèse (Genève 1965). La doctrine de la rédemption a dû tout d’abord être préservée afin que la doctrine affirmant la nature comme moyen de révélation divine ne vienne pas s’ingérer ou déformer la doctrine de la rédemption, mais plutôt la développe et l’enrichisse.  
[2] R. J.Clifford : The Hebrew Scriptures and the Theology of Creation, Theological Studies (1985). Sa thèse principale est qu’il existe une grande différence entre la définition moderne de la création et celle du monde ancien. Elle apparaît en particulier dans les domaines suivants : processus (l’ancienne cosmogonie se présente comme un affrontement conflictuel de volontés diverses qui se termine par la victoire de l’une d’elles) ; émergence (la création est passage « d’un état de désorganisation à une structure sûre dans le pays de Yahvé) ; description (la cosmogonie se présente sous forme de drame, car processus signifie volontés en conflit, et par conséquent complot) ; critère de vérité (elle est entièrement subordonnée à la plausibilité de la narration)..  
[3] « Par elle, le premier formé, père du monde,fut gardé avec soin après avoir été créé solitaire.Puis elle l’arracha à sa propre transgressionEt lui donna la force de maîtriser tout…( Sg 10,1-21) »  dont le titre donné par la TOB est « La Sagesse dirige l’histoire des origines jusqu’à l’Exode ».
[4] Voir en particulier Job 28 (Eloge de la Sagesse) ; Proverbes 8 (Appel de la Sagesse) ; Siracide 24 (« La Sagesse proclame son propre éloge, …) tous titres donnés par la TOB.
[5] P (Priestercodex) désigne le document sacerdotal (Tradition des prêtres) écrit après l’exil et inséré dans le Pentateuque après cet événement. Aux origines de la tradition ‘P’, la création était souvent décrite comme une lutte de la divinité contre les puissances du chaos, ainsi en Babylonie où le dieu Mardouk triomphe de Tiamat, selon le récit de la création « Enouma Elish ». Ici la création est l’effet de la Parole divine. L’auteur fait surgir les êtres et la vie dans le cadre liturgique de la semaine : huit œuvres sont intentionnellement groupées en six jours, le repos du septième consacrant l’achèvement du travail de Dieu. Les autres traditions sont appelées J (Jahviste) et E (Elohiste), d’après le nom donné à Dieu dans les textes de ces traditions ; enfin la tradition deutéronomiste est indiquée par la lettre D. 
[6] Voir par exemple, Jon D. Levenson in Creation and the Persistence of Evil (San Francisco 1988).
[7] Voir Psaume 74,12-17 :« Toi pourtant, Dieu, mon roi dès l’origine,et l’auteur des victoires au sein du pays, tu as maîtrisé la mer par ta force, … »
[8] Esaïe 40, où Dieu réconforte (Il va libérer son peuple) et rassure (Il lui rend courage) (TOB)..  Esaïe 44, où Dieu, sans être l’obligé des siens, leur accordera bénédiction et accroissement  (TOB).
[9] Ce titre nous est suggéré par les écrits d’Emmanuel Lévinas relatifs aux interrogations [fictives] d’Alexandre le Grand, archétype de l’Etat, faites aux sages du Néguev (rabbins), au sujet de la Création (Nouvelles lectures talmudiques p.54 à 56). Le texte du paragraphe est directement emprunté à cette lecture intitulée ‘Au-delà de l’Etat dans l’Etat’).
[10] Ce qui écarte l’appellation de cosmos qui a été donnée à tort au monde, car ce terme implique une harmonie créée par la raison. Israël ne le considérait d’ailleurs pas ainsi, comme une « structure autosuffisante ordonnée par des lois éternelles ».
[11] (Gn., 1,11s. 24s)
[12] Un texte du Talmud attribue à Dieu la prière : haleway weya’amod, « pourvu que le monde dure ! »
[13] Phyllis Trible, God and the Rhetoric of Sexuality, (Philadelphie, 1978)
[14] (Psaume 104,7 ; cf. Job 9,13 ; Psaumes 74,13s ; 89,10s ; Amos 9,3 ; Esaïe 51,9-11 ; 44,27…).
