L'interhumain proprement dit est dans une non-indifférence des uns aux autres, dans une responsabilité des uns pour les autres.   E.Lévinas, La souffrance inutile

Emmanuel Levinas
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HUSSERL VU PAR LÉVINAS

UNE PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ

SOMMAIRE

NOTES BIOGRAPHIQUES

Emmanuel LEVINAS découvre Edmund HUSSERL

Emmanuel LEVINAS initiateur de Edmund HUSSERL

Les « Méditations cartésiennes » : une affaire française

UNE PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE

L’Intentionnalité

La Réduction phénoménologique

Le Temps

Conclusion

NOTES BIOGRAPHIQUES

Emmanuel LEVINAS découvre Edmund HUSSERL

Ainsi que nous l’apprend son biographe, Salomon Malka [1], Lévinas aimait à dire « à propos de ces deux semestres, l’été 1928 et l’hiver 1928-1929, passés à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne : ‘Je suis venu voir Husserl et j’ai vu Heidegger.’

On ne saurait mieux décrire, poursuit-il, une intersection cruciale de l’histoire de la philosophie au XXe siècle, et plus profondément de l’histoire tout court. La fin [2], la critique, le renouveau de la méta- physique vont se jouer, en effet, sur fond d’avènement du nazisme. Pour l’heure, Husserl n’a pas encore été chassé de l’université, et Heidegger n’a pas encore prononcé son fameux discours du Rectorat [3]. Mieux, le premier est le maître du second, et la rupture conceptuelle n’est pas encore consommée entre les deux penseurs, à tout le moins officiellement. Ce qui importe, pour l’instant, aux yeux du jeune Lévinas (il a alors 23 ans), est que chacun a marqué, et de manière irrémédiable, l’univers des idées. Il va vers eux comme vers des maîtres contemporains qui font de la philosophie un exercice vivant, accepte de se constituer comme disciple, et de se faire l’interprète de l’un et de l’autre [4]. Mais ce faisant, c’est sa propre pensée qu’il vise d’ores et déjà, sans le savoir, car de se retrouver avec une telle précocité, à l’un des rendez-vous majeurs du siècle, le place, d’un coup, au cœur du destin contradictoire de l’époque ».

Emmanuel LEVINAS initiateur de Edmund HUSSERL

Comme le décrit longuement Salomon Malka, « Lévinas arrive dans cette ville badoise [Fribourg-en-Brisgau], à quelques kilomètres de la frontière suisse, pour préparer la thèse qu’il doit soutenir à Strasbourg sur la ‘théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl’. Il est jeune, a vingt-trois ans, mais a déjà entendu parler de la révolution husserlienne à Strasbourg. Gabrielle Peiffer, une jeune fille qu’il a rencontrée à l’Institut de philosophie de la faculté – et qu’il appellera toujours ‘mademoiselle Peiffer’ –, lui a conseillé la lecture d’Husserl et a donné à lire les Recherches logiques en allemand (Logische Untersuchungen) [5]. Il y a aussi Jean Hering, professeur à la faculté de théologie de Strasbourg qui vient de publier, en1925, une première introduction en français intitulée Phénoménologie et philosophie religieuse. L’intuition est remarquable. Hering a compris la dimension originelle du débat qui n’aura cessé, depuis, de faire couler beaucoup d’encre jusqu’à prendre un tour polémique dans la France des années 90 : la réforme que propose Husserl aboutit-elle à l’instauration d’une science radicale ou, au contraire, à la restauration des droits de la théologie ? Lévinas lui-même ne répondra pas à la question, la contournera et la dépassera autrement, mais nul doute que l’étudiant qu’il est alors ne peut demeurer indifférent à la possibilité ainsi ouverte d’articuler l’héritage de la Bible et la quête du concept. Mais toujours dans le même mouvement, Hering, qui lui fait cette pareille recommandation, l’initie à Heidegger. Lui qui a étudié avec Husserl à Göttingen tend un jour au jeune Lituanien un exemplaire de Sein und Zeit. ‘Mais il n’y a pas de Husserl là-dedans’ ! s ‘exclame Lévinas. Et Hering de répondre : ‘celui-là va plus loin que Husserl’[6].

Sur le modèle des lumières, l’Europe de la communication anticipe, dans l’entre-deux guerres, le rêve communautaire. Echanges, voyages, rencontres se multiplient. Aussi de ce séjour badois, Lévinas parlera-t-il souvent avec exaltation. Mais de la ville elle-même et de ses alentours, il restera, semble-t-il, peu marqué. Une fois, il évoquera dans des souvenirs de jeunesse, ‘la traversée des rues, restées presque inaperçues par elles-mêmes’[7]. Comme si la phénoménologie était l’événement unique de cette période. La ville est pourtant agréable avec sa cathédrale rose au centre de ruelles piétonnes, ses paysages verts alentour. Il réside toutefois assez loin de l’université, dans une petite chambre de la rue Colmar, au sein d’un quartier d’allure plus sinistre.

Au moment où il entreprend ses études à Fribourg, Husserl est en train de prendre sa retraite. Ce sont ses derniers cours. Son magistère commence à décliner, et on sent déjà poindre la gloire naissante de Heidegger, avec la publication, l’année précédente de son maître-livre Sein und Zeit (Etre et Temps).

En cet été 1928, Lévinas est encore auditeur libre aux cours et aux séminaires de Husserl. Mais le vieux maître l’a adopté. Dans une lettre à Ingarden, datée du 13 juillet, il écrit : ‘Hering m’a envoyé un élève lituanien très doué’[8]. Il le reçoit souvent à son domicile, où il s’entretient avec lui de philosophie. Et quand arrivera, de Paris, une invitation à une série de conférences à la Sorbonne – qui donneront naissance aux Méditations cartésiennes – Husserl demandera à Lévinas de donner des leçons particulières de français à Mme Husserl afin qu’elle en perfectionne la connaissance avant ce voyage que le maître considère comme décisif. Ces leçons, sous forme de conversations, laisseront un souvenir mitigé à l’ancien pensionnaire de Fribourg. Il racontera plus tard, sous forme d’une note discrète en bas de page, quelques souvenirs de blessures provoquées par les écarts de langage de son élève de français – Malvina Husserl – frisant l’antisémitisme, et vite corrigés par son époux gêné : ‘Laissez cela, monsieur Lévinas, je proviens moi-même d’une maison de commerçants…’ »

Les « Méditations cartésiennes » : une affaire française

Salomon Malka décrit encore avec une grande précision la genèse en France des Méditations cartésiennes :

« Rentré en France, Lévinas publie un article dans La Revue philoso- phique de la France et de l’étranger sur les ‘Ideen de M. Husserl’. C’est son premier écrit connu. Jacques Rolland indique qu’il y aurait eu peut-être auparavant quelques poèmes, mais rien d’autre dans l’ordre philosophique. La traduction des Méditations cartésiennes suivra.

Etonnante initiative ! Quand il arrive à Strasbourg, en 1923, à l’âge de dix-huit ans, Emmanuel Lévinas ne parle pas le français, ou très peu. Il connaît le russe, l’allemand, l’hébreu. Six ans après, il traduit un auteur qui n’est pas réputé pour être facile. Il le fait avec Gabrielle Peiffer, et l’ensemble est revu par Alexandre Koyré. ‘Mademoiselle Peiffer’ s’arrogera d’ailleurs, un peu trop au goût de Lévinas, la paternité de ce travail. La part essentielle, la découverte de la pensée de Husserl, la saisie et la transcription de ses idées est bien de lui.

C’est en tout cas avec cette traduction que Lévinas fera son entrée sur la scène intellectuelle française (…).

