L'avenir c'est l'autre. La relation avec l'avenir, c'est la relation même avec l'autre.   E.Lévinas, Le temps et l'autre

Emmanuel Levinas
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contrilogo.gifContributions|Henri Duthu - Lectures talmudiques

Lectures Talmudiques

Textes d’Emmanuel Lévinas

Le Talmud, selon les grands maîtres de cette science, ne se comprend qu’à partir de la vie.

INTRODUCTION

Dans la biographie d’ Emmanuel Lévinas dressée par Salomon Malka, il est tout un chapitre consacré à « La lecture talmudique ». Son importance ne peut échapper au lecteur, mais l’explication de son contenu tolère de n’être envisagée que comme une sorte de couronnement à l’œuvre du philosophe. D’où sa présente prise en compte, au termed’unexamenapprofondidesapportsde Lévinas. Cette action « talmudique »  est d’ailleurs à replacer dans la partie culminante d’un vécu généreux tout au service de ses coreligionnaires et des humanistes « en quête de problèmes et de vérités ».

Onapprend du biographe qu’« autour d’Edmond Fleg et de Léon Algazi, était née, en 1957, l’idée d’un colloque des intellectuels juifs de France qui devait se réunir tous les ans sous l’égide du Congrès juif mondial. Dès le départ, les deux hommes sollicitèrent Emmanuel Lévinas, qui accepta d’y participer. La première année, il prit part aux débats mais ne fut pas l’un des orateurs en titre. Il y prononça néanmoins ces quelques phrases conservées pieusement par Jean Halperin, artisan et pionnier de ces rencontres pendant des décennies et qui fut un de ses amis les plus proches : ‘Le judaïsme n’est pas une religion, le mot n’existe pas en hébreu, il est beaucoup plus que cela, il est une compréhension de l’être. Le juif a introduit dans l’histoire l’idée d’espérance et l’idée d’avenir. Platon nous a exposé le plan d’une cité idéale, mais il n’y a presque pas d’indication sur sa réalisation. De plus, le juif a le sentiment que ses obligations à l’égard d’autrui passent avant ses obligations à l’égard de Dieu, ou plus exactement autrui est la voix des hauts lieux, même du sacré. L’éthique est une optique vers Dieu, la seule voie du respect vers Dieu est celle du respect envers le prochain’. Et Halperin de commenter : ‘tout est déjà annoncé dans cette citation…Et à la séance suivante, en 1957 toujours, il évoquait la voix que nous attendons d’Israël et qui nous indique comment nous devons vivre aujourd’hui, où se trouve la justice, et le besoin que nous avons d’une pensée juive authentique. C’était comme s’il y avait là une déclaration d’intention de tout ce qui allait se produire dans les quarante années suivantes’.          

Au second colloque, qui eut lieu en septembre 1959, il prononça une conférence sur Franz Rosenzweig. Et ce ne fut qu’au troisième, en septembre 1960, qu’il donna sa première « lecture talmudique », bien que l’exercice ne s’appelât point ainsi. La séance, présidée par Vladimir Jankélévitch, avait pour thème ‘les temps messianiques et les temps historiques dans le traité Sanhédrin’.

Après cette année-là, 1960, cela deviendrait un rituel. Le colloque s’ouvrirait sur la leçon biblique d’André Neher, et se clôturerait par la leçon talmudique d’Emmanuel Lévinas[1]. La leçon biblique était plus traditionnelle, on citait la Bible. On connaissait la Bible dans le monde intellectuel, dans le monde non juif aussi. Mais le Talmud était quelque chose de totalement ignoré, réservé aux braves juifs à longue barbe des confins de la Pologne ou du Maroc. L’idée qu’on pût étudier le Talmud en français, en public, et de la même manière que ces vieux juifs de l’Europe de l’Est ou du Maghreb, était extraordinaire. Et quand j’ai entendu cela pour la première fois, j’ai été véritablement saisi et ému. Je me suis retrouvé en pays de connaissance, mais dans une langue différente. C’était une tout autre présentation, par quelqu’un qui était un philosophe, mais qui ne trahissait en rien l’enseignement du Talmud tel que je l’avais connu. C’était un événement colossal en soi.

Le commentaire jouait entre les époques, les contextes et les lieux, comme si l’exégèse n’était rien d’autre que la possibilité pour un temps de prendre sens par rapport à un autre temps. Il ne se préoccupait pas de l’avis des historiens ou des philologues, ni de l’époque où ces textes avaient été écrits. Il lui suffisait d’y trouver une intelligence, une subtilité, une spiritualité. A l’occasion, il ne dédaignait pas les brusques rapprochements avec l’actualité , les collusions, tout d’un coup, entre ces textes antiques, millénaires, et les nouvelles du jour qu’on avait entendues à la télévision.

Lévinas enseignait. Cela m’avait frappé aussi, comme dans les écoles talmudiques, c’est-à-dire en ne cherchant pas à faire de l’apologétique, en ne cherchant pas à être moralisateur, mais dans la tradition du Yech Omrim[2]. Il laissait aux auditeurs le soin de déduire. C’était bien sûr un discours construit, orienté, intelligent, mais jamais il n’imposait son interprétation. Durant ces années-là, son enseignement a été révolutionnaire, avec en même temps un retentissement considérable.        

Comment choisissait-il sa page talmudique ? Il confia un jour à Claude Riveline, professeur à Polytechnique, membre du comité préparatoire des colloques, qu’il cherchait dans le Michné Tora[3] de Maïmonide ce qu’il y avait de plus proche du thème du colloque, et qu’il remontait aux sources de Maïmonide. De cette manière, il y avait toujours une relation oblique, indirecte, lointaine au départ, et qui paraissait de plus en plus présente à mesure que la leçon avançait. Quant au choix des thèmes des colloques, le comité préparatoire en décidait, mais souvent ses conseils étaient entendus, comme ce fut le cas au lendemain de la chute du mur de Berlin, lors d’une de ses dernières apparitions au comité. Claude Riveline se souvient : Avec l’écroulement du communisme, l’idée de progrès avait subi des dommages irrémédiables. Il avait une belle formule : ‘Nous avions une horloge et elle s’est détraquée. Le temps avait perdu son Orient’. Il a d’ailleurs proposé : ‘Quelle heure est-il ?’ C’était des formules qu’il aimait bien. Et puis nous avons finalement opté pour : ‘le temps désorienté’.

LE TALMUD

CE QU’EST LE TALMUD.