[15] « Creation », dans Interpreter’s Dictionary of the Bible, vol.1.La trajectoire de notre texte commence avec le mythe du « combat des dieux » du Proche-Orient ancien. Comme l’écrit Hermann Gunkel dans Genesis (Gôttingen, 1901), elle passe ensuite, de celui-ci (Götterkampf-mythus), au mythe de « la guerre des nations (Völkerkampmythus).« Le sens de l’histoire pour l’espérance est un sens sur-rationnel – comme on dit surréaliste. Le chrétien dit que ce sens est eschatologique, voulant dire par là que sa vie se déroule dans ce temps de progrès et d’ambiguïté sans qu’il voie ce sens supérieur, sans qu’il puisse discerner le rapport entre les deux histoires, la profane et la sacrée, ou, pour parler comme saint Augustin, le rapport entre les ‘Deux Cités’. Il espère qu’au ‘dernier jour’ l’unité de sens apparaîtra, qu’il verra comment tout est ‘en Christ’ (P.Ricoeur, in Histoire et vérité, p 108). » 
[16] Ici, Jérémie, dans une vision prophétique, contemple l’effrayant retour au chaos originel :       « Je regarde la terre : elle est déserte et vide ;     le ciel : la lumière a disparu… »
[17] Claus Westermann, dans Genesis I et II, ein Kommentar (Neukirchen-Vluyn, 1974), a brillamment démontré que les premiers chapitres bibliques conduisent le lecteur à découvrir un désordre croissant depuis la « préhistoire » et à travers l’histoire humaine. Genèse 3 décrit la rupture entre l’homme et la femme ; le chapitre 4 entre frères ; le chapitre 9,20-27 celle entre les membres d’une même famille ; le chapitre 11,1-9, celle entre les peuples.
[18] Martin Noth, dans A History of Pentateuchal Traditions, (Darmstadt, 1960).
[19] Werner H. Schmidt, dans Old Testament Introduction, (New-York, 1990).
[20] Selon cette tradition « yahviste », le nom du Seigneur est prononcé dès les origines dans le culte pratiqué dans la famille de Seth, proche de Moab d’après Nombres 24,17 (probablement les nomades appelés ‘Sutu’ dans les textes cunéiformes),. Pour Ex., 3,14 (tradition ‘élohiste’)et 6,2 (tradition ‘sacerdotale’) le nom du Seigneur n’a été révélé qu’à l’époque de Moïse.
[21] Kérygmatique : dans la lumière de la promesse.
[22] in Prolégomènes à toute métaphysique future (Paris, Vrin 1993).
[23] Le premier récit de la création dans Genèse 1-2,4, selon Clifford est une préface à P dans sa totalité. Dès lors, ‘la rédaction sacerdotale propose Genèse 2,4 –11,26…comme appartenant à une même cosmogonie’ de telle sorte qu’ici, à nouveau, on ne peut différencier la création de l’histoire. Genèse 1-11 souligne que l’appel de Dieu à Abraham et l’élection d’Israël doivent se lire avec, à l’arrière-plan, l’attention bienfaisante de Dieu pour le monde entier.    
[24] Parmi beaucoup d’autres témoins du passé littéraire de l’ancien Proche-Orient est signalée ici l’histoire babylonienne de la création par le dieu Mardouk appelée « Enouma Elish ».
[25] étiologie de la création : les causes mêmes de la création.
[26] Comparé à Ezéchiel 28,12-13, Gn.2-3 a pris soin de procéder à « une suppression de toutes caractéristiques royales » (W. Zimmerli) en faveur de l’universalisation de l’événement.
[27] L’anthropomorphisme de Dieu est dans J est très différent de l’anthropomorphisme divin « païen » car il insiste non pas sur ce qui est érotique en Dieu , mais sur ce qui est « pathétique ».
[28] Luis Alonzo Schökel, in Sapiential and Covenant Themes in Genesis 1-3, (New-York 1976).
[29] Les commentateurs modernes, indique la TOB, considèrent ces versets 10-14 (‘Un fleuve sortait d’Eden pou irriguer le jardin ; de là il se partageait pour former quatre bras….’) comme une note érudite telles que les appréciaient les sages du temps de la monarchie (cf. Dt2,10-12 .20-24). Le Yahviste fait un intéressant effort pour situer le jardin dans le cadre géographique qu’il connaît tout en utilisant les éléments mythiques familiers à ses contemporains. Le Tigre et l’Euphrate sont des fleuves célèbres, mais le seul Guihôn connu est la source de Jérusalem  (Ps., 46,5), le Pishôn reste inconnu.
[30] Frank M. Cross, in Canaanite Myth and Hebrew Epic (Cambridge et Londres, 1973).
[31] Voir Flemming Hvidberg, in The Canaanite Background of Genesis 1-11 (1960).
[32] « Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte ». : sans exclure toute idée de pudeur, les mots nudité et honte expriment surtout dans la Bible la faiblesse, le manque de protection (Mi 1,8) (TOB).