En 1929, en effet, Husserl a prononcé à la Sorbonne la série de conférences qui sera à l’origine de la publication des Méditations cartésiennes. Le texte allemand sera retravaillé et développé par ses soins sur le chemin du retour de Paris à Fribourg, et envoyé à Lévinas pour traduction. Husserl imagine alors que l’ensemble paraîtra très vite en allemand. Il n’en sera rien. Le livre ne verra le jour qu’après sa mort, dans les Husserliana, au lendemain de la guerre. »

La situation sera différente en France, puisque c’est en 1930 que Lévinas publie ce document en traduction et qu’il signe un autre texte sur la théorie de l’intuition ‘qui est une introduction extrême- ment fine, profonde, au concept d’intentionnalité chez Husserl, et en fait à l’ensemble de la phénoménologie’.

« Ce sera par ces deux livres, précise Salomon Malka, que Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur ou Derrida, prendront contact pour la première fois avec un mouvement de pensée destiné non seulement à connaître une belle fortune en France, mais aussi à y trouver certains de ses épanouissements les plus féconds. »

Et Jean-Luc Marion d’observer que Lévinas dont il fut très proche, ‘met ainsi en place, acclimate la phénoménologie en temps réel, presque au moment où elle se fait ; qu’il est donc à l’origine de cette greffe tout à fait extraordinaire qui fait qu’actuellement, la phénoménologie est un mouvement philosophique qui est plus vivace en France que dans bien des pays, et peut-être même en Allemagne. Sur la durée, à la fois quantitativement et chronologiquement, ce mouvement est au moins autant français qu’il a été allemand. Et cela, nous le devons à Lévinas’.

UNE PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE

Comme l’a fait remarquer Lévinas, « c’est un thème de liberté conçu sur le modèle de l’évidence qui semble dominer toute la philosophie de Husserl et qui se dégage successivement de sa théorie de l’intentionnalité, de la réduction phénoménologique et du temps ». Ces théories sont exposées par Lévinas lui-même dans l’ouvrage qui a pour titre « En découvrant l’existence avec Husserl…» qui fait l’objet des développements qui suivent.

L’Intentionnalité

La pensée est visée et intention

« La proposition célèbre que ‘toute conscience est conscience de quelque chose’ ou encore, que l’intentionnalité caractérise essentiellement la conscience – résume la théorie husserlienne de la vie spirituelle : toute perception est perception d’un perçu, tout jugement, jugement d’un état de choses jugé, tout désir, désir d’un désiré. Ce n’est pas une corrélation de mots, mais une description de phénomènes [9]. A tous les niveaux de la vie spirituelle – que ce soit au stade de la sensation ou de la pensée mathématique – la pensée est visée et intention.[10] »

Le phénomène de la signification du mot

« Les premières descriptions de l’intentionnalité dans la première Untersuchung – que l’on néglige trop comme purement prépa- ratoire – partent du domaine des significations verbales. Ce domaine, en dehors de celui de la constitution du temps immanent, entre en relation avec la conscience recouvre d’ailleurs pour Husserl tout le domaine de l’intentionnalité. Comprendre le fait que le mot signifie quelque chose, c’est saisir le mouvement même de l’intentionnalité. Aussi le phénomène de la signification du mot restera-t-il la clef de cette notion.

Le mot n’est pas un flatus vocis. Sa signification ne se confond pas avec une image associée à la perception auditive ou visuelle du mot. Il n’est pas le ‘signe’ de sa signification. Exprimer ce n’est pas symboliser [11]. Le mot en tant qu’expression n’est pas perçu pour lui-même, il est comme une fenêtre à travers laquelle nous regardons ce qu’il signifie. »

La constitution de l’intentionnalité

« La signification du mot n’est donc pas un rapport entre deux faits psychologiques ni entre deux objets dont l’un est le signe de l’autre mais entre la pensée et ce qu’elle pense. C’est là toute l’originalité de l’intention par rapport à l’association, même par rapport à l’association dont Husserl renouvellera la notion [12]. Le pensé est idéalement présent dans la pensée. Cette manière pour la pensée de contenir idéalement autre chose qu’elle – constitue l’intentionnalité. Ce n’est pas le fait qu’un objet extérieur entre en relation avec la conscience ni que dans la conscience même un rapport s’établit entre deux contenus psychiques – emboîtés l’un dans l’autre. Le rapport de l’intentionnalité n’a rien des rapports entre deux objets réels. Il est essentiellement l’acte de prêter un sens (la Sinngebung). L’extériorité de l’objet représente l’extériorité même de ce qui est pensé par rapport à la pensée qui le vise. L’objet constitue ainsi un moment inéluctable du phénomène même du sens. L’affirmation de l’objet ne sera pas, chez Husserl, l’expression d’un réalisme quelconque. L’objet apparaît dans sa philosophie comme déterminé par la structure même de la pensée ayant un sens et qui s’oriente autour d’un pôle d’identité qu’elle pose. »

Le fait du sens caractérisé par le phénomène d’identification

« Chez Husserl le fait du sens est caractérisé par le phénomène d’identification, processus où l’objet se constitue. L’identification d’une unité à travers la multiplicité représente l’événement fondamental de toute pensée. Penser, c’est pour Husserl identifier. Et nous verrons tout de suite pourquoi ‘identifier’ et ‘avoir un sens’ reviennent au même. L’intentionnalité de la conscience est le fait qu’à travers la multiplicité de la vie spirituelle se retrouve une identité idéale, dont cette multiplicité ne fait qu’effectuer la synthèse. »

Chez Husserl, la représentation se trouve nécessairement à la base de l’intention, même non-théorique

« L’acte de poser l’objet – l’acte objectivant – est une synthèse d’identification. Par cette synthèse toute vie spirituelle participe de la représentation ; ou encore, par elle Husserl détermine en dernière analyse la notion même de la représentation. La représentation n’est donc pas un concept opposé à l’action ou au sentiment. Elle se situe avant.

L’intentionnalité n’est donc pas l’apanage de la pensée représentative. Tout sentiment est sentiment d’un senti, tout désir, désir d’un désiré, etc. Ce qui est visé ici n’est pas un objet contemplé. Le senti, le voulu, le désiré ne sont pas des choses. Thèse qui a joué un rôle considérable dans la phénoménologie de Scheler et de Heidegger, et qui est peut-être l’idée la plus féconde apportée par la phénoménologie. Toutefois chez Husserl la représentation au sens que nous venons de définir se trouve nécessairement à la base de l’intention, même non-théorique. Non pas que la représentation soit seule à accomplir la relation avec l’objet et que le sentiment et le désir purement ‘vécus’ viennent s’y associer et la colorer[13]. Les états affectifs dans leur dynamisme recèlent des intentions. ‘Ils sont redevables de leur relation intentionnelle à certaines représentations qui les supportent. Mais dire qu’ils sont redevables c’est affirmer avec raison qu’ils possèdent bien ce dont ils sont redevables’[14]. »

Toute intention est soi acte objectivant, soit supportée par un acte objectivant : du désiré au désirable

« L’ensemble de l’œuvre de Husserl ne fait que souligner le rôle capital joué par la représentation dans l’intentionnalité. Dès la cinquième Untersuchung – dans la discussion sur le rôle de l’acte objectivant – Husserl soutient que toute intention est soi acte objectivant, soit supportée par un acte objectivant. Des intentions ne pouvant pas subsister par elles-mêmes, des intentions dépendantes se greffent sur lui. La position d’une valeur, l’affirmation d’un voulu recèle, d’après les Ideen, une thèse doxique, la position de l’objet, pôle de la synthèse d’identification. Elles offrent ainsi la possibilité d’apparaître à leur tour comme des notions théoriques. Ce qui est désiré apparaît comme un objet ayant attribut de désir, un objet désirable. Certes ces attributs appartiennent à l’objet, ils ne sont pas dus à la réflexion sur les réactions du sujet, mais conformes au sens même du désir, de la volonté, etc. Mais le désirable et le voulu sont pour Husserl susceptibles de théorie, de contemplation. 