Talmud est la transcription de la tradition orale d’Israël. Il régit la vie quotidienne et rituelle ainsi que la pensée – exégèse des Ecritures y comprise – des juifs confessant le judaïsme.> Joint à la Bible, Loi écrite, il constitue la Thora[4].

On distingue, dans le Talmud, deux niveaux de dires : celui des Tanaïm et celui des Amoraïm, du nom des docteurs qui les ont professés.

Dans celui des Tanaïm sont consignés en hébreu les dires de ceux qui, sélectionnés par Rabbi Yehouda Hanassi, furent fixés par écrit à la fin du 2ème siècle de l’ère vulgaire sous le nom de Michna[5] ; les Tanaïm eurent certainement des contacts avec la pensée grecque.

La Michna étant devenue l’objet de nouvelles discussions conduites souvent en araméen par ceux qui, dans leur enseignement, utilisèrent notamment les dires des Tanaïm que Rabbi Yehouda Hanassi n’avait pas retenus dans la Michna. Ouvrant de nouveaux horizons, ces dires « laissés au dehors » (Beraïtoth), dans leur confrontation avec la Michna, servirent à l’éclairer. L’œuvre des Amoraïm fut fixée à son tour par écrit vers la fin du 5ème siècle et reçut le nom de Guemara.   

Dans les éditions courantes, les sections de la Michna et de la Guemara, présentées ensemble, l’une comme thème commenté par l’autre, revêtues de commentaires plus récents de Rashi[6] et des Tossophites[7] constituent le Talmud.  

Ce livre qui, selon Lévinas, « représente la tradition orale d’Israël est, dans ses soixante-huit traités, un texte immense de plus de trois mille pages in-folio, revêtu de commentaires et de commentaires des commentaires. Pendant près de quinze siècles, ce revêtement se constitua dans la vie intellectuelle des communautés juives dispersées dans le monde. Le texte est une dialectique vivante animant les discussions des docteurs d’Israël. Il agite plus de problèmes qu’il n’impose de solutions, malgré l’apparent ou le réel souci qui le guide : régler la vie rituelle, juridique et morale des fidèles. Texte qui n’est en rien folklore : jusque dans son enchaînement, il reste savant, d’une science dissimulée, mais réservée aux exigen- ces extrêmes. On comprendra aisément que cette science a un style spécial qui la distingue du discours philosophique. Style nullement contingent par rapport à sa matière et à sa vérité[8] ».   

Y A-T-IL  PLUSIEURS VERSIONS DU TALMUD ?

Talmud babylonien.>

LESTEXTESTALMUDIQUESFONT-ILSL’OBJETD’UN CLASSEMENT ?

< Les textes talmudiques peuvent se classer sous deux rubriques : Halakhah et Hagadah (sans appartenir exclusivement à l’une ou à l’autre). 

La Halakhah réunit les éléments qui, en apparence, ne concernent que les règles de la vie rituelle, sociale, économique ainsi que le statut personnel des fidèles. Toutes ces règles ont en fait un prolongement philosophique souvent dissimulé sous les problèmes concernant des « actes à faire » ou des « actes à ne pas faire » [domaine de la morale] qui semblent immédiatement intéresser les docteurs.(…) Mais la « philosophie », ou l’équivalent de ce que la philosophie est dans la pensée grecque, c’est-à-dire occidentale – si le Talmud n’est pas la philosophie, ses traités sont une source éminente de ces expériences dont se nourrissent les philosophes – se présente dans le Talmud aussi sous forme d’apologues et d’adages. Ces sont les passages qui voisinent avec la Halakhah et qu’on appelle Hagadah.

La Hagadah revêt d’emblée un aspect moins sévère pour les profanes ou les débutants et a la réputation – fausse en partie – d’être plus facile . Elle tolère en tout cas des interprétations de niveaux divers[9].>

CE QUE N’EST SURTOUT PAS UN TEXTE TALMUDIQUE

CE QU’EST EN LUI-MEME LE TEXTE TALMUDIQUE

< En lui-même, le texte talmudique est combat intellectuel et ouverture hardie sur les questions – même le plus irritantes – vers lesquelles le commentateur doit se frayer un chemin sans se laisser tromper par l’apparence de discussions byzantines où, en fait, se dissimule une attention extrême au réel. Espiègles, laconiques dans les formulations ironiques ou sèches, mais éprises du possible, les pages du Talmud consignent une tradition orale et un enseignement devenu écrit par accident et qu’il importe de rappeler à leur vie dialoguée et polémique où les sens multiples – mais non arbitraires – se lèvent et bourdonnent dans chaque dire. Ces pages cherchent la contradiction et espèrent chez le lecteur liberté, invention et audace. Sans cela, une argumentation s’élevant au sommet de l’abstraction et de la rigueur n’aurait pas pu voisiner avec certaines figures logiques de l’exégèse qui restent purement conventionnelles. 

Comment des procédés fantaisistes – fussent-ils codifiés – , censés rattacher aux versets bibliques les dires des docteurs, peuvent-ils côtoyer une dialectique souveraine ? Ces « faiblesses » ne s’expliquent ni par la piété des auteurs, ni par la crédulité du public. Il s’agit de mouvements allusifs d’esprits hypercritiques qui pensent vite et qui s’adressent à leurs pairs. Ils cheminent dans d’autres voies que celles qui justifieraient des extrapolations de docteurs recourant à l’autorité d’une lettre révélée et sollicitée. (…) .>

COMMENTLETEXTETALMUDIQUE ET LE JUDAÏSME QUI S’Y MANI- FESTE SETROUVE-T-ILPRISEN COMPTE PAR LÉVINAS ?

Lévinas déclare prendre « le texte talmudique et le judaïsme qui s’y manifeste pour enseignants et non pas pour un tissu mythogène de survivances ». « Notre effort », ajoute-t-il, « consiste donc d’abord à le lire dans le respect de ses données et de ses conventions sans mêler à la signification qui découle de leur conjoncture la question qu’elle pose à l’historien ou au philologue. Les spectateurs du théâtre shakespearien passaient-ils leur temps à manifester leur esprit critique en l’exerçant à penser que, là où l’écriteau désignait un palais ou une forêt , ne se trouvaient que des planches nues ? »

QUEL EST LE BUT DOMINANT DE SON EXÉGÈSE ?

C’est ensuite seulement « qu’il essaie de traduire la signification suggérée par les données du texte, en langage moderne, c’est-à-dire en problèmes qui préoccupent un homme instruit des sources spirituelles autres que celles du judaïsme et dont le confluent constitue notre civilisation. Les vues universelles qu’il s’agit de dégager du particularisme apparent où nous enferment les données empruntées à ce que, improprement, on appelle l’histoire nationale d’Israël, voilà le but dominant de son exégèse. »

QUE SUPPOSE CETTE MANIÈRE DE FAIRE ?

