La liberté consiste à savoir que la liberté est en péril.   E. Levinas, Totalité et Infini

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contrilogo.gifContributions|Henri Duthu - Lévinas admirateur de Rosenzweig

LEVINAS ADMIRATEUR DE ROSENZWEIG

Emmanuel Lévinas, comme l’indique la 4ème de couverture de « L’ETOILE DE LA REDEMPTION [1] », fut l’un des premiers à percevoir la signification de cette œuvre de Franz Rosenzweig :

< Sa nouveauté profonde tient à la contestation du caractère primordial d’une certaine rationalité : de celle qui éclaire la philosophie traditionnelle « des îles ioniennes à Iéna » ─ des Présocratiques à Hegel ─ qui consistait à totaliser l’expérience naturelle et sociale, à en dégager et à enchaîner entre elles les catégories jusqu’à en bâtir un système incluant l’ordre religieux lui-même. La nouvelle philosophie s’efforce, au contraire de penser la religion ─ La Création, la Révélation et la Rédemption qui en orientent la spiritualité ─ comme horizon originel de tout sens et jusqu’à celui de l’expérience du monde et de l’histoire >.

A cette appréciation générale il convient d’ajouter l’observation justifiée d’une « opposition très frappante à la totalité » qui traverse l’œuvre ; Lévinas l’a bien soulignée dans sa préface de TOTALITE ET INFINI.

C’est à la lueur de ces considérations qu’il convient d’aborder L’ETOILE DE LA REDEMPTION.

Sur le plan des dates, deux évènements déterminants pour Lévinas se situent autour des années 35 : sa rencontre avec Maritain et sa découverte du philosophe juif allemand, Franz Rosenzweig[2]. Dans sa biographie de Lévinas, Salomon Malka remarque que, dans les œuvres de son ami et maître, il existe peu de références explicites à ce grand aîné (18 années les séparent), peu de citations directes. Et ce, « même dans TOTALITE ET INFINI, pourtant clairement sous l’inspiration du philosophe de Cassel ». Lévinas n’aura cependant pas manqué de saluer son précurseur de l’autre côté du Rhin, « trop présent dans ce livre pour être cité ». Il est patent qu’entre l’avant-propos de chacun de ces deux livres, ainsi que Stéphane Mosès l’a relevé dans la préface de la deuxième édition du ‘Stern’[3]: « il existe des similitudes et des correspondances qui sont profondes, les préfaces semblant faire écho l’une à l’autre, comme une variation répond à un thème originel ».    

Comment le livre de Rosenzweig fut-il accueilli par Lévinas ? Salomon Malka l’indique avec une grande précision :

« L’ouvrage, dans tous les cas, on ne peut pas avoir le moindre dote là-dessus, laissa une profonde empreinte sur le jeune lecteur de l’époque, l’un des tout premiers en France qui sut y accéder dans l’original allemand, l’ouvrage n’ayant été traduit que soixante ans après sa parution en Allemagne. Un livre qui s’ouvrait par l’évocation de la mort, le cri d’angoisse devant la mort(…) poussé par le soldat Rosenzweig sur le front de Macédoine(…), qui se clôturait par le mot ‘vie’ [4], et que Lévinas découvrit alors qu’une autre guerre s’annonçait, plus cruelle et plus dévastatrice encore. »

Dans son appréciation générale, Lévinas voit Rosenzweig concentrer ses études sur deux périodes consécutives :

─ L’avant Hegel[5] avec la philosophie traditionnelle née chez les Présocratiques dans les îles ioniennes,

─ L’après Hegel, à partir de Iéna, avec la nouvelle philosophie.              