Dans la théorie de l’expérience du temps immanent, dans ses recherches sur l’expérience préjudicatoire – l’expérience première – ce rôle primordial de la représentation est également affirmé. Et ce n’est pas par hasard que la théorie de l’intentionnalité est développée à partir des significations verbales. La conscience théorique est donc chez Husserl à la fois universelle et première. »

La pensée peut avoir un sens même dans une quasi-absence d’objet

 « Nous touchons ici à l’un des points les plus caractéristiques de la philosophie husserlienne, à celui qui donne à son œuvre une physionomie propre, même au sein du mouvement phénoménologique issu de lui. Il serait peut-être injuste de la qualifier d’intellectualisme. La primauté accordée à la notion du sens par rapport à la notion d’objet pour caractériser la pensée nous l’interdit [15]. L’intention d’un désir, d’un sentiment – en tant que désir ou sentiment – recèlent un sens original qui n’est pas objectif au sens étroit du terme. C’est Husserl qui a introduit dans la philosophie cette idée que la pensée peut avoir un sens, viser quelque chose même lorsque ce quelque chose est absolument indéterminé, une quasi-absence d’objet [16] ; et on connaît le rôle que cette idée a joué dans la philosophie de Scheler et de Heidegger.

Le grand apport de la phénoménologie husserlienne tient à cette idée que l’intentionnalité ou la relation avec l’altérité, ne se fige pas en se polarisant comme sujet-objet.[17]»

C’est dans l’évidence que s’achève le processus d’identification

« Que peut donc signifier la présence de l’acte d’identification à la base des intentions qui n’ont rien d’intellectuel ?

La nature de l’identification et ses rapports avec l’évidence nous permet de répondre. Le processus de l’identification peut être infini. Mais il s’achève dans l’évidence – dans la présence de l’objet en personne devant la conscience. L’évidence réalise en quelque manière les aspirations de l’identification. En elle le sens de la pensée est compris.

Dès lors la relation de l’intentionnalité avec l’évidence saute aux yeux. Toute intention est une évidence qui se cherche, une lumière qui tend à se faire. Dire qu’à la base de toute intention, même affective ou relative – se trouve la représentation, c’est concevoir l’ensemble de la vie spirituelle sur le modèle de la lumière.

L’évidence n’est pas un je ne sais quel sentiment intellectuel [18] – il est la pénétration même du vrai [19]. Le miracle de la clarté et le miracle même de la pensée. La relation entre objet et sujet n’est pas une simple présence de l’un à l’autre mais la compréhension de l’un par l’autre, l’intellection ; et cette intellection c’est l’évidence. La théorie de l’intentionnalité chez Husserl, rattachée si étroite- ment à sa théorie de l’évidence consiste en fin de compte à identifier esprit et intellection, et intellection et lumière. Si nous voulions nous éloigner de la terminologie et de la manière de s’exprimer de Husserl, nous dirions que l’évidence est une situation sans exemple : tout en recevant quelque chose d’étranger à lui, l’esprit dans l’évidence est aussi l’origine de ce qu’il reçoit. Il y est toujours actif. »

L’évidence d’un monde donné comme accomplissement positif de la liberté

« Le fait que le monde est donné – qu’il y a toujours du donné pour l’esprit – ne se trouve pas seulement, dans l’évidence, en accord avec l’idée de l’activité, mais est présupposé par elle. Un monde donné est un monde à l’égard duquel nous pouvons être libre sans que cette liberté soit purement négative. L’évidence d’un monde donné, plus que le non-engagement de l’esprit dans les choses [20], est l’accomplissement positif de la liberté.

Le primat de la théorie se rattache in fine dans la philosophie de Husserl à l’inspiration libérale que nous cherchons à dégager dans tout ce travail. La lumière de l’évidence est le seul lien avec l’être qui nous pose entant qu’origine de l’être, c’est-à-dire en tant que liberté (…).

Par l’idée de l’intentionnalité, Husserl dépasse la traditionnelle opposition entre l’activité et la passivité de la connaissance. On comprend le sens dans lequel il affirme que le monde est constitué par le sujet, qu’il est l’œuvre de l’évidence ou que l’évidence est opérante ou œuvrante (leistende Evidenz). »

L’intentionnalité garde le secret de notre relation avec le monde

« Nous en arrivons à une idée fondamentale : chaque domaine de l’être a un mode propre d’être visé par l’intention.

La conception d’après laquelle chaque catégorie d’objets a son type particulier d’évidence qui ne tient pas à la constitution empirique de notre esprit, mais à la structure propre de son objet, a, peut-être, été l’une des plus fécondes que Husserl ait apporté et, en tout cas, l’une des plus caractéristiques de la phénoménologie. Elle dépend étroitement de sa notion de la conscience et de l’intentionnalité.

L’intentionnalité que connaissait la philosophie médiévale reposait sur la distinction entre l’objet mental et l’objet réel. L’intentionnalité consistait en la présence d’un objet mental dans la conscience. L’objet mental y doublait l’objet réel ; mais l’ens in mente était – que l’on pense à l’argument de saint Anselme – une manière inférieure d’exister. Chez Brentano, maître de Husserl qui a introduit l’idée de l’intentionnalité dans une psychologie empiriste et sensualiste, l’intentionnalité se présente surtout comme une propriété de la conscience inéluctable dans la description. Elle n’engage en rien la relation entre l’esprit et le réel, reste dépourvue de valeur pour la théorie de la connaissance. Elle présuppose cette relation. La vie psychologique et l’intentionnalité elle-même apparaissent chez Brentano comme des passivités résultant de l’activité des choses sur nous. Pour Husserl l’intentionnalité garde le secret de notre relation avec le monde. Mais dans ces conditions la vie spirituelle se situe à part. Il ne s’agit pas seulement de forger pour la saisir des concepts appropriés au type de réalité qu’elle représente. L’intention n’est pas à proprement parler, un être. Ce qu’elle est en tant qu’événement temporel n’épuise pas son contenu. Elle est, de plus, pensée de quelque chose et par le sens qui l’anime elle n’est pas enfermée dans le temps qu’elle occupe, ni même dans la dimension du temps. »

Le monde de la sensation subordonné à la phénoménologie des intentions

« En parlant du contenu phénoménologique d’un fait de conscience, Husserl distingue ce qui en fait partie réelle (sensations et intentions en tant que contenus étendus dans le temps) de l’objet qui lui est transcendant[21]. Le flottement que l’on perçoit dans les L.U. sur le rôle des sensations – éléments inertes et dépourvus de sens dont la fonction dans la vie consciente est fort mal définie (suffit-il de dire que les intentions les animent [22] ou qu’ils sont les ‘pierres de construction des actes’[23] ?), tout cela peut nous pousser à prendre à la lettre un langage qu’il convient d’interpréter. Ce qui ne peut tromper cependant sur le véritable sens de la pensée husserlienne, c’est la subordination du monde de la sensation à la phénoménologie des intentions [24] et l’apparition du jeu des intentions et des identifications au sein de la sensation elle-même. La conscience pour Husserl c’est le phénomène même du sens. Elle ne pèse pas comme réalité, elle signifie par l’intention qu’elle contient. »

La notion de l’intentionnalité de la conscience conçue d’une manière radicale

« Mais dès lors, toute la diversité de la vie psychologique n’est pas une multiplicité de contenus, mais une multiplicité de significations. La conscience n’est pas une réalité en face de la réalité objective qu’elle peut serrer de près. Ses contenus ne sont pas simplement animés de significations, mais sont des significations. Ils sont donc inséparables de telle ou telle essence qu’ils signifient et visent. Leur structure n’est rien d’autre que ce fait de viser ou d’entendre ceci ou cela. Ce qu’on considérait comme une imperfection de la connaissance humaine par rapport à un certain idéal d’évidence et de certitude, devient une caractéristique positive de l’accession à un certain type de réalité qui ne serait pas ce qu’il est s’il se révélait autrement.