Lévinas est conscient que cette manière de faire « suppose que les diverses époques de l’histoire peuvent communiquer autour de significations pensables, quelles que soient les variations du matériel signifiant qui les suggère. » Ce qui lui fait se poser la question : « Tout a-t-il été pensé depuis toujours ? »

La réponse, selon lui, doit être circonstanciée car : « tout, du moins, a été pensé autour de la Méditerranée pendant les quelques siècles qui ont précédé ou suivi notre ère. »

L’EXÉGÈSEPROPOSÉEEST-ELLEIMPRUDENTEDEPARCE POSTULAT ?

Lévinas sait pertinemment qu’« elle court de plein gré le risque de cette imprudence », ajoutant que « peut-être, elle repose sur une imprudence encore plus imprudente et à laquelle nous ne pouvons que continuer à nous exposer en assumant la permanence et la continuation d’Israël et l’unité de sa conscience de soi à travers les âges ; et en fin de compte, l’unité de conscience d’une humanité qui se revendique fraternelle à travers le temps et l’espace et dont l’histoire d’Israël avait dessiné l’idée, même si l’humanité, désormais consciente de son unité, se permet de mettre en question la vocation d’Israël, son universalité concrète[10]. »

COMMENT MONTRER LA PERMANENCE DES SIGNIFICATIONS ENSEI- GNÉES PAR LES TEXTES TALMUDIQUES ?

« Ces significations sont suggérées par des signes dont la matérialité s’emprunte à l’Ecriture, à ses récits, à sa législation civile et rituelle, à sa prédication, à tout une inventaire de notions vétéro-testamentaires ainsi qu’à un certain nombre d’évènements, de situations, ou, plus généralement , de repères, contemporains des rabbins – ou de docteurs – qui parlent dans le Talmud.

Malgré les variations de sens que peuvent avoir subies à travers les âges les éléments de cet inventaire signifiant, malgré la contingence des circonstances où ces signes s’instaurèrent et reçurent leur pouvoir suggestif » , Lévinas ne pense pas « qu’une recherche purement historique suffise à l’éclaircissement de ce symbolisme ; encore moins une investigation formaliste du type structuraliste lui semblerait topique ici. »

Selon lui, « il est légitime, en effet, de distinguer dans le passé deux régions : celle qui appartient résolument à l’histoire, et celle qui appartient à une époque plus récente. La première ne devient intelligible qu’après une médiation savante et critique de l’historien ; elle comporte inévitablement une dimension mythique[11]. La seconde se définit par le fait de se rattacher à l’actualité et à la compréhension de cette actualité de façon immédiate[12]. On peut appeler ce lien immédiat tradition vivante et par elle définir un passé qui se dira moderne. C’est ainsi que l’œuvre du Talmud, malgré son ancienneté, à cause de la continuité de l’œuvre talmudique, appartient encore, si paradoxal que cela puisse paraître, à l’histoire moderne du judaïsme. Avec lui, un dialogue s’établit directement. C’est là sans doute l’originalité du judaïsme : l’existence d’une tradition ininterrompue précisément à travers la transmission et le commentaire des textes talmudiques , les commentaires chevauchant les commentaires. 

Le Talmud n’est pas un simple prolongement de la Bible. Il se veut deuxième couche de significations ; critique et pleinement conscient, il reprend les significations de l’Ecriture dans un esprit rationnel. Les docteurs du Talmud, les Rabbis, se disent Hakhamim, s’arrogent une autorité autre que celle des prophètes : ni inférieure, ni supérieure. Le mot Hakham signifie-t-il sage, ou savant, ou homme raisonnable ? Il faudrait ici une recherche philologique précise. Du moins les talmudistes eux-mêmes, se référant aux philosophes grecs, les appellent-ils Hakhmei Yavan, « Hakhamim » de Grèce

Ce que Paul Ricoeur dit de l’herméneutique[13], opposée à l’analyse structuraliste, laquelle ne conviendrait pas à la compréhension des significations issues des sources grecques et sémitiques, se vérifie dans l’interprétation des textes talmudiques. 

En aucune façon le Talmud ne prolonge la « façon », de la Bible, même si l’on voulait poser celle-ci comme mythique. La Bible fournit les symboles, mais le Talmud n’«accomplit » pas la Bible dans le sens où le Nouveau Testament prétend accomplir et aussi prolonger l’Ancien. D’où, dans le Talmud, un langage dialectique, raisonneur. 

A aucun des aspects de l’objet-symbole n’est refusé le pouvoir suggestif, de sorte que le revêtement symbolique moulant toutes ses formes est invisible à l’œil nu qui est même porté à confondre cette façon de recourir aux « versets » avec l’idolâtrie de la lettre. En réalité, le sens littéral, qui est entièrement signifiant, n’est pas encore le signifié. Celui-ci reste à chercher. Le symbolisme ici ne comporte pas d’éléments conventionnels qui viendraient se plaquer sur la chair du symbole ni de choix qui privilégierait la fonction symbolisante de tel ou tel autre de ses côtés. La chair concrète du symbole ne s’étiole pas sous le revêtement symbolique qu’une convention ou une circonstance lui prête. Il signifie de toute sa plénitude et tout ce que lui ajoute son histoire ultérieure. Le commentaire a toujours toléré cet enrichissement du symbole par le concret.  

C’est à partir de cette plénitude, avec tous les possibles, pratiquement inépuisables, mais qu’ouvrait le contour cependant défini de ces objets-signes, que les commentaires se reprenaient de génération en génération. Le Talmud, selon les grands maîtres de cette science, ne se comprend qu’à partir de la vie. Et cela ne vaut pas seulement pour l’enseignement même qu’il apporte et qui suppose l’expérience de la vie (c’est-à-dire beaucoup d’imagination) ; cela concerne aussi l’intelligence et la perception des signes eux-mêmes. Réalités concrètes, ils sont ceci ou cela suivant le contexte de vie. Ainsi ces signes – versets bibliques, objets, personnes, situations, rites – fonctionneront comme signes parfaits : quelles que soient les modifications que le devenir introduit dans leur texture sensible, ils conservent leur privilège de révéler les mêmes significations ou les aspects nouveaux de ces mêmes significations. Signes parfaits, irremplaçables et dans ce sens – purement herméneutiques –, signes sacrés, lettres sacrées[14]

Jamais la signification de ces symboles ne donne plein congé à la matérialité  des symboles qui la suggèrent et qui conservent toujours quelque puissance insoupçonnée de renouveler cette signification. Jamais l’esprit ne donne congé à la lettre qui le révèle, bien au contraire, l’esprit éveille dans la lettre de nouvelles possibilités de suggestion.