Iéna[6], auquel Lévinas se réfère, porte la marque, au cœur de la période des guerres napoléoniennes, du tournant qui s’opère dans la manière dont les peuples occidentaux apprennent à se penser suite à la Révolution française[7]. Stéphane Mosès, dans la préface de L’Etoile de la Rédemption a bien souligné cette coïncidence :

« Hegel, dans sa Philosophie du droit, avait soutenu l’idée que tous les ‘peuples historiques’ avaient été, chacun à son tour, investis par l’Esprit universel (Weltgeist) de la mission de faire progresser la Raison dans l’histoire et que cette mission les autorisait, pour leur durée de domination, à régenter le monde selon leur bon vouloir. Rosenzweig avait décelé dans cette thèse, inspirée à Hegel par le spectacle des guerres napoléoniennes, la source philosophique du nationalisme moderne »

Le grand tournant de l’après Hegel est beaucoup plus que cela. Il est consécutif à deux faillites retentissantes : celle d’un ordre séculaire où, malgré les soubresauts ds guerres et des révolutions, s’attestait la stabilité d’une civilisation européenne, et celle du système philosophique occidental dont le projet central, depuis Parménide, était de penser l’Etre[8], c’est-à-dire d’englober la totalité du réel dans le système de la Raison. Ainsi, toute la tradition philosophique occidentale se résumait dans l’affirmation selon laquelle le monde est intelligible, qu’il est en fin de compte transparent à la raison, et que l’homme lui-même n’acquiert sa dignité que dans la mesure où il fait partie de cet ordre rationnel.

Comment Rosenzweig a-t-il ressenti cette double faillite ?

Pour Rosenzweig, selon l’analyse de Stéphane Mosès (préface de L’Etoile de la Rédemption ) « ce sont précisément ces présuppositions que la guerre de 1914-1918 est venue désavouer à jamais : devant le spectacle du carnage insensé auquel se livrent les nations européennes ─ celles-là mêmes qui avaient inventé l’idéal philosophique d’un monde régi par le Logos ─ il n’est plus possible d’affirmer que le réel est rationnel, ou qu’à la lumière de la Raison le chaos originel se transforme en un cosmos intelligible. D’un autre côté, l’individu censé s’épanouir comme sujet autonome dans un monde réglé par la Raison, devient, dans la logique meurtrière instaurée par la guerre, un simple objet de l’histoire, quantité négligeable, numéro matricule sans visage, emporté malgré lui, avec des millions d’autres, dans le tourbillon des batailles.

 Aux yeux de Rosenzweig, l’expérience de ce conflit avait été décisive, non pas parce qu’elle réfutait la philosophie de l’histoire de Hegel[9], mais au contraire parce qu’elle en confirmait la tragique vérité. ‘Hegel pris au mot’, telle était pour lui la clef de cette guerre où se révélait la logique secrète de l’Europe moderne.

Dans la Philosophie du droit, Hegel avait soutenu l’idée que la civilisation européenne (qu’il dénomme ‘civilisation germanique’) représentait l’accomplissement suprême de l’histoire universelle. En poussant cette idée jusqu’à sa conséquence logique, ne fallait-il pas déjà alors que l’écroulement survenu dans le feu et dans le sang, de l’Europe des Etats nationaux, signifie en même temps la faillite de l’histoire universelle elle-même ?

Telle est en tout cas l’une des affirmations centrales du ‘Stern’ : l’histoire de l’Occident qui est elle-même le dernier avatar de l’histoire universelle, repose nécessairement sur la violence et la guerre. »

Le refus radical de l’histoire représente un des aspects centraux, et certainement les plus étonnants de la pensée de Rosenzweig. On peut en distinguer deux autres qui ne sont différents qu’en apparence : d’une part, une critique radicale de toute la philosophie occidentale,‘de l’Ionie jusqu’à Iéna’, d’autre part ─ et peut-être avant tout ─ le caractère spontanément religieux de sa vision du monde. »