Aussi en concevant d’une manière radicale la notion d’intentionnalité de la conscience, Husserl a fixé la méthode même qui dans la manière de procéder de tous ses disciples apparaît comme la plus caractéristique pour la phénoménologie : en mettant toute la réalité d’un fait psychologique dans sa fonction de signifier, Husserl a permis de trouver un sens à ses éléments qualitatifs, à tout ce qui dans la vie spirituelle avait une épaisseur d’être et de nature. Dès lors il devient possible d’apercevoir la valeur gnoséologique de l’affectivité et de l’activité. Ce qui dans ces formes de vie spirituelle apparaissait comme dépourvu de toute valeur objective, signifie précisément des ‘noémata’, irréductibles aux choses, mais admet- tant des identifications et l’évidence. La pensée ne saurait donc entrer en relation avec ce qui n’a pas de sens, avec l’irrationnel. L’idéalisme de Husserl est l’affirmation que tout objet, pôle d’une synthèse d’identifications, est perméable à l’esprit ; ou inversement, que l’esprit ne peut rien rencontrer sans le comprendre. L’être ne saurait jamais heurter l’esprit parce qu’il a toujours un sens pour lui. Le heurt lui-même est une façon de comprendre. ‘Avoir un sens’ ne se réduit pas au demeurant à une je ne sais quelle transparence mathématique ou à la finalité. Cette notion est empruntée au phénomène de l’évidence.

Le contact même avec les choses est leur intellection, sans cela l’objet ne saurait ‘affecter’ la pensée, ne saurait lui devenir inté- rieur et la notion même de l’intériorité resterait inexpliquée. »

Rien au monde ne saurait être absolument étranger au sujet

« Dans l’idéalisme sensualiste, la présence de l’objet dans la pensée, l’intériorité tient à la matière commune à l’objet et à la conscience – à la matière sensible. Tout est sensation et toute sensation est affectivité et toute affectivité est intérieure. La pensée n’est pas pensée d’un sens, mais un ensemble de contenus qui se confondent avec les contenus des objets, sans qu’on comprenne en quoi ils sont plus spirituels que ces objets eux-mêmes. Que tout se ramène au sujet n’est pas pour Husserl comme pour Berkeley le simple fait que l’esprit ne connaît que ses propres états, mais que rien au monde ne saurait être absolument étranger au sujet [25]. ‘Il n’existe pas de lieu imaginable où la vie consciente aurait pu ou aurait dû être transpercée et où nous serions arrivés à une transcendance qui aurait pu avoir un autre sens que celui d’une unité intentionnelle apparaissant dans la subjectivité’. Ce n’est pas par son contenu sensible, mais par son objectivité que l’objet se réfère à la conscience. L’idéalisme phénoménologique n’est donc pas le résultat du fait que le sujet est enfermé en lui-même. Il est commandé par une théorie du sujet, par le fait qu’il est ouvert sur tout, qu’il est universel, qu’il se rapporte à tout [26].

Dès lors, dans l’idéalisme husserlien, l’analyse de l’intention permet à chaque moment de définir dans quel sens l’objet est visé et posé, dans quel sens son existence est susceptible de vérification. En rattachant par l’intermédiaire du sens le sujet à l’objet, Husserl apporte un moment nouveau dans l’idéalisme : la possibilité d’éclaircir le sens intime de la transcendance, le sens que peut avoir l’intériorité même de l’extérieur pour chaque catégorie d’objets. »

Sans être auxiliaire des sciences, seule la phénoménologie permet leur réalisation en tant que science, c’est-à-dire en tant que discipline de connaissances n’admettant rien de non éclairci

« Dès lors, nous pouvons aussi apercevoir l’universalité que peut acquérir la méthode appliquée par Husserl dans les Log. Unt. pour l’éclaircissement des notions logiques. Elle s’applique à tous les objets dont elle se propose de poursuivre la constitution et se transforme en phénoménologie en tant que philosophie générale. L’existence des objets que l’idéalisme nie en dehors de la pensée ou affirme dans la pensée sans en éclaircir pour autant la signification, devient dans l’idéalisme phénoménologique quelque chose de précis. Le retour sur la pensée qui pose cette existence, c’est-à-dire qui la comprend d’une certaine façon, permet de saisir chaque fois le sens précis de cette existence, synthèse bien caractéristique d’évidences, auxquelles il faut revenir pour retrouver le sens authentique de cette synthèse. Alors l’objet est compris non pas comme une abstraction, mais dans sa nature du sens. Dans la vie spirituelle qui le pense, l’objet trouve sa signification. Sans cela l’équivoque se glisse dans la pensée – et elle s’y glisse fatalement. En envisageant l’objet en tant que sens déterminé de la vie consciente, Husserl replace l’étude de tout objet dans la description du sens dans lequel il est posé et qui le constitue. L’idéalisme est donc une science universelle. Il est une invitation à la recherche philosophique et non pas une thèse qui la résume. Il n’est pas non plus une simple théorie de la connaissance appelée à assurer la certitude des procédés scientifiques. Découverte à propos d’une réflexion sur la logique des sciences objectives, assujettie à ces sciences qui lui fournissent chez Husserl un fil conducteur, la phénoménologie n’est pas auxiliaire des sciences, elle détermine le sens de l’objectivité et de l’existence des objets.

Dans ce sens la phénoménologie n’est pas seulement aussi vaste que l’ensemble des sciences, elle seule permet leur réalisation en tant que science, c’est-à-dire en tant que discipline de connaissances n’admettant rien de non éclairci. Elle est la dernière réalisation du rêve de la mathesis universalis qui hantait Husserl dès la première page des Logische Untersuchungen. »

La Réduction phénoménologique

Besoin de science et méfiance à l’égard de l’histoire en tant que condition de la philosophie : tel est le fond dernier de l’esprit qui apparaît chez Husserl

« La conception d’une philosophie phénoménologique qui se constituera comme la science elle-même, grâce aux efforts successifs des générations de savants et qui s’oppose à la vision du monde (Weltanschauung) dont l’homme a besoin pour son action immédiate mais qui ne remplace pas la science – reflète, d’une part, ce besoin de science si profondément ancré dans l’âme de Husserl ; mais, d’autre part et surtout, malgré tout ce qu’il peut y avoir d’exagéré dans certaines de ses formules et que l’évolution ultérieure de sa pensée adoucira dans quelque mesure, elle témoigne de sa méfiance à l’égard de l’histoire en tant que condition de la philosophie. Par là s’affirme déjà l’universalité de l’idée de la constitution transcendantale. L’histoire elle-même est constituée par une pensée, elle ne commande en aucune façon le fait même de l’intentionnalité et de l’intellection. La phénoménologie génétique par laquelle Husserl cherchera plus tard à découvrir l’histoire ‘sédimentaire’ de la pensée, déposée dans les choses constituées, ne surmontera pas cet antihistoricisme de Husserl. La phénoménologie génétique cherchera à faire comprendre le devenir de la conscience, mais le déroulement de ce devenir s’il n’est pas ramené à un processus logique ou dialectique, n’en sera pas moins un processus de Sinngebung et d’identification des moments par la pensée. Il s’identifiera, nous le verrons plus loin, avec le fait même d’avoir conscience. Et par là, le fond dernier de l’esprit apparaît chez Husserl comme étranger à l’histoire[27]. Il est l’intimité d’un sens à la pensée et non pas un événement débordant la pensée ou supposé par elle.