A partir de la pensée talmudique une lumière se projette sur les symboles qui la portent et ranime leur puissance symbolique. Mais, de plus, ces symboles qui sont réalités et souvent figures et personnes concrètes, reçoivent des significations qu’ils servent à susciter, un éclairage portant sur leur texture d’objets, sur les récits bibliques auxquels choses et êtres sont mêlés. Le Talmud, dans ce sens, commente la Bible. Il y a là un mouvement incessant de va-et-vient[15].  

Les possibilités de signifier à partir d’un objet concret libéré de son histoire – ressource d’une méthode de pensée que nous avons appelée paradigmatique – sont innombrables. Requérant l’usage de facultés spéculatives peu communes, elles se déroulent dans un espace multidimensionnel. La dialectique du Talmud prend un rythme océanique. »

EN QUOI CONSISTE CE NOUVEAU MODE DE LECTURE QU’A ADOPTÉ LEVINAS ? QU’IL PARTAGE D’AILLEURS AVEC D’AUTRES PERSON- NALITÉS DU JUDAÏSME FRANÇAIS

« Notre plus grand souci, malgré tout ce qui peut paraître nouveau dans le mode de lecture que nous avons adopté (qui, malgré un style propre, nous est commun avec tout un mouvement qui s’était dessiné dans le judaïsme français depuis la libération où notre regretté ami Jacob Gordin a joué un rôle éminent et que, nous appelons parfois en nous amusant Ecole de Paris) consiste à séparer la grandeur spirituelle et intellectuelle du Talmud des maladresses de notre interprétation.»

A QUEL DESSEIN CETTE FORMULATION MODERNE DE LA SAGESSE TALMUDIQUE RÉPOND-ELLE ?

« Nos leçons, malgré leurs défauts, voudraient dessiner le plan où serait possible une lecture du Talmud qui ne se limiterait ni à la philologie, ni à la piété à l’égard d’un passé ‘cher mais périmé’, ni à l’acte religieux d’adoration ; mais une lecture en quête de problèmes et de vérités et qui – non moins que le retour à une vie politique indépendante en Israël – est nécessaire à un Israël désireux de conserver la conscience de soi dans le monde moderne , mais qui peut hésiter devant ce retour qui se voudrait purement politique. Les sages du Talmud ont opposé l’entrée en possession de la terre d’Israël à l’idée d’héritage : celui-ci transmet le patrimoine des pères aux enfants : celle-là ramène le bien des fils aux patriarches, pères de l’histoire sainte, les seuls qui aient droit à la possession. L’histoire de cette terre ne se sépare pas de l’histoire sainte. Le sionisme n’est pas une volonté de puissance. Mais une formulation moderne de la sagesse talmudique est nécessaire aussi à tous ceux qui se voudraient juifs hors de la terre d’Israël. Elle doit enfin être accessible à l’humanité cultivée qui, sans adhérer aux réponses que le judaïsme apporte aux problèmes vitaux de l’heure, est curieuse de la civilisation authentique d’Israël. »

COMMENT LÉVINAS EN EST-IL VENU À LA SCIENCE TALMUDIQUE ?

« Toute une vie est nécessaire pour dominer cette science. Ce que je pourrai en donner aujourd’hui – moi qui ai passé ma vie à d’autres exercices et qui suis venu tard, quoique sous la férule d’un maître prestigieux [M. Chouchani], à ces difficiles lectures, ne les réservant hélas, qu’aux heures de loisir – moi, ‘talmudiste du dimanche’, ce que je pourrai en donner ne sera que partiel et approximatif.

Du moins ne céderai-je pas à la tentation d’en parler comme d’une curiosité ethnographique ou archéologique. Je n’en ferai pas non plus un usage homilétique ou apologétique  (quelle que soit l’inévitable part d’apologie dans tout discours). Je pense en effet que, sur le point particulier qui nous intéresse aujourd’hui, on peut, dans les positions talmudiques, distinguer une position philosophique. J’essaierai de la dégager d’une pensée allant dans des dimensions multiples, sans même avoir à dessiner l’espace métaphysique figuré par ces dimensions. Je pense aussi que, pour chercher cette option, il serait bon, au lieu de survoler dans le vide ces trois mille pages in-folio, de m’en tenir à quelques textes précis[16]. » 

LES QUATRE PREMIÈRES LECTURES TALMUDIQUES

EMMANUEL LEVINAS

Pour faciliter au lecteur l’accès aux leçons de Lévinas, et lui donner un avant-goût des sujets traités, nous nous proposons de lister, pour chacune des quatre premières leçons[17], les principales idées retenues dans l’argumentation de l’auteur. La première leçon comprendra, en outre, les dires de la Michna et de la Guemara qui la concernent.

1ère leçon :  Texte du traité « YOMA » (85a – 85b)

MICHNA

Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon ; les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon, à moins que, au préalable, il n’ait apaisé autrui…

GUEMARA
Rabbi Yossef bar Habo a objecté à Rabbi Ibhou : « (Comment peut-on dire que) les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon », alors qu’il est écrit (Samuel, 1, 2) : « Si un homme offense un autre homme, Elohim concilie » ? Que signifie Elohim ? Le juge. S’il en est ainsi – lis donc la fin (du verset) : « Mais si un homme commet une faute à l’égard d’un homme et l’apaise, Dieu pardonnera. Mais si la faute est commise à l’égard de Dieu – qui pourra intercéder pour lui ? Seuls le repentir et les bonnes actions. »     

Rabbi Yitz’hak a dit : « Quiconque fait de la peine à son prochain, même par des paroles, doit l’apaiser (pour être pardonné) », car il a été dit (Proverbes, 6, 1-3) : « Mon fils, si tu t’es porté garant pour ton prochain, si tu as engagé ta parole pour un étranger, tu es pris au piège de tes promesses, tu es le prisonnier de ta parole. Fais donc ceci, mon fils, pour recouvrer ta liberté, puisque tu es tombé au pouvoir d’autrui. Va, insiste avec énergie et livre un assaut à ton prochain (ou à tes prochains). » Si tu as de l’argent, ouvre-lui une main généreuse et sinon assaille-le d’amis.