 Raison pour laquelle, après avoir renoncé à s’adosser à l’identité fondamentale de l’Etre et de la Pensée, il se réfère à un autre système de représentation qui, parce qu’il lui paraît plus spontanément enraciné dans le concret de l’expérience, rend compte plus fidèlement que le système ancestral, de la réalité de l’homme et du monde : celui de la pensée religieuse, telle qu’elle s’était exprimée d’abord dans la vision du monde de l’Antiquité grecque, puis dans les catégories du judaïsme et du christianisme. Quant à la critique faite par Rosenzweig de la vision de la réalité comme Totalité, elle trouve sa source dans le sentiment aigu que l’homme éprouve de son existence de sujet, existence qu’aucun système ne pourra jamais absorber. Cette évidence se dévoile à lui, comme le précise Mosès « à travers deux expériences qui sont toutes deux de nature religieuse : l’angoisse devant la mort, dans la mesure où l’homme y prend conscience de sa finitude essentielle, et l’expérience personnelle de la Révélation, où il se découvre dépendant d’une altérité absolue qui le dépasse infiniment. »

C’est par l’évocation de la première de ces deux expériences que s’ouvre l’Etoile de la Rédemption, immédiatement suivie de l’implication d’Hegel dans la grande question qui reste ouverte dans le déroulement de l’histoire universelle, celle du rapport entre savoir et foi.

D’Hegel, il sera beaucoup question dans l’Etoile de la Rédemption[10] : quatorze des cents premières pages, en effet, le concernent, soit en tant que philosophe, soit comme marqueur de la période « ante »..

Le philosophe de Cassel est particulièrement armé pour en parler, car, pour sa thèse de doctorat[11], six ans plus tôt, il a dû procéder à une analyse minutieuse des thèses hégéliennes.

De PARMENIDE à HEGEL

 

 

L’intégration hégélienne de la Révélation dans le Tout

« La tâche séculaire de la philosophie est consacrée à ce débat entre le savoir et la foi ; elle touche au but à l’instant même où le savoir du Tout s’achève en lui-même. Car il faut à coup sûr parler d’un achèvement quand ce savoir n’englobe plus seulement son objet, le Tout, mais encore quand il se comprend lui-même sans reste, sans reste du moins selon ses prétentions propres et ses modalités spécifiques. C’est arrivé quand Hegel a inclus l’histoire de la philosophie dans le système. Il semble que la pensée ne puisse aller plus loin que de se présenter visiblement elle-même, c’est-à-dire la réalité la plus intérieure qui lui soit connue, comme une partie de l’édifice systématique, et naturellement comme la partie qui la clôt. Et à cet instant justement où la philosophie épuise ses possibilités formelles ultimes et atteint la limite posée par sa nature propre, il semble aussi que la grande question que lui soumet le déroulement de l’histoire universelle, celle du rapport entre savoir et foi, soit résolue.

Plus d’une fois, jusque-là, il semblait que la paix entre les deux puissances ennemies soit conclue, que ce soit grâce à une pure et simple séparation des prétentions mutuelles ou de manière à ce que la philosophie croie posséder dans son arsenal les clés qui lui ouvraient les mystères de la Révélation. Dans les deux cas, la philosophie acceptait de considérer la Révélation comme vérité, une vérité d’une part inaccessible pour elle, mais d’autre part confirmée par elle. Mais ces deux solutions ne furent jamais longtemps satisfaisantes. Contre la première, l’orgueil de la philosophie se tourna toujours sans tarder : il ne pouvait supporter de reconnaître qu’une porte lui était fermée ; contre l’autre solution, au contraire, c’est la foi qui devait se rebiffer ; elle ne pouvait se contenter d’être reconnue ainsi par la philosophie, en passant, comme une vérité parmi d’autres. Mais c’est tout autre chose que la philosophie de Hegel promettait maintenant d’apporter. On n’affirmait ni la séparation ni un accord pur et simple, mais une imbrication des plus intimes. Le monde connaissable devient connaissable par la même loi de la pensée qui revient au sommet du système comme loi suprême de l’être. Et cette loi unique de la pensée et de l’être est d’abord annoncée pour l’histoire universelle dans la Révélation, de sorte que la philosophie n’est dans une certaine mesure que l’accomplissement de ce qui est promis dans la Révélation. Et à son tour, elle n’exerce pas cette fonction occasionnellement, purement ou en quelque sorte seulement au sommet de sa trajectoire, mais à chaque instant ; dans une certaine mesure, à chaque respiration sienne, la philosophie confirme nécessairement la vérité de ce que la Révélation a proféré. Ainsi la vieille querelle paraît réglée, le ciel et la terre semblent réconciliés. »