Par là, la Philosophie comme science rigoureuse (als strenge Wissenschaft) annonce la réduction phénoménologique. La conscience dont la phénoménologie fournit l’analyse n’est en aucune façon engagée dans la réalité, ni compromise par les choses ou par l’histoire. Elle n’est pas la conscience psychologique de l’homme, mais la conscience irréelle, pure, transcendantale. La critique que Husserl adresse dans cette étude au psychologisme ne concerne pas seulement sa méconnaissance du monde idéal, mais sa prétention de mettre la psychologie – elle-même science du monde – à la base de la critique des sciences. »

La vocation de la phénoménologie : tendre à saisir le sens des objets en les replaçant dans les intentions où ils se constituent

« L’établissement de la notion de la conscience transcendantale, du sens dans lequel elle doit être abordée par la réflexion – tel est le grand apport des Ideen [28]. La première section en est consacrée à une mise au point de la théorie de l’intuition des essences dont les éléments principaux avaient déjà été fournis par les Log. Unt. L’essence – l’eidos, comme Husserl l’appelle dans les Ideen pour des raisons de terminologie – est la condition idéale de l’existence de l’objet individuel. L’ensemble des genres dont dépend un objet individuel constitue une région de l’être. Celle-ci est explorée par une science éidétique, une ontologie régionale : la nature, l’anima- lité, l’humanité sont autant de régions de l’être. A côté d’elles, la forme vide de l’objet en général est la région de l’ontologie formelle dont les liens avec la logique sont les plus étroits.

Mais les perspectives ainsi ouvertes par la phénoménologie sur tout une série de nouvelles sciences a priori, n’est pas l’accomplissement de sa vocation véritable. Celle-ci tend à saisir le sens des objets en les replaçant dans les intentions où ils se constituent et en les saisissant ainsi à leur origine dans l’esprit, dans l’évidence. »

Pourquoi la réduction phénoménologique a-t-elle à intervenir ?

« La vie spirituelle est le fait de prêter un sens. Mais ne suis-je pas autre chose que cet acte ? En tant qu’être humain, je suis un être parmi d’autres êtres avec lesquels je suis en commerce, un esprit déjà aperçu dans un certain sens – et, par conséquent, objet par quelque côté. Dès lors, ma pensée d’être humain constitué, n’est plus le pur acte de prêter un sens, mais une opération accomplie sur le monde et dans le monde, un commerce avec le réel. L’intentionnalité devient une activité entre êtres. Ma pensée ne se sait plus en tant que pensée. Elle se dirige sur les objets en tant qu’êtres et non pas en tant que synthèse de noèmes. Notre vie spirituelle se transforme en un exercice de la pensée. Elle devient une technique. Elle connaît de l’être, énonce des propositions sur lui sans se soucier du sens de son objectivité toujours naïvement admise. C’est cette attitude naturelle, ce ‘dogmatisme inné’ de l’homme que la réduction phénoménologique devra renverser. »

Qu’est-elle en pratique ?

« La réduction phénoménologique est une violence que se fait l’homme – être parmi d’autre êtres – pour se retrouver en tant que pensée pure. Il ne lui suffira pas pour se retrouver dans cette pureté de réfléchir sur soi ; car la réflexion comme telle ne suspend pas son engagement dans le monde, ne rétablit pas le monde dans son rôle de point d’identification d’une multiplicité d’intentions. Pour transformer une pensée ‘technique’ de l’homme en activité spirituelle, il faudra donc ne pas supposer le monde en tant que condition de l’esprit. Toute vérité qui contient implicitement la ‘thèse de l’existence des objets’ doit donc être suspendue. Le philosophe se refuse aux habitudes techniques de l’homme qu’il est, et qui se trouve installé dans le monde, chaque fois qu’il pose l’existence de l’objet. Mais ce qu’il découvre alors, c’est soi-même comme philosophe ; sa conscience en tant que conscience qui prête un sens aux choses mais qui ne ‘pèse’ pas sur elles ; les vérités suspendues elles-mêmes en tant que noèmes de sa pensée dont il envisage le sens et l’existence sans se laisser entraîner à la poser. Il se découvre en tant que conscience transcendantale. La réduction phénoménologique est donc une opération par laquelle l’esprit suspend la validité de la thèse naturelle de l’existence pour en étudier le sens dans la pensée qui l’a constituée et qui, elle-même, n’est plus une partie du monde, mais avant le monde. En revenant ainsi aux premières évidences, je retrouve à la fois l’origine et la portée de tout mon savoir et le vrai sens de ma présence dans le monde. »

Comment la réduction phénoménologique est-elle introduite dans les Ideen ?

« La réduction phénoménologique est introduite dans les Ideeen au moyen de considérations dans lesquelles nous pouvons distinguer deux thèmes : le premier réside dans la mise hors d’action ou la mise entre parenthèses de la thèse de l’existence du monde qui est fondée sur la relativité de notre connaissance du monde et corrélativement sur la relativité de l’existence même de ce monde. L’évidence de la réalité du monde n’est jamais achevée . Il y a toujours de l’anticipé – un horizon infini d’anticipé – dans la perception et, par conséquent, le monde existe de telle façon qu’il n’est jamais garant de sa propre existence. Au contraire, la perception immanente de la réflexion est une pleine possession de son objet : l’anticipé et le donné se recouvrent entièrement. L’évidence du monde est donc incomplète. L’évidence de la conscience qui se trouve ainsi foncièrement distincte du monde et qui nous découvre par conséquent une conscience qui ne peut être que transcendantale – est seule certaine [29]. Dans la poursuite de cet idéal de certitude, Husserl en vient bientôt à se poser la question de la certitude de l’analyse phénoménologique elle-même, de la critique de la critique. La régression à l’infini que la question semble imposer, se résout grâce à l’idée du retour sur soi, sans cercle vicieux, de toutes les sciences de principes : les principes se rapportent à eux-mêmes, mais pas en tant que prémisses. Se conformer à une règle ne veut pas dire que l’on s’en sert comme d’une prémisse.Le second thème est précisément celui qui détermine que la reconstitution du monde après l’epoche suspendant nos jugements sur lui, soit autre chose que la déduction de la réalité du monde à laquelle procède Descartes. »

Passé la réduction phénoménologique, quel monde s’agira-t-il de reconquérir ?

« Ce sera un monde constitué par une pensée : une synthèse des noèmes de la noésis, faisant apparaître les évidences dont il tire son origine et dont il est le produit synthétique. Ce que poursuit ici l’analyse, c’est moins la certitude du monde objectif dans le sens que Descartes donne à ce terme, que le retour à la liberté de l’évidence où l’objet résistant et étranger apparaît comme jaillissant de l’esprit parce que compris par lui. C’est pourquoi après avoir suspendu la position du monde extérieur – qui est le seul dont Husserl décrive l’incertitude et l’éternel inachèvement – il exclut de la conscience transcendantale tous les domaines où la pensée, au lieu de conserver sa liberté, se transforme en simple technique opérant sur des sujets déjà constitués [30]. C’est pourquoi la ‘mise entre parenthèses’ du monde n’est pas une procédure provisoire qui doit permettre de rejoindre plus tard avec certitude la réalité, mais une attitude définitive. La réduction est ici une révolution intérieure plutôt qu’une recherche de certitudes, une manière pour l’esprit d’exister conformément à sa vocation et en somme à être libre par rapport au monde. La conscience de tout – et où le tout figure en tant que noème de la noésis, en quelque façon entre parenthèses – voilà ce qui reste après l’exclusion de tout. Elle n’a pas une existence du même genre que l’être exclu. ‘Le sens de ces notions est séparé par un véritable abîme’ [31]. »

Comment, dès lors, la réduction phénoménologique devient-elle une méthode de vie spirituelle ?