… Rav Yossi bar Hanina a dit : « Quiconque demande à son prochain de le dégager ne doit pas le solliciter plus de trois fois », car il a été dit (Genèse, 50, 17) : « Oh ! Pardonne de grâce , l’offense de tes frères et leur faute, et le mal qu’ils t’ont fait. Maintenant donc pardonne leurs torts aux serviteurs du Dieu de ton père… »

…Rav a eu un jour quelque chose avec un égorgeur de bétail. Celui-ci ne vint pas chez lui à la veille du Yom Kippour. Alors il dit : « J’irai moi vers lui pour l’apaiser. » (En route) Rav Houna le rencontre. Il lui dit : « Où va le maître ? » Il répondit : « Me réconcilier avec un tel. » Alors il dit : « Abba va assassiner quelqu’un. » Il y alla tout de même. L’égorgeur était assis et martelait une tête (de bétail). Il leva les yeux et le vit. Il lui dit : « Va-t’en, Abba, je n’ai rien de commun avec toi. » Comme il martelait la tête, un os se détacha, s’enfonça dans sa gorge et le tua.

Rav commentait un texte devant Rabbi. Quand Rav Hiya entra, il reprit le texte dès le début. Entra Bar Kapra – il le reprit encore ; vint Rav Simon, fils de Rabbi, et encore il le reprit. Vint alors Rav Hanina bar Hama et Rav dit : « Combien de fois va-t-on revenir et se répéter ? » Il ne revint pas au commencement. Rav Hanina en fut meurtri. Pendant treize ans, à la veille de Kippour, Rav allait (demander pardon) et Rav Hanina ne s’apaisait pas.

Comment Rav a-t-il pu procéder ainsi ? Rav Yossi bar Hanina ne disait-il pas : « Quiconque demande à son prochain de le dégager ne doit-il pas le solliciter plus de trois fois » ? – Mais Rav, c’est tout différent.

Et Rabbi Hanina, pourquoi a-t-il procédé ainsi ? Rabah n’a-t-il pas enseigné : « On pardonne tous les péchés à quiconque laisse passer son droit ? » – C’est que Rabbi Hanina vit un rêve où Rav était pendu à un palmier. Or, on dit : « Quiconque apparaît en rêve comme pendu à un palmier est promis à la souveraineté. » Il en a conclu que Rav serait chef d’école. C’est pourquoi il ne se laissa pas apaiser pour qu’ainsi Rav parte et enseigne à Babel.         

ENVERS AUTRUI[18]

Rationalisme de la méthode

Ceux qui assistent pour la première fois à cette séance de commentaires talmudiques ne doivent pas s’arrêter au langage théologique de ces lignes. Il s’agit de pensées de sages et non pas de visions prophétiques. Mon effort consiste toujours à dégager de ce langage théologique des significations qui s’adressent à la raison.

Le rationalisme de la méthode ne consiste pas, Dieu merci, à remplacer Dieu par Etre Suprême ou par Nature (…), il consiste d’abord à se méfier de tout ce qui dans les textes étudiés pourrait passer pour une information sur la vie de Dieu, pour une théosophie.

Il consiste à se soucier, devant chacune de ces apparentes informations sur l’au-delà, de ce que cette information peut signifier dans la vie de l’homme et pour sa vie.

Nous savons depuis Maïmonide que tout ce qui se dit de Dieu dans le judaïsme signifie par la praxis humaine. Estimant que le nom même de Dieu – le plus familier aux hommes – reste aussi le plus obscur, exposé à tous les abus, j’essaie de projeter sur lui une lumière qui vient de la place même qu’il occupe dans les textes, de son contexte qui nous est compréhensible dans la mesure où il parle de l’expérience morale des hommes.

Le Jour du Pardon

Le Jour du Pardon (Yom Kippour) permet d’obtenir le Pardon pour les fautes commises envers Dieu (…) Il faut un jour fixe du calendrier et tout le cérémonial de la solennité de Kippour pour que la conscience morale « endommagée » puisse atteindre son intimité et reconquérir l’intégrité que personne ne peut reconquérir pour elle. Œuvre qui équivaut au pardon de Dieu.

Signification de Elohim

Conciliateur ? juge ? ou intercesseur ?

Gravité de l’affront verbal

Conditions du pardon

Le bon vouloir de l’offensé, la pleine conscience de l’offensant.

Les problèmes que posent aux Juifs les relations avec les Allemands et l’Allemagne

On peut pardonner à beaucoup d’Allemands, mais il y a des Allemands à qui il est difficile de pardonner.

Eclaircissements sur le pardon à partir de David, Saül, les Guibéonites, etc.

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2ème leçon :  Texte du traité « CHABAT » (88a – 88b)               

LA TENTATION DE LA TENTATION[19]

La « tentation de la tentation » comme description de l’homme occidental dans ses mœurs (tout tenter– vouloir entrer dans l’histoire – ne refuser aucun possible – vouloir vivre passionnément et dangereusement).

Recherche d’une antithèse à la « tentation de la tentation » autre que l’innocence, ce concept purement négatif auquel naïveté et enfance s’associent en lui imprimant la marque du provisoire.

La « tentation de la tentation » est la philosophie en tant qu’opposition à la sagesse qui sait tout sans l’éprouver.

Dans la « tentation de la tentation » se lit la priorité du savoir.

La Révélation dans la logique de la pensée occidentale : rapport entre le message de la vérité et l’accueil de ce message.

Suit une prise en considération, paragraphe par paragraphe, du texte du traité « Chabat », en vue d’une synthèse dans le « Nous ferons et nous entendrons ».  

3ème leçon :  Texte du traité « SOTA » (pp. 34b-35a)            

TERRE PROMISE OU TERRE PERMISE[20]

Il y a une adoration de la terre et une honte attachée à cette adoration (la « terre promise ne serait pas permise »)

Commentaire du nom de chacun des 12 explorateurs et comte-rendu de la tentative de démystification de l’Histoire Sainte : Dieu n’a rien promis, Il n’a rien fait, Il est faible. Il s’agit d’une crise d’athéisme beaucoup plus grave que celle du  « Veau d’Or ».

Deux des explorateurs sont maintenus à l’abri de la tentation, l’un par déférence à ses pères, l’autre par respect pour l’enseignement reçu de Moïse.

Evocation ( par leurs noms) des habitants de la Terre promise en voie d’exploration ; interprétation de la crainte des explorateurs.