La contestation de l’intégration hégélienne : Kierkegaard[12]

« Mais ce n’était qu’une apparence, autant pour la solution donnée à la question de la foi que pour l’auto- accomplissement du savoir. Une apparence fort apparente, en tout état de cause ; car si le présupposé en premier lieu est valable et si tout savoir concerne le Tout, s’il est compris en lui tout en étant tout-puissant en lui, alors cette apparence était certes davantage qu’apparence, alors elle était vérité. Qui voulait persister à élever ici une objection était contraint de sentir sous ses pieds un point d’Archimède en dehors de ce Tout connaissable. C’est à partir d’un tel point d’Archimède qu’un Kierkegaard, et pas seulement lui, contesta l’intégration hégélienne de la Révélation dans le Tout. Le point en question est la conscience, propre à Sören Kierkegaard ou désignée par quelque autre prénom et nom que ce soit, la conscience du péché personnel et de la Rédemption personnelle, une conscience qui n’aspirait ni ne donnait accès à une dissolution dans le cosmos ; elle n’y donnait pas accès : car même si l’on pouvait traduire d’elle dans l’universel, il restait le fait d’avoir un nom et un prénom, la chose la plus personnelle au sens le plus rigoureux et le plus étroit du mot, et tout dépendait précisément de cette réalité personnelle, comme l’affirmaient les porteurs de ces expériences. »

Philosophie nouvelle

«En tout cas, une affirmation s’opposait ici à une affirmation. La philosophie fut accusée d’une incapacité, plus exactement d’une insuffisance qu’elle ne pouvait elle-même admettre faute de pouvoir la reconnaître : car il y avait là réellement un objet situé au-delà d’elle ; or dans la figure achevée qu’elle prit avec Hegel, elle s’était précisément fermé tout regard dans cet su-delà comme en tout autre ; l’objection contestait son droit sur un domaine dont elle ne pouvait que nier l’existence ; cette objection n’attaquait pas son domaine propre. Cela devait arriver par un autre biais. Et cela arriva en effet à l’époque philosophique inaugurée par Schopenhauer et continuée par Nietzsche, et dont on ne voit pas encore la fin. »

Schopenhauer [13]

« Avec Schopenhauer, l’homme, la ‘vie’, étaient devenus le problème et parce qu’il s’était proposé de la résoudre sous la forme d’une philosophie, il fallait mettre en cause désormais la valeur du monde pour l’homme ─ une mise en question fort peu scientifique mais d’autant plus humaine. Jusque-là, tout intérêt philosophique avait tourné autour du Tout connaissable ; l’homme lui aussi n’avait eu droit à être objet de la philosophie que dans cette relation au Tout. Et voilà qu’en face de ce monde connaissable, se dressait, indépendamment de lui, une autre réalité : l’homme vivant ; devant le Tout se dressait l’Un qui se moquait de toute totalité et de toute universalité, se dressaient l’‘Unique et sa propriété’. C’est par la tragédie de la vie de Nietzsche que cette nouveauté s’incrusta ensuite de façon indélébile dans le lit de l’évolution de l’esprit conscient. »

Nietzsche [14]

« En effet, c’est seulement là qu’il y avait une nouveauté. Depuis toujours les poètes avaient déjà parlé de la vie et de leur propre âme. Mais non pas les philosophes. Et les saints avaient toujours déjà vécu leur vie et celle de leur propre âme. Mais, encore une fois, non pas les philosophes. Or voici que survenait un homme qui connaissait sa vie et son âme comme un poète et qui obéissait à leur voix comme un saint, et qui était pourtant philosophe.(…) Dans les métamorphoses de ses figures de pensée, il se métamorphosa lui-même, lui-même dont l’âme ne craignit aucune altitude mais suivit dans son escalade l’esprit fou d’audace des grimpeurs, jusqu’au sommet abrupt de la folie où il n’y avait plus rien au-delà, c’est lui que nul parmi ceux qui ont à philosopher ne peut désormais éviter. (…) Pour Nietzsche, il n’y eut pas cette séparation entre la hauteur et la plaine dans son propre Soi ; il alla entièrement son chemin, âme et esprit, homme et penseur restant un jusqu’au bout. »