« Le mode d’existence de la conscience de tout ne consiste pas à opérer sur un monde constitué et à s’engager en lui, mais à en avoir conscience dans l’évidence, c’est-à-dire dans la liberté. Dans ce sens plus profond, et non seulement dans le sens cartésien de l’indubitable ou du nécessaire, la conscience est une existence absolue. Elle n’est relative à rien, car elle est libre. Sa liberté se définit précisément par la situation de l’évidence qui est positive, qui est plus et mieux que le simple non-engagement. Elle est libre en tant que conscience. L’adéquation de la perception interne, source de sa ‘certitude’ absolue, est en réalité fondée sur cet absolu de la conscience. La possession totale de soi dans la réflexion n’est que l’envers de la liberté.

La réduction phénoménologique devient dès lors une méthode de vie spirituelle. La phénoménologie qu’elle rend possible est une discipline qui, levant la naïveté de l’attitude naturelle, décompose l’opacité de l’objet sur lequel nous accomplissons des ‘opérations intellectuelles’ en évidences qui l’ont constitué. Elle suit les diverses catégories d’objets qui lui servent de fils conducteurs pour retrouver les actes qui les ont constitués dans un processus de synthèse. Elle embrasse, en résolvant les problèmes de constitution que posent les objets, tout le champ des sciences de la nature et des sciences morales. »

Toutes les sciences reçoivent de la phénoménologie un nouveau degré d’intelligibilité

« En rendant intelligible, par l’éclaircissement de leur constitution, le sens même dans lequel sont visés les objets, en décomposant le fait même qu’ils sont donnés en évidences comme jaillissant d’une manière bien déterminée du sujet, la phénoménologie confère à toutes les sciences un nouveau degré d’intelligibilité. Elles sont éclaircies à tous points de vue [32]. L’irrationalité du fait même que leurs objets sont, se trouve illuminée.

Par là la phénoménologie en tant que façon authentique pour l’esprit d’accomplir sa destinée d’esprit rejoint l’aspiration à une science universelle et absolue qui a toujours hanté Husserl. Les deux motifs qui semblaient si différents se rejoignent. »

Ce que sont en définitive la conscience transcendantale et l’intentionnalité telles que découvertes par la phénoménologie

« Contrairement à certaines traditions de l’idéalisme allemand, la conscience transcendantale découverte par la réduction phénoménologique n’est pas une abstraction – n’est pas une conscience en général [33]. C’est une possibilité concrète en chacun de nous, plus concrète, plus intime que notre nature humaine qui n’est après tout, qu’un rôle que nous jouons et une relation extérieure que nous entretenons avec nous-mêmes, qu’une manière de nous apercevoir comme objet. 

L’intentionnalité rattachée à l’idée de l’évidence que l’on a trop souvent interprétée comme une affirmation de la présence de l’homme dans le monde, devient chez Husserl la libération même de l’homme à l’égard du monde. La Sinngebung, le fait de penser et de prêter un sens, l’intellection – n’est pas un engagement comme un autre. Elle est liberté. Tout engagement est, par contre, réductible en principe à un sens et par là – encore avant d’être assujettissement de l’esprit aux êtres – il est liberté et origine.»

Le Temps

Le temps n’est pas un simple contenu ni une qualité

« Si la pensée est manifestation de la liberté de l’esprit, elle doit aussi être liberté à l’égard de soi ou pensée de soi. Aussi toute pensée dirigée sur un objet , est-elle accompagnée de la présence et de l’évidence de cette pensée à elle-même. La conscience de soi détermine donc le sujet au même titre que l’intentionnalité. A son tour, elle est intentionnalité, bien que d’un autre type. La conscience de soi, mieux qu’une simple constatation de son exercice , est intellection et, par conséquent, lumière et liberté. Elle s’accomplit dans la conscience immanente du temps.

L’analyse de la conscience du temps qu’apporte la ‘Conscience intime du temps’ (Zeitbewusstsein) se confond avec la description de la conscience de soi qui caractérise tout acte de la conscience. La constitution de la présence des contenus internes de la conscience à eux-mêmes, c’est leur durée et leur succession dans laquelle leurs moments sont identifiés, reconnus et peuvent être remémorés. Ainsi la ‘Conscience intime du temps’ s’élève-t-elle en premier lieu contre la doctrine qui fait du temps un simple contenu, une qualité comme la couleur par exemple (théorie de Brentano). »

La durée est renouvellement et liberté à chacun de ses instants

« L’origine de toute conscience, c’est l’impression première ‘Urimpression’. Mais cette passivité originelle est à la fois la spontanéité initiale. L’intentionnalité première où elle se constitue, c’est le présent. Le présent, c’est le jaillissement même de l’esprit, sa présence à lui-même. Présence qui ne l’enchaîne pas : l’impression passe. Le présent se modifie, perd de son acuité et de son actualité, n’est que retenu par un nouveau présent qui le remplace, qui à son tour recule et reste attaché dans une nouvelle rétention au nouveau présent. Et cette rétention est une intention. Elle pense en quelque manière le moment qu’elle retient au bord du passé où il va sombrer pour y être retrouvé par la mémoire et il l’identifie avec évidence. Ainsi se constitue la durée qui est renouvellement et liber- té à chacun de ses instants. D’ores et déjà l’esprit est libre à l’égard de son jaillissement. Il est ouvert sur l’avenir par une protention, comme Husserl l’appelle. Le temps n’est donc pas une forme que la conscience revêt du dehors. Il est véritablement le secret même de la subjectivité : la condition d’un esprit libre. Tout comme l’intentionnalité dirigée sur l’objet transcendant, le temps exprime la liberté même. »

Le temps est engendré par le flux qui est le mouvement même de la liberté du sujet

« Le temps est donc essentiellement constitué. La constitution n’est pas ici ce qu’est la constitution d’un objet. Il n’y a pas lieu de voir derrière le temps un sujet plus profond qui contemple et réunit ses divers instants. Le temps est engendré par le mouvement même de la liberté du sujet que Husserl appelle le flux, et qui ne se constitue plus pour rien d’autre. Mais c’est déjà par rapport aux notions constituées et par analogie qu’on lui applique le terme de flux, d’écoulement, etc.

Le temps phénoménologique – que Husserl distingue du temps objectif (bien que cette distinction ne recouvre pas la distinction bergsonienne entre la durée pure et le temps spatialisé) n’est donc pas la forme d’un courant de conscience qui serait comme un autre être en face de l’être du monde. Les sensations et les intentions qui sont immanentes au courant de la conscience ne sont pas une espèce de réalité psychologique dont la phénoménologie fournirait la description ; elles sont impliquées dans le sens du temps objectif de cette subjectivité profonde dont on ne peut plus dire qu’elle est un être.»

Les principaux enseignements de ‘La conscience intime du temps’

« [Il y a d’abord lieu de remarquer] que l’antinomie de la spontanéité et de la passivité est levée dans l’esprit saisi au niveau de la Urimpression. Le présent avec ses rétentions et ses protentions est en même temps que la première impression, le premier jaillissement de l’esprit où à la fois il se pose et se possède, où il est libre. C’est sur le plan de la sensation [34] et là où l’intentionnalité dirigée sur un objet extérieur apparaît elle-même en tant qu’étendue dans le temps et par conséquent en tant que ‘contenu’ – dans le domaine où l’empirisme est le plus chez lui – que Husserl découvre la manifestation d’un sens.