Suite de versets apparemment insignifiants qui concernent le problème des explorateurs : « les enfants d’Israël vont pénétrer dans un pays déjà habité ; mais dans ce pays se trouvent les tombeaux des ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob. Malgré les cailloux, malgré les multitudes de sable ce pays comporte plus de possibilités que Zoan qui se trouve en pleine Egypte, en pleine civilisation ; il appelle ceux qui sont capables de réaliser ces virtualités. » N’y a-t-il pas de droits qu’une supériorité morale confèrerait ?

La reprise du texte montre que le complot des explorateurs ne résultait pas seulement de l’exploration elle-même, et qu’il était, comme tous les problèmes de conscience, un problème a priori.

De mauvaises intentions qui seraient de bonnes intentions : celles en provenance d’une conscience trop pure ; elle commence à douter de Dieu parce que Son ordre nous demande soit ce qui est au-dessus de nos forces, soit ce qui est au-dessous de notre conscience. Terre promise n’est pas terre permise.

Nous allons bâtir dans cette terre une cité juste.

L’idée de deux châtiments qui frappent les explorateurs : pensaient-ils que leur droit manquait de force ou qu’ils n’avaient pas de droits, que la Terre promise ne leur était pas permise ?

4ème leçon :  Texte du traité « SANHÉDRIN » (pp. 36b-37a)            

« VIEUX COMME LE MONDE ?[21] »

Les articulations du passage choisi apparaissent clairement : il traite de l’organisation du tribunal suprême qu’est le Sanhédrin (mot grec), institution qui est peut-être le produit d’influences diverses extérieures au judaïsme.

Selon la Michna, le Sanhédrin formait un demi-cercle, « afin que ses membres puissent se voir les uns les autres », constituant une assemblée de visages. Ce demi-cercle était ouvert sur le monde extérieur.

Cette ouverture sur le monde extérieur est une première réponse aux problèmes que justifie le thème du colloque : « je ne sais pas encore si le monde a besoin du juif, mais le juif a besoin du monde, cela est sûr.

Toujours selon la Michna, « deux greffiers se tenaient devant les magistrats, l’un à droite, l’autre à gauche, et ils enregistraient les arguments à charge et à décharge », ainsi « deux personne enregistrent tout argument, parce qu’il faut deux témoins pour qu’un fait s’avère ».

La Michna fournit une seconde version sur les greffiers. Rabbi Yehouda dit : « il y avait trois greffiers ; l’un enregistrait les arguments à charge, le second les arguments à décharge et le troisième les uns et les autres. Chaque notation est ainsi attestée : « cette version respecte le principe qui consiste à assimiler la notation au témoignage ».

 Le Sanhédrin au complet comporte 71 membres. Il existe à Jérusalem deux autres Sanhédrin de 23 membres chacun, siégeant sur des bancs. « C’est un tribunal qui peut seul se prononcer sur les causes dont dépendent vie et mort d’homme.

Devant les magistrats, toujours selon la Michna, « se tiennent 3 rangs d’étudiants assis par terre, chacun connaissant sa place ». Ainsi, « l’ordre excluait la contingence ».

« La loi juive n’autorise pas une condamnation à mort avec une seule voix de majorité ». Ainsi, en cas d’un vote 12/ 11, on fait monter 2 étudiants de la Loi. En cas d’un nouveau vote 13/12, on fait monter 2 nouveaux étudiants, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une majorité suffisante se dégage. Cela peut durer ainsi jusqu’à ce que les juges atteignent le nombre de 71, nombre du grand Sanhédrin, nombre qui ne peut être dépassé. Si après un ultime débat les partisans de la sanction suprême ne sont pas 37, l’accusé est relaxé.

La Michna précise enfin que « les trois rangées devant les magistrats devaient être toujours pleines ». Aussi choisissait-on les remplaçants parmi les personnes les plus compétentes du public présent. Avec cette précision que le dernier venu « ne s’asseyait pas à la place du premier suppléant mais à celle qui lui correspondait : « Hiérarchie rigoureuse en elle-même, mais aussi respectée et connue par chacun, hiérarchie subjec-tivement reconnue…Ordre absolu ».

La Michna étant commentée, que dit maintenant la Guemara ?

Quel que soit le canal de l’histoire par lequel le Sanhédrin s’installe en Israël, quelles que soient les formes de son existence historique dans la société pré-exilique, il est intéressant de savoir quel est le sens que lui attribuent la pensée et la sensibilité juives où, depuis 20 siècles, se pense et se sent, autour de cette institution, la notion de justice et de vérité.

Il appert que le Sanhédrin se trouve fondé dans un chant érotique : le verset 3 du chapitre 7 du Cantique des Cantiques[22].

« Il existe peut-être pour la justice un fondement dans la maîtrise de la passion (…) C’est dans l’ordre le plus équivoque, mais dans la domination à tout instant exercée sur cet ordre – ou ce désordre – que se fonde la justice par laquelle le monde subsiste. Mais cet ordre, par excellence équivoque, est précisément l’ordre de l’érotique, le domaine du sexuel. La justice ne serait possible que si elle triomphe de cette équivoque, toute grâce, toute charme et toujours proche du vice(…) Le danger qui guette la justice est le vice qui, dans notre monde occidental, appartient au privé personnel, qui ‘ne regarde personne’ ».

« Ton nombril est comme une coupe » dit le texte…» De toute évidence, le nombril signifie le sanhédrin dans la mesure où le sanhédrin siège dans le nombril de l’univers. Ainsi se trouve affirmé le caractère central de la justice absolue que, par définition, rend le sanhédrin : la justice de la Tora. On affirme ainsi le caractère ontologique de cette œuvre de justice.

L’image du nombril du monde est grecque : Delphes, dans les Euménides d’Eschyle est désigné comme le nombril de l’univers.(Tout a dû être de tous temps pensé). « Notre apport juif au monde est donc, dans ce monde, vieux comme lui-même…Vieux comme le monde ».

« L’idée même de nation surgit chaque fois qu’un groupe humain croit qu’il siège dans le nombril du monde. »

Sollicitation des différents mots du verset (coupe, breuvage, froment, bordure de roses) en vue de prouver que le sanhédrin accomplit bien le verset biblique.