L’homme

« C’est ainsi que l’homme ─ non ! pas l’homme, mais un homme, un homme tout à fait déterminé ─ devint une puissance dominant la ─ non ! ─ sa philosophie. Le philosophe cessa d’être une quantité négligeable pour sa philosophie (…). C’est lui qui, faisant de la philosophie, avait pris le dessus sur la philosophie : elle dût le reconnaître, le reconnaître comme une chose inconcevable pour elle, et pourtant, parce qu’il la dominait, impossible à nier. L’homme, dans la simple unicité de son être propre, de son être établi sur son nom et son prénom, sortait du monde qui se savait comme le monde pensable, il sortait du Tout de la philosophie. »

Le métaéthique ou l’homme et son soi

« La philosophie avait cru saisir l’homme, y compris l’homme comme ‘personnalité’ dans l’éthique. Mais c’était une aspiration impossible. Car tandis qu’on le saisissait, il ne pouvait que lui échapper. Si fondamentalement qu’elle désirât donner une place particulière à l’acte par rapport à tout être, l’éthique ne pouvait que réintégrer par la même nécessité l’acte dans le cercle du Tout connaissable au moment de la réalisation ; toute éthique finissait par déboucher de nouveau sur une doctrine de la communauté comme étant une partie de l’être.(…) On aurait dû ancrer l’agir dans le principe, dont l’être est réel, d’un ‘caractère’ cependant coupé de tout être ; c’est seulement ainsi le garantir comme un monde propre par rapport au monde. Mais mis à part Kant [15], et seulement lui, cela n’est jamais arrivé ; et chez Kant précisément, en raison de la formulation de la loi morale comme acte ayant valeur universelle, le concept du Tout a de nouveau remporté la victoire sur l’unicité de l’homme ; c’est ainsi que le ‘miracle dans le monde des phénomènes’ ─ comme il appela de façon géniale le concept de liberté ─ sombra de nouveau avec une certaine logique historique dans le miracle du monde des phénomènes chez les post-kantiens ; Kant joue lui-même le rôle de parrain pour le concept d’histoire universelle chez Hegel, non seulement dans ses essais de philosophie politique et de philosophie de l’histoire, mais déjà pour les concepts éthiques fondamentaux. »

Schopenhauer, quant à lui, en faisant de la volonté l’essence du monde ne fît certes pas émerger la volonté dans le monde, mais le monde dans la volonté, et il détruisit ainsi la distance vivante en elle entre l’être de l’homme et l’être du monde.

« C’est donc au-delà du cercle décrit par l’éthique que devait s’étendre la nouvelle terre ouverte à la pensée par Nietzsche.(…) Face à la vision du monde s’affirma la vision de la vie. L’éthique est et reste une partie de la vision du monde. Le rapport spécial existant entre la vision du monde et l’éthique est uniquement celui de l’opposition particulièrement intime, parce que chacune semble concerner l’autre, et même qu ‘elles prétendent toujours, chacune pour sa part, résoudre simultanément les questions de l’autre. En quel sens est-ce réellement le cas, on le verra plus tard. Mais en tout cas, l’opposition entre vision de la vie et vision du monde prend un tour si aigu dans l’opposition à la partie éthique de la vision du monde qu’il semblerait préférable d’appeler métaéthiques les questions de la vision de la vie. »