Enfin, dans toute cette théorie du temps, il s’agit du temps de la pensée théorique, d’un temps formel, qualifié uniquement par les contenus qui le remplissent et qui participent à son rythme sans le créer. En cela encore Husserl reste fidèle à ses intentions méta- physiques fondamentales – l’esprit est l’intimité d’un sens à la pensée, la liberté de l’intellection. Le temps accomplit cette liberté ; il ne préexiste pas à l’esprit. Le temps historique est constitué. L’histoire s’explique par la pensée. Si le sens du monde abstrait de la science se réfère pour Husserl au monde de ‘l’esthétique transcendantale’, au monde concret et quotidien revêtu de tous les attributs de valeur, ce monde concret, monde de la culture et de l’histoire, se constitue dans un temps immanent qui est le temps de la théorie et de la liberté.

Tels nous semblent être les enseignements principaux de la ‘Conscience intime du temps’. L’ouvrage apporte sur plusieurs points des vues très suggestives, sa théorie de l’image et de la mémoire, les descriptions concrètes de la conscience du temps qu’il fournit sont d’une rare finesse. Nous avons surtout en vue la théorie qui fait du temps la manifestation même de la liberté et de la spiritualité. »

Conclusion

« La phénoménologie de Husserl est, en fin de compte, une philosophie de la liberté, d’une liberté qui s’accomplit comme conscience et se définit par elle ; d’une liberté qui ne caractérise pas seulement l’activité d’un être, mais qui se place avant l’être, et par rapport à laquelle l’être se constitue. La pensée elle-même en tant que réalité, en tant que fait temporel et historique, douée d’une épaisseur d’être, se constitue dans une synthèse. On ne peut appliquer au flux qui constitue le temps les catégories valables pour l’existence que dans un sens analogique. On ne peut dire en aucune façon que le monde extérieur, celui des essences et de la pensée elle-même, n’existent pas. Ils ont chacun un mode d’existence propre déterminé par leur sens évident. Détachés de ce sens, ils produisent de l’erreur, de l’équivoque, du non-être. Alors seulement ils se transforment en objets d’une pensée qui n’est que pensée. C’est dire que le réel – choses et pensées – n’a de sens que dans la conscience. La conscience est le mode même de l’existence du sens. Elle s’accomplit non pas dans une connaissance qui explique les choses, mais dans la phénoménologie qui se rend compte de leur sens évident. L’explication représente une forme dérivée de la conscience, dont le vrai épanouissement est la clarté. L’idéal de lumière, le soleil intelligible condition de toute existence : voilà les motifs platoniciens authentiques de la philosophie de Husserl, plutôt que le réalisme des idées par lequel on le rapproche de Platon. L’homme, à même par la réduction phénoménologique de coïncider absolument avec soi-même, y retrouve aussi sa liberté. La phénoménologie ne répond pas seulement à son besoin d’un savoir absolu- ment fondé : celui-ci se subordonne à la liberté qui exprime la prétention d’être un moi et par rapport à l’être – origine. Dès lors le savoir qui repose sur des évidences, sans secret pour elles-mêmes, s’avouant leur portée et leur sens, c’est le mode même de l’existence personnelle et libre. Le phénoménologue, en suspendant la thèse générale de l’attitude naturelle, retrouve un monde et des personnes constituées – constituées certes au moyen de toutes les relations – pensées, sentiments, passions et actions qui l’y rattachent dans la vie concrète mais il y accède dès lors à travers ses noèses, il les touche comme siens jusque dans leur extranéité. Pas de solipsisme, mais possibilité de solipsisme. Elle caractérise une manière d’être où l’existence est à partir d’elle –même. Aussi ne pensons-nous pas que l’on puisse interpréter l’intentionnalité d’Husserl, c’est-à-dire le phénomène même du sens, comme l’In-der-Welt-sein de Heidegger, encore moins comme la fuite de l’esprit hors de lui-même [35]. L’In-der-Welt-sein de Heidegger affirme en premier lieu que l’homme de par son existence est d’ores et déjà débordé. L’intentionnalité au contraire caractérise une monade [36].Ainsi, nous ne sommes pas immédiatement dans la ville sur la route au milieu des choses. La présence dans le monde est avant tout un certain sens de notre pensée. Une relation sinon théorique – car elle peut être, affective ou volontaire – mais du moins une relation d’intellection, s’établit entre nous et les choses en premier lieu. Avant de nous comporter à l’égard des choses, nous les comprenons. Le comportement est une façon de comprendre, de poser, d’identifier. Certes parce que la compréhension d’un sens n’est pas la simple absorption d’un objet extérieur par un contenu intérieur, la vie de l’esprit est quelque chose d’ouvert et tous les engagements de l’homme dans le monde font partie de sa vie spirituelle ; mais pour Husserl, la vérité consiste précisément à retourner ces engagements en pensées ; non point à les réduire à des structures ‘éthérées’ et qui seraient pour cette raison plus assimilables – ni à les surmonter comme Spinoza en changeant de genre de connaissance, mais à découvrir en eux la spontanéité d’un esprit non engagé, le jeu d’évidences dont ils sont faits. La réduction phénoménologique n’a pas d’autre sens.(…)La philosophie et plus spécialement la phénoménologie est une ‘lutte de l’humanité pour se comprendre elle-même’, ‘la révélation de la raison universelle innée à l’humanité en tant que telle’ [37].La phénoménologie est donc à la fois le parachèvement de la science et la vie spirituelle authentique. Elle n’est pas un simple supplément de la science. L’élan de la philosophie ne se définit pas par celui de la science. C’est au contraire en fonction de la destinée de l’esprit et de son mode d’existence que naît la science elle-même. Elle est la manifestation de l’esprit qu’est la liberté. »