« Tout le sens du texte commenté s’explique par le trait final du texte talmudique – ‘Même si la séparation n’est qu’une bordure de roses, ils n’y feront aucune brèche’ –. « Il n’y a pas de justice si les juges n’ont pas de vertu au sens platement moral du terme. Il ne peut y avoir de séparation entre la vie privée et la vie publique du juge. »

Intervient alors l’objection du minéen : « Vous prétendez que pendant sa période d’impureté, une femme interdite à son mari a cependant le droit de s’isoler avec lui ; croyez-vous donc qu’il peut y avoir du feu dans du lin sans que cela brûle ? »

« Le judaïsme conçoit l’humanité de l’homme comme susceptible d’une culture qui le préserve du mal en l’en séparant par une simple clôture de roses. »

« Ce qui a été dit du juge est dit maintenant du peuple juif tout entier. Tous (les juifs) appartiennent ou doivent appartenir à l’élite. Mais le judaïsme n’affirme par là aucun orgueil national ou racial ; il enseigne ce qui, à son avis, est possible à l’homme. Et c’est par cet enseignement , peut-être, qu’il est nécessaire au monde. »

Questionnement sur la première conscience de notre existence : « Est-elle de droit ? N’est-elle pas plutôt d’emblée une conscience de responsa- bilités ? »

« L’essentiel pour l’être humain, c’est de réaliser et non pas d’inventer l’idéal. » Textes des Euménides : sauver l’homme du désespoir ; il y est moins question de l’améliorer ; « c’est en définitive de réaliser un être humain qu’une simple bordure de roses protège contre la tentation. »

Originalité du judaïsme : le fait que dans les moindres actions pratiques s’insère un temps d’arrêt entre nous et la nature comme accomplissement d’une mitsvoth, d’un commandement. « Ta tempe (rakotech) est comme une tranche de grenade. Même les vauriens (rekanim) avérés parmi vous sont pleins de commandements accomplis (mitsvoth), comme une grenade est pleine de grains. »

Le verset 27,27 de la Genèse est le dernier texte sollicité pour prouver l’excellence d’Israël. Lorsque Jacob, sous le vêtement de son frère, vient s’emparer par ruse de la bénédiction destinée à Esaü, Isaac aveugle respire les vêtements de son fils Esaü que porte Jacob et s’exclame : ‘L’odeur des vêtements de mon fils est comme l’odeur d’un champ arrosé par le Seigneur’. Il suffit de lire le mot begadav, ses vêtements, comme bogdav, ses rebelles. Jacob portait en lui tous ceux qui, dans sa postérité, se révolteront contre la Loi – et ce fut cependant encens aux narines d’Isaac.(…) « C’est dire que les moins dignes d’entre les Israélites sont pleins de mérite comme la grenade regorge de grains. »

« Le thème du travesti ci-devant développé est essentiel et ouvre une nouvelle perspective sur l’excellence d’Israël, sur l’excellence humaine capable de préserver de la faute, du vice, de la tentation. Jacob revêtant le vêtement du violent Esaü n’endosse-t-il pas les responsabilités de son frère ? Comment se préserver du mal ? En assumant les uns la responsabilité des autres. Les hommes ne sont pas seulement et dans leur ultime essence , des ‘pour soi’ mais des ‘pour les autres’ et ce ‘pour les autres’ doit se penser avec acuité. Jacob portait déjà le poids de toute la rébellion. Le parfum de paradis, c’est Jacob portant le poids de tout ce qu’il n’aura pas commis et qu’auront commis les autres. Pour que le monde humain soit paisible, il faut qu’à tout moment se trouve quelqu’un qui soit responsable pour les autres. »

« L’homme otage de tous les autres est nécessaire aux hommes, car sans lui la morale ne commencerait nulle part.(…) L’exposition du judaïsme à la persécution n’est peut-être qu’un accomplissement de cet enseignement – accomplissement mystérieux, car à l’insu de ceux qui l’accomplissent. »

« La condition qui assure le sens de tout ce qui vient d’être dit, c’est l’existence de l’ordre et la certitude subjective de cette existence. – Trois rangées d’étudiants, etc . Abbayé a dit : ‘Il en découle que lorsque l’un se déplaçait, tous se déplaçaient’. Dans le sanhédrin, l’ordre n’est pas relatif. On rappelle à celui qui, dans la rangée supérieure, se trouve en queue, qu’il vaut mieux se trouver en queue d’une suite de lions qu’en tête d’une meute de renards. Les hommes trouvent leur place dans le monde par rapport au Lieu absolu, par rapport au Makom. »             

Répertoire des autres lectures talmudiques

Du Sacré au Saint[23]

Traité Baba Metsia (83a- 83b)

Judaïsme et Révolution

Traité Nazir (66a et b)

Jeunesse d’Israël

Traité Sanhédrin (67a- 68a)

Désacralisation et désensorcellement

Traité Berakhot (61a)

« Et dieu créa la femme »

Baba Kama (60a- 60b)

“Les dommages causés par le feu”

L’au-delà du verset[24]

Traité Mena’both (99b- 100a)

Modèle de l’Occident

Traité Makoth (10a)

Les Villes-Refuges

Traité Yoma (10a)

Qui joue le dernier ?

Traité Sota (37a- 37b)

Le Pacte

Traité Berakoth (33b)

Du langage religieux et de la crainte de Dieu

A l’heure des nations[25]

Traité Meguila (7a)

Pour une place dans la Bible

Traité Meguila (8b et 9a-9b)

La traduction de l’Ecriture

Traité Sanhédrin 99a et b

Mépris de la Thora comme idolâtrie

Traité Bera’hot (12b à 13a)

Au-delà du souvenir

Traité Pessa’him (118b)

Les nations et la présence d’Israël

Nouvelles lectures talmudiques[26]

Traité Makoth (23 à 24b)

La volonté du ciel et le pouvoir des hommes

Traité Tamid (31b- 32b)

Au-delà de l’Etat dans l’Etat

Traité Houlin (88b- 89a)

Qui est soi-même ?

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

5

LE TALMUD

7

LES QUATRE PREMIÈRES LECTURES TALMUDIQUES

15

RÉPERTOIRE DES AUTRES LECTURES TALMUDIQUES

25



[1]  Le philosophe réunirait plus tard ses leçons dans cinq livres, dont le dernier parut un an après sa mort.

[2]  « Il en est qui disent », expression par laquelle on expose traditionnellement, dans le Talmud, des pensées contradictoires.

[3]  Oeuvre  de compilation, de synthétisation, et d’interprétation des lois juives.

[4] On appelle Thora écrite, les 24 livres du Canon biblique juif et, dans un sens plus étroit la Thora de Moïse : le Pentateuque. Au sens le plus large, Thora signifie l’ensemble de la Bible et du Talmud avec leurs commentaires et même avec les recueils et textes homilétiques dits Aggada.

[5] L’hébreu de la Michna – différent dans sa structure de l’hébreu de l’Ancien Testament – est l’une des sources principales de l’hébreu moderne.