Le monde

« La ‘contingence du monde’, son être-ainsi-un-point-c’est-tout, on l’a évidemment de tout temps aperçue. Mais précisément, cette contingence il s’agissait de la maîtriser. Et c’était justement la tâche de la philosophie ! En passant dans la pensée, le ‘contingent’ se transformait en un nécessaire. Encore une fois, c’est seulement après le point d’achèvement que ce mouvement de la pensée atteignit grâce à l’idéalisme allemand, qu’émergea, avec Schopenhauer et dans la dernière philosophie de Schelling [16], une philosophie opposée. La ‘volonté’, la ‘liberté’, le ‘non-conscient’ étaient en mesure de faire ce qui était impossible à la raison : régner sur un monde de hasard.(…) Comment le monde peut-être contingent alors qu’il faut pourtant le penser comme nécessaire. Pour le formuler très crûment, cette non-identité de la pensée et de l’être doit apparaître dans l’être et la pensée mêmes, et non pas être aplanie par un tiers, la volonté, qui n’est ni pensée ni être et qui surgit comme un deus ex machina. Et comme on cherche dans la pensée le fondement de l’unité entre pensée et être, il faudrait aussi commencer par découvrir dans la pensée le fondement de la non-identité. »

Le métalogique ou le monde et son sens.

« L’identité entre la pensée et l’être présuppose donc une non-identité interne. Parce qu’elle est en même temps rapportée à elle –même, la pensée, qui est certes totalement rapportée à l’être, est simultanément une multiplicité en soi. Donc la pensée, qui est elle-même l’unité de sa propre multiplicité interne, fonde en outre l’unité de l’être, et certes, ce n’est pas dans la mesure où elle est unité mais multiplicité. Mais du même coup, l’unité de la pensée, en tant qu’elle concerne immédiatement la seule pensée et non pas l’être, tombe en dehors du cosmos de l’être=pensée. Ce cosmos lui-même, en tant qu’il est l’imbrication de deux multiplicités, a désormais son unité totalement au-delà. En soi, il n’est point unité, mais multiplicité, non pas un Tout englobant touts choses, mais une Unicité incluse, qui est certainement infinie en elle-même, mais non pas close. Donc, si on peut se permettre, un Tout excluant. On pourrait peut-être comparer le rapport dans lequel entrent de la sorte l’unité de la pensée, et l’unité de la pensée et de l’être, à un mur où pend un tableau. La comparaison est même révélatrice à plusieurs égards. Examinons-la de plus près.

Ce mur par ailleurs vide ne concrétise pas si mal ce qui reste de la pensée quand on retire sa multiplicité rapportée au monde. Ce n’est absolument pas un néant, et cependant quelque chose d’absolument vide, l’unité nie. On ne pourrait suspendre l’image si le mur n’était pas là, et cependant avec l’image même il n’a absolument rien à voir. Il n’aurait rien à objecter si en dehors de cette unique image, il y en avait d’autres, ou si à la place de cette seule image, on en suspendait une autre. Si, d’après la représentation dominante de Parménide à Hegel, le mur était peint à fresques, si donc mur et image constituaient une unité, désormais le mur est unité en lui-même, l’image est en elle-même infinie multiplicité, totalité excluante par rapport au-dehors, c’est-à-dire : non pas unité, mais unicité ─ ‘une’ image.

Où cette unité, sur laquelle ne pèse plus le vieux concept de la logique, où cette unité, qui ne connaît ni ne reconnaît rien en dehors d’elle doit-elle être affectée ? Il est encore impossible de l’expliciter. En tout cas, le monde, justement le monde ‘de Parménide à Hegel’, n’a pas cette unité au-dedans de ses murs, mais en dehors. La pensée est en droit d’y être chez soi, mais elle-même n’est pas le Tout : elle est une patrie ; à son tour, la pensée ne veut ni n’a le droit d’oublier son origine plus noble, qu’elle sait telle, sans pouvoir la démontrer avec précision dans le détail ─ elle n’en a pas le droit fût-ce au nom du monde ; en effet, ses performances en lui en faveur de l’être reposent sur la force de cette origine plus noble. C’est ainsi que le monde est un au-delà par rapport au proprement logique, par rapport à l’unité. Le monde n’est pas a-logique ; au contraire, le logique en est un ingrédient essentiel, on peut même dire, dans un sens très propre, comme nous le verrons, sa partie ‘essentielle’ : il n’est pas a-logique, mais métalogique ─ pour reprendre le mot introduit par Ehrenberg. (…)