[33] « Or le serpent était le plus astucieux de toutes les bêtes des champs.. » : il y a encore ici un rapprochement voulu par l’auteur entre nus (arrumîm) de 2,25 et astucieux (arûm) de 3,1. Dans l’Ancien Orient le serpent jouait un grand rôle comme puissance de fertilité (Canaan) et comme force politique (Egypte) ; dans la célèbre épopée babylonienne de Guilgamesh, il dérobait au héros la plante d’immortalité. Séduits par son astuce (v.4), l’homme et la femme acquerront un savoir qui leur révélera en fait leur nudité, c’est-à-dire leur faiblesse (TOB).
[34] Cf. Joël Rosenberg, in King and Kin (Bloomington 1986).
[35]  Claus Westermann, dans Genesis I et II, ein Kommentar (Neukirchen-Vluyn, 1974), dit que la femme fait face à la fois à son humanité (nue = disponibilité, franchise, offre) et à son animalité (prudence [ou malice ?] = capacité d’associer des idées).
[36] L’animal est qualifié d’être vivant (litt. souffle de vie) comme l’homme. Il s’agit d’un terme générique.
[37] Edmond Jacob, in Les thèmes essentiels d’une théologie de l’A.T. (Neufchâtel,1955).
[38] Savoir « ophidien » , savoir naturel que les Rabbins anciens mettent en opposition avec le miracle de l’âne de Balaam parlant au prophète.
[39] Hugo Gressmann, in Festsch Harnack (Tübingen, 1921) a exploré les traditions sur le serpent comme dieu de l’enfer. Fleming Hvidberg, quant à lui, in The Canaanite Background of Genesis 1-11 (1960) rappelle que Baal est souvent représenté comme un serpent.
[40] Hermann Gunkel, dans Genesis (Gôttingen, 1901), insiste sur le fait que le serpent , en tant que démon méchant, est réduit au rang d’animal par Israël.
[41] D’après Joël Rosenberg, il y a en J « un seul thème logique : le développement de l’identité humaine par rapport à l’arrière-plan de facteurs non-humains… »(King and Kin)
[42] Aboth de-Rabbi Nathan dit, au nom de Rabbi Shimeon ben Mansia, que le serpent fut « un grand serviteur ». Il aurait pu être un assistant de grande valeur pour l’homme dans toutes sortes de tâches, beaucoup plus que le chameau ou l’âne.
[43] « L’haleine de vie (neshama) anime la vie charnelle de l’homme (cf.Pr.,20,27) ; d’autres textes parlent de la néfèsh (âme ?) principe vital situé dans le sang qui anime la vie spirituelle  (Cf TOB) ».
[44] Phyllis Trible, dans God and the Rhetoric of Sexuality (Philadelphie,1978).
[45] A nouveau ici, il est clair, que pour le Yahviste, le phénomène est actualisation, non pas destin. La ‘nudité’est ce qu’Adam en fait.
[46] Ici, selon la formule divine, l’attrait des arbres n’est pas confondu avec l’intelligence ou la connaissance ; les deux domaines restent nettement séparés. D’après Genèse 2,9, à côté de tout arbre « attrayant à la vue et bon à manger », il y aussi l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Le fait même que la beauté naturelle esthétique soit mentionnée par Dieu à côté du plaisir sensuel de manger est une façon de souligner la transcendance humaine sur l’animalité. Dans Genèse 2,9, les adjectifs sont au service de la densité de contentement. Par contraste, dans Genèse 3,6, le contentement est détourné en tentation de délaisser l’amour et d’adopter une attitude d’hostilité et de révolte.
[47] « Tu seras avide de ton homme … », pulsion instinctive, qui dans les sociétés primitives est réputé affecter la femme (TOB).
[48] Thierry Maertens, dans La mort a régné depuis Adam (Gen. II, 4b-III. 24), (Bruges, 1951).
[49] L’auteur rattache Eve (hawwa) à la vie (hayya) (TOB).
[50] Cf. Tanh. Bereshith, par.7,f.10 a : « Il est écrit :’Dieu fit l’homme juste’ (Qohélet 7,29). Mais à présent, ‘l’homme fut juste’ comme il est écrit : ‘Voici, l’homme était comme l’un d’entre nous’(3,22), ce qui signifie qu’il était juste comme l’un des anges serviteurs… »
[51] Geo Widengren, The King and the Tree of Life in Eastern Religion, (Uppsal et Wiesbaden,1951)
[52] Cf. Michael Fishbane, in Text and textures, (New-York 1979).