[1] Emmanuel Lévinas, la vie et la trace, édité par JC Lattès, octobre 2002.
[2] C’est le constat fait par Heidegger dans Sein und Zeit (Etre et Temps) paru en 1927 : < La question de l’être [objet de la métaphysique] est aujourd’hui tombée dans l’oubli […]. La question que nous touchons là n’est cependant pas une ques- tion quelconque. Elle a tenu en haleine Platon et Aristote dans leur investigation, il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là, en tant que question et thème d’une recherche véritable>. Relevons que ces époques d’oubli correspondent aux temps où l’utilité pratique de la connaissance l’emporte dans les esprits sur sa vérité spéculative. Pour les stigmatiser, on se réfère volontiers à la période 1900-1910, où on assurait, avec Auguste Comte, que la métaphysique n’avait pas à être réfutée du fait qu’elle était tombée d’elle-même en désuétude.
[3] Le discours du rectorat nazi, prononcé en 1933, a été inclus par la volonté attes- tée de Heidegger dans les morceaux choisis de sa pensée destinés au public français et publiés en 1937 sous le titre Qu’est-ce que la métaphysique ?On l’y voit parler ce mixte, « conjonction calamiteuse entre la langue de fond de Sein und Zeit et la langue de fond hitlérienne ».« Sans doute, a fait remarquer Bernard Sichère dans ‘Seul un Dieu peut encore nous sauver’ (DDB, 2002), quelque chose dans l’homme Heidegger pouvait rendre possible une telle rencontre avec le pire : un certain goût romantique vers le fatal, un certain volontarisme, un attachement à la ‘germanité’ dans un sens passablement chauvin, une rhétorique du sublime venue de l’idéalisme allemand ».
[4] Les deux noms ont été rassemblés en 1949 dans la première édition de « En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger » chez J. Vrin (3e édition corrigée et complétée en 2001). Les pages suivantes. concernant la « Philosophie de la liberté » sont extraites de cet ouvrage.
[5] 1ère édition, t.I, 1900 ; t.II 1901.
[6] Cité dans « Positivité et Transcendance », ouvrage publié sous la direction de Jen-Luc Marion aux PUF en 2000, p 52.
[7] dito sous le titre : « Souvenirs de jeunesse chez Husserl », p.3
[8] dito sous le titre « Lévinas avant Lévinas » de Jean-François Lavigne, p.53.
[9] Logische Untersuchungen , II, p. 390
[10] L.U., II, p.165
[11] L.U., II, p.23
[12] L.U., II, p.29
[13] L.U., II, p.388, 387, 386 et passim.
[14] L.U., II, p.390
[15] Comme on le verra bientôt, c’est de la notion du sens qu’Husserl part pour élaborer l’idée de transcendance et non pas de la réalité de l’objet.
[16] L.U., II, p.396
[17] « C’est que, pour Husserl, le mouvement de la conscience allant vers son objet, dissimule un autre mouvement qu’on voudrait appeler subjectif – puisqu’il n’aboutit pas aux objets – mais que l’on ne peut pas appeler ainsi, car il n’est pas un simple remous de la ‘masse’ psychique, mais reste intentionnel, concerne cette sphère, autre que le soi-même du sujet, où, pour Husserl, se situent finalement les objets. Elle se dessine, [bien que le terme convienne mal], comme l’horizon des objets ou comme leur arrière-fond.»
[18] L.U., I, § 49, p .180 ; p.189-190
[19] L.U., I, p .12-19
[20] « Les lois qui régissent l’être – individuel ou idéal – ne proviennent pas de la nature de la pensée ; les structures de la pensée ne doivent pas se faire passer pour les structures des choses. »
[21] L.U., II, p.399
[22] L.U., II, p.75
[23] L.U., II, p.383
[24] L.U., II, p 365, note
[25] Encore exprimé différemment : « Dans son analyse de la relation avec l’objet en original, Husserl a bien montré comment la rencontre de l’objet confirme ou déçoit une intention vide qui la précède. L’analyse, entreprise pour montrer la différence entre la pensée vide et la pensée intuitive, montre aussi que la pensée qui touche son objet recouvre nécessairement une pensée qui le vise, que l’expé- rience d’un objet, accomplit toujours une pensée et que, de la sorte, jamais la réalité ne désarçonne la pensée. (Commentaires nouveaux de Lévinas, p.192) »
[26] « Si l’idéalisme est déjà dans l’intentionnalité, c’est qu’elle a été d’emblée conçue comme visant un objet idéal. Toujours l’objet, fût-il sensible et individuel, sera, pour Husserl, ce qui s’identifie à travers une multiplicité de visées : dire que toute conscience est conscience de quelque chose, c’est affirmer qu’à travers ces termes corrélatifs d’une multiplicité de pensées subjectives, une identité qui, ainsi les transcende et s’affirme. L’objet intentionnel a une existence idéale par rapport à l’événement temporel et la position spatiale de la conscience. C’est ce que Husserl exprime, dès les Recherches Logiques : l’objet de la conscience ne fait pas partie réelle de la conscience. A travers la multiplicité de moments où la conscience se déroule en tant que ‘laps de temps’, s’identifie et se maintient, dans son identité, un aspect de l’objet ; et, à travers la multiplicité de ces aspects, un pôle objectif, identique et idéal. Il en est ainsi d’un objet idéal ou abstrait ; il en est de même d’une table ou d’un crayon. Ce processus d’identification de l’idéal continuera au-delà de la sphère égologique , avec la constitution de l’intersubjec- tivité » (Commentaires nouveaux de Lévinas pp.203-204).
[27] « Chez Husserl le phénomène du sens n’a jamais été déterminé par l’histoire. Le temps et la conscience demeurent en dernière analyse la ‘synthèse passive’ d’une constitution intérieure et profonde qui, elle, n’est plus un être. »
[28] Recherches phénoménologiques de la constitution (Idées directrices, …Livre II) et Idées directrices,…Livre III (T3) La phénoménologie et les fondements des sciences. [Ces deux livres sont édités par les Presses Universitaires de France].
[29] « Toute cette considération est extrêmement proche de la théorie du doute cartésien. Il s’agit de revenir au cogito qui demeure comme la seule certitude à partir de laquelle il conviendrait de reconstituer le monde avec certitude. C’est l’idéal de la science universelle. »
[30] Cette idée d’activité technique opposée à la prise de conscience des principes qui y président est introduite de bonne heure par Husserl :Cf. L.U., I, p .9-10
[31] Ideen, p.93
[32] L.U., II, p.22
[33] « La conscience n’est pas conscience en général reconstruite à partir des synthèses effectuées dans la sphère de l’objet. Elle est vie individuelle, unique ; son ‘présent vivant’ est la source de l’intentionnalité. Entre la conscience impressionnelle – où spontanéité et passivité s’y confondent – et l’intentionnalité qui vise des idéalités identifiables – existe un lien.. (Commentaires nouveaux, p.210). »
[34] « Le fil du temps est une multiplicité orthoïdale, une constitution d’instants extérieurs les uns aux autres, sans l’interpénétration bergsonienne. Temps inté- rieur, fondement du temps objectif et coextensif à ce temps. La sensation qui dure est étalée dans ce courant, mais si elle est sentie comme unité identifiable dans cette multiplicité d’instants qui s’excluent, c’est qu’à partir de chaque instant – grâce à une intentionnalité immanente et spécifique – est retenu en raccourci l’ensemble de la sensation. La sensation est Absschattung (contenu immanent, vécu et néanmoins raccourci de l’objectif) mais se donne elle-même dans l’im- manence où elle est vécue, à travers des Abschattungen. L’intentionnalité du sentir qui ‘vit la sensation’, opérerait donc, de prime abord, sur le mode de l’identification idéalisante, telle une intentionnalité transcendante (Commen- taires nouveaux, p.211). »
[35] Interprétation due à Jean-Paul Sartre. Au contraire, pour Husserl, l’intention- nalité permet de comprendre « comment l’en soi de l’objectivité peut être représenté, appréhendé dans la conscience et redevenir en fin de compte subjectif », L.U., II, p.8.
[36] Substance simple, active, indivisible, dont les être sont composés. « Pour Husserl, il n’y a, avant l’exercice de la pensée, aucune force supérieure qui la domine. Cette activité originelle du sujet est une intentionnalité, c’est-à-dire une pensée ayant un sens. La relation sociale, avant d’être un engagement du sujet antérieur à la pensée et par conséquent une situation exceptionnelle de l’esprit est le sens d’une pensée. Le commerce avec autrui se constitue dans un jeu d’intentions. Moi-même en tant qu’homme concret, historique, je suis le personnage d’un drame qui se constitue pour une pensée. Il y a en moi une possi- bilité de solitude malgré ma socialité effective et la présence du monde pour moi. En tant que pensée précisément, je suis une monade, une monade toujours possi- ble dans un recul toujours possible à l’égard de mes engagements. Le tout où je suis, je suis toujours en train d’aller vers lui, car je suis toujours dehors retranché dans ma pensée ».
[37] Crise, p.92.(La crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcen- dantale. Gallimard, nov.1989). La Krisis, est considérée, à juste titre, comme le testament de Husserl.


Date de création : 23/10/2005 - 13:55
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:57
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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