Le simple fait que le monde, le monde pensable soit métalogique déjà précisément dans son caractère pensable, découle déjà avec certitude de cette émigration du logique hors de lui, d’une part, et de cette intégration du logique en lui, d’autre part, Pour le monde, la vérité n’est pas loi, mais contenu. La vérité ne prouve pas la réalité, mais la réalité maintient la vérité. L’essence du monde est ce maintien (non la preuve) de la vérité. Vers le ‘dehors’, le monde se prive ainsi de la protection que la vérité, de Parménide à Hegel, avait garantie au Tout ; comme il cache sa vérité en son sein, il n’offre pas au dehors ce bouclier de la Gorgone de son inviolabilité ; il doit laisser advenir à ses dépens tout ce qui a pu lui advenir, fût-ce même sa…Création, Oui, nous pourrions peut-être saisir de manière exhaustive, ce concept du monde, dans son sens nouveau, métalogique, si nous osions l’interpeller comme créature. »

Dieu

« L’unité avait déserté le Tout ; comparable à l’œuvre d’art, elle était pour le dehors une unicité individuelle et restait un Tout seulement au-dedans. Elle laissait donc de la place à côté d’elle. Jadis, le logique avait soutenu pour la primauté un combat incessant, apparemment, contre l’éthique : le métalogique fit donc une place au métaéthique. La multiplicité rassemblée en une unicité singulière et l’Un singulier depuis toujours (c’est sous cette forme que se faisaient face désormais le monde et l’homme) pouvaient respirer l’un à côté de l’autre. C’est ainsi qu’était remplie l’exigence que nous devions précédemment poser dans l’intérêt du métaéthique ; le tableau avait pu exprimer son désintéressement pour le cas où l’on accrocherait par exemple au même mur également un relief ; c’était impossible pour la fresque ; mais le tableau ne s’intéressait à rien qui soit situé en dehors des quatre côtés de son cadre. Cette froide impassibilité du tableau face au mur sans qui pourtant il n’aurait pas trouvé de place est donc certainement le prix à payer pour la bonne existence du tableau et du relief. Le métalogique pouvait manifester sa patience à l’égard du métaéthique uniquement parce qu’il avait placé la chaise devant la porte pour le logique(…)

Non seulement le monde, mais Dieu même pouvait trouver place en dehors de ses frontières, si toutefois il en voulait une. Mais ce monde métalogique, justement parce qu’il était sans Dieu, n’offrait aucune protection contre Dieu. De Parménide à Hegel, le monde avait été securus adversus deos. Il l’était parce qu’il renfermait lui-même l’Absolu, comme l’exprima déjà Thalès dans son autre mot parvenu à nous, sur le ‘Tout’ qui est plein de dieux. Le cosmos post-hégélien a perdu cette sécurité. La condition de créature que nous avons revendiquée pour le monde afin de sauver l’ipséité de l’homme laisse donc Dieu aussi s’échapper du monde. L’homme métaéthique est le ferment qui disloque l’unité logique et physique du cosmos en monde métalogique et en Dieu métaphysique. »

Le métaphysique ou Dieu et son être.