[6] Rashi (1040-1105) : le plus célèbre des rabbins du Moyen-Age. Son nom complet est rabbi Shelomo fils d’Isaac – ou Isaaki – ce qui donne, en prenant l’initiale de chacun de ces noms « Rashi », comme on le surnommait en affection. . Il est né à Troyes. Dans sa jeunesse, il alla fréquenter l’école talmudique (yeshiba) de Worms, où l’on parlait surtout le français, puis se rendit à Mayence auprès d’Isaac ben Juda. Il devait avoir 25 ans quand il regagna Troyes, où il fonda sa propre yeshiba. Les dernières années de sa vie furent attristées par le massacre des juifs des bords du Rhin, lors de la 1ère croisade. Cà et là, dans son œuvre, on croit percevoir l’écho de ce sanglant épisode. Il mourut dans sa ville natale.

[7]  Tossophites ou Tossafistes : (de l’hébreu tossafoth, compléments). Auteurs de gloses sur le Talmud, qui vivaient en France et en Allemagne aux 11ème et 12ème .Les tossafistes de France étaient, à l’origine, des descendants du commentateur Rashi, dont les notes marginales commentaient elles-mêmes le Talmud.

[8] Extrait de « L’au-delà du verset », p143.

[9] C’est dans cette partie que sont puisées les 23 leçons d’Emmanuel Lévinas (Conférences prononcées de 1957 à 1989 aux Colloques d’intellectuels juifs que la section française du Congrès juif mondial a organisé tous les ans à Paris). C’est à regret, comme il le déclare lui-même, qu’il n’a pas abordé des textes de la Halahha : «J’ai un peu honte de commenter toujours les textes hagadiques du Talmud et de ne m’aventurer jamais dans la Halakha. Qu’y puis-je ? La Halakha exige une musculature de l’esprit qui n’est pas donnée à tous. Je ne peux y prétendre. Mon modeste effort devant le texte qui se compose, comme vous avez pu déjà le constater, d’une série d’observations, en apparence disparates, consistera à rechercher l’unité et la progression de la pensée qu’elles portent »

[10] «Antisémitisme immortel qui, au moment où l’histoire juive se veut aussi terre, sur la terre même que son universalisme concret contribua à unir et où la rigidité de l’alternative national-universel s’atténue, se prolonge sous forme d’antisionisme. »

[11] « Les récits et les pensées bibliques appartiennent à cette région. Seule la foi permet d’y accéder d’une façon immédiate. Les modernes qui ont perdu cet accès les abordent comme des mythes et ne peuvent dégager de la mythologie les faits et les figures de la Bible sans recourir à la méthode historique. » 

[12] Cf.GerhardKrueger:Critique et morale chez Kant(traduction française parue chez Beauchesne), p.26 et suivantes.

[13] « L’herméneutique contemporaine se veut fidèle au propos primitif du mythe : elle veut entendre, comprendre, retrouver le moment d’émerveillement, l’intelligibilité première. Tel est le but même de la démarche qu’elle inaugure. L’homme moderne entendra de nouveau le langage du mythe et de nouveau se posera des questions. Le cycle de la pensée se trouvera alors en quelque sorte accompli. Une première naïveté humaine a été perdue, mais l’homme critique espère à une naïveté seconde. Toute compréhension doit aboutir à la question. L’herméneutique assure l’adéquation et la parenté de la pensée avec ce dont il est question. »

[14]  Paul Ricoeur ne parle pas différemment quand il indique que « le mythe est un récit traditionnel qui rapporte des évènements arrivés à l’origine des temps et qui est destiné à fonder l’action rituelle de l’homme d’aujourd’hui, et de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. Fixant les actions rituelles significa- tives, il fait connaître, quand disparaît sa dimension étiologique, sa portée exploratoire et apparaît dans sa fonction symbolique, c’est-à-dire dans le pouvoir qu’il a de dévoiler l’homme à son sacré ».

Cette définition, remarque B-D Dupuy, [in Encyclopaedia Universalis, Herméneutique, p.366] « rapproche le mythe du rite et elle lie le rite à l’histoire au lieu de l’en dissocier comme le fait l’allégorie. La mythologie n’est pas identifiée au monde primitif ; mythe et histoire se pénètrent et se confondent jusqu’à l’éclosion de la raison, jusqu’à l’avènement de l’univers de la science, ce dernier inclus. A l’âge de la science et de la technique, le mythe, au premier abord, ne paraît être qu’une tentative inadéquate d’exprimer l’origine des choses, une donnée qui doit être éliminée, ‘démythologisée’. Mais le mythe est une donnée indéracinable, car il est constitutif de la pensée même qui le nie. La science ne peut exclure que son intention étiologique, sa prétention d’expliquer l’origine et la fin de l’humanité. Mais dans ce processus de remontée de la fonction causale, qui a forgé la fiction, et de la fonction suggestive, qui donne prise à l’allégorie, au symbolisme primitif, le mythe révèle sa portée exploratoire. Il restitue l’homme dans la ‘forêt des symboles’ qu’il a jadis créés . Il dévoile les liens de l’homme à son sacré, au divin, et dans le cas de la Bible, à Celui qu’il a appris à nommer de son vrai nom, celui du tétagramme imprononçable YHWH (Exode, III 15) » 

[15] « C’est de ce mouvement de va-et-vient qui constitue la méthode talmudique, que pourrait manquer la méthode historique, au risque de s’attacher à l’origine des symboles qui, depuis longtemps auront dépassé le sens qu’ils eurent à l’heure de leur surrection. Elle pourrait les appauvrir ou les disqualifier, en les enfermant dans l’anecdote ou l’événement local où ils prirent leur envol. »

[16]  Extrait de « L’au-delà du verset », p.144.

[17] Parues aux Editions de Minuit (Collection « Critique ») en 1968, réédition 2001.

[18]  Dans le cadre d’un colloque consacré au « Pardon ».

[19]  Dans le cadre d’un colloque consacré aux « Tentations du judaïsme ».

[20]  Dans le cadre d’un Colloque consacré à Israël.

[21]  Dans le cadre du Colloque « Le judaïsme est-il nécessaire au monde ? »

[22] < Ton nombril est comme une coupe arrondie pleine d’un breuvage parfumé ; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses.>

[23] Editions de Minuit 1977

[24]    ‘            ‘       ‘    1982

[25]    ‘            ‘       ‘    1988

[26] Editions de Minuit 1996


Date de création : 23/10/2005 - 14:14
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:47
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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