[53] Le bien est ce que Dieu veut, le mal est ce que Dieu abhore. La seule base de distinction entre le bien et le mal est l’interdiction et le commandement donnés par Dieu. Ni l’un ni l’autre ne sont des qualités innées ou acquises (ici représentées par le fruit de l’arbre). Ce qui est acquis en mangeant le fruit défendu est une « profonde connexion entre la connaissance et la mort. La punition de mort promise […] est non seulement la mortalité mais aussi la conscience humaine de la mortalité » (M. Fishbane, Text and Texture.
[54] « La triple promesse – pays, fertilité et bénédiction – donnée à Abraham inverse effectivement les malédictions d’expulsion et ainsi le désigne comme le nouvel Adam. Dans le cadre de l’Alliance , le discours sur les origines du monde doit être renouvelé et redéfini. Devant Dieu, il y a une sagesse qui est hayim (vie) en contradiction avec la fausse sagesse acquie en Eden (cf. Proverbes 3-4-9-10-16) . La ‘bonté’ qui en est le fruit n’est pas décevante comme l’est l’autre, car tob (bien) est identifié avec hayim (cf. Deutéronome 4-6-16-30 ; Psaume 34,13). Ainsi mes termes sagesse, bon, vie deviennent synonymes, car le but de la sagesse n’est plus de devenir comme des dieux, mais d’accomplir la volonté de Dieu telle qu’elle est révélée dans l’œuvre de la création et dans la Tora, charte de l’Alliance.(Michael Fishbane) »
[55] De même, avec la ‘division’ d’Adam en deux êtres  (homme et femme), l’unité de l’homme et de la femme est ‘d’être’ , de devenir. C’est le passage du mythe à l’histoire. 
[56] « En hébreu, comme souvent dans d’autres cultures, ‘manger’ est employé métaphoriquement pour le commerce charnel (Exode 2,20-22 ; Proverbes 30,20 ; 9,5…) ».
[57] En accord sur ce point avec la culture du Proche-Orient.
[58] Arc d’évènements comprenant interdit, tentation, transgression et procès, de toutes les histoires de désobéissance attribuées à Israël ou aux nations. 
[59] Le narrateur fera mourir Adam hors l’Eden sans un mot de commentaire en Genèse 5,5.
[60]  Celle de Dieu jaloux des hommes.
[61] Statut qui les met à part des récits historiques même légendaires.
[62] Ainsi les récits  relatifs à la naissance d’Israël en tant que peuple et ceux de vocation individuels, auxquels l’auteur joint les récits d’annonciation ; tous ces récits de « commencements » sont autant d’arrachements  au cours de l’histoire et à sa continuité. 
[63] In Bible, mythes et récits de commencement, (Paris, Seuil 1986), p.8.
[64] On trouve dans ce récit la présente affirmation de la mère à son fils : « Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien (ex nihilo) et que la race des hommes est faite de la même manière… »
[65] On peut se demander si ce croisement de deux « à partir de… » ne se retrouve pas de façon atténuée, assourdie, jusque dans les formes scientifiques de quête d’origine. L’angoisse de l’origine, pointée par la psychanalyse, suppose au minimum la certitude que je suis né, déjà né, que je descends de mes parents, de mes ancêtres, bref que mon propre commencement a eu lieu,  et, en tant qu’avoir été effectif, précède la conscience que j’en ai. C’est de la même façon que nous nous enquérons sur les origines de l’humanité, de la vie, du monde.
[66] Si le narrateur biblique est proche du scientifique dans sa quête de l’origine à partir de ses connaissances portant sur la réalité présente, il est pourtant seul à se trouver au carrefour du déjà dit de l’origine et d’une quête orientée vers une origine finalement insaisissable. Le discours qui en résulte a le statut paradoxal d’un discours brisé , à la fois toujours déjà là et chaque fois périmé. « Ce que le lecteur sait est ce que le Yahviste veut dire et comment il veut le dire ».
[67] Reste la capacité du lecteur à se reconnaître comme être créé enclin au mal : « C’est, dit A. LaCocque, le socle de l’autorité et de la crédibilité du Yahviste. C’est ce qui peut être appelé inspiration ou theopneustia, selon 2 Timothée 3,16. » En outre, A. LaCocque rapproche très heureusement l’absence de ceux à qui est adressée la parole inquisitoire : ‘Où es-tu ? ’ (Gn. 3,9) de la situation où se trouve le lecteur de ces récits de création.


Date de création : 23/10/2005 - 14:17
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:41
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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