« De même que le métaéthique en l’homme en fait le libre seigneur de son éthos, de sorte qu’il le possède et non l’inverse ; de même que le métalogique dans le monde fit du ‘logos’ un ingrédient du monde totalement répandu dans le monde, de sorte que ce monde le possède et non l’inverse ; de même le métaphysique de Dieu fait de la ‘physis’ un ingrédient de Dieu. Dieu a une nature, la sienne propre, abstraction totale étant faite du rapport où il entre éventuellement avec le physique en dehors de lui, avec le ‘monde’. Dieu a sa nature, son essence faite de nature, son essence qui est là. C’est là une chose allant si peu de soi que la philosophie n’a cessé jusqu’à Hegel de lui contester cette existence propre. La preuve la plus sublime de cette contestation n’est rien d’autre que la preuve ontologique de Dieu ─ encore une pensée aussi vieille que la philosophie. Chaque fois que les théologiens avec leur insistance sur l’existence de Dieu ont commencé à peser aux philosophes, ceux-ci leur échappèrent en prenant la voie de cette ‘preuve’ ; la gardienne ‘philosophie’ fourra dans la bouche du nourrisson affamé ‘théologie’ l’identité de l’être et de la pensée, comme une sucette pour qu’il ne crie pas. Avec Kant et Hegel, on assiste à un double point final mis à cette escroquerie séculaire. Kant est un point final dans la mesure où il passe la preuve au crible de la critique, en séparant rigoureusement l’être et l’existence ; Hegel, au contraire fait l’éloge de la preuve : ne coïncide-t-elle pas avec le concept fondamental de toute vision philosophique du monde, avec la pensée d’identité entre raison et réalité, et ne devait-elle pas, du fait même, valoir autant pour Dieu que pour tout le reste ? Et dans la naïveté de cet éloge, justement, il lui inflige sans s’en douter, tout philosophe qu’il est, le coup de grâce aux yeux de la théologie. La voie est alors libre pour l’élaboration philosophique de l’existence de Dieu, indépendamment du penser et de l’être du Tout ; il faut que Dieu ait de l’existence avant toute identité de l’être et de la pensée ; s’il faut présupposer ici une déduction, alors celle de l’être à partir de l’existence est préférable à celle de l’existence à partir de l’être, qu’on n’a cessé de tenter dans les preuves ontologiques. »

Première synthèse et vues prochaines

« Quand nous avons reconnu combien l’idée que penser revenait à penser le Tout était pleine de présupposés, à ce moment le contenu, jusqu’alors fondamentalement simple, de la philosophie, le Tout de la pensée et de l’être se disloquait inopinément sous nos yeux en trois parties séparées, qui s’opposent mutuellement de diverses manières, encore impossibles à préciser davantage. De ces trois parties ─ Dieu monde homme [17] ─ nous ne savons encore absolu- ment rien au sens strict ─ bien que nous en ayons déjà beaucoup parlé en les reliant librement à la conscience du temps présent. Ce sont les néants auxquels la critique dialectique de Kant a réduit les objets des trois ‘sciences rationnelles’ de son temps, la théologie, la cosmologie et la psychologie rationnelles. Nous ne songeons pas à les rétablir comme objets de science rationnelle, mais à l’inverse, précisément, comme objets ‘irrationnels’. Pour poser les premiers jalons de leurs domaines, nous nous sommes servis de la méthode que désigne le préfixe ‘méta’ ; en nous orientant à partir de l’objet rationnel dont l’objet irrationnel cherché se détache, pour nous approprier son être irrationnel ; donc pour l’homme, en partant de l’homme qui est l’objet de l’éthique, pour le monde en partant du monde qui est l’objet de la logique, pour Dieu en partant de Dieu qui est l’objet de la physique. Il ne pouvait vraiment pas s’agir de plus que d’un moyen pour poser les premiers jalons.

L’exploitation des domaines ainsi marqués devra se faire autrement. A partir des néants [18] du savoir, notre périple d’explorateurs parvient jusqu’au ‘quelque chose’ du savoir. Nous ne sommes pas arrivés très loin quand nous sommes arrivés au ‘quelque chose’. Mais après tout : ‘quelque chose’ est davantage que rien. Ce qui peut bien se trouver au-delà du ‘quelque chose’, nous sommes absolument incapables de le soupçonner au point où nous en sommes, c’est-à-dire à partir du néant.

Que l’être vide, l’être avant la pensée, soit équivalent au néant en ce bref et presque insaisissable instant où cet être n’est pas encore devenu être pour la pensée, voilà qui fait partie également des connaissances qui accompagnent toute l’histoire de la philosophie, depuis ses débuts en Ionie, jusqu’à son issue chez Hegel. Ce néant demeura tout aussi infécond que l’être pur. La philosophie ne débuta que lorsque la pensée s’unit à l’être. C’est à elle justement, et précisément en ce lieu, que nous refusons d’obtempérer. Nous sommes à la recherche d’un définitif qui n’ait pas besoin de la pensée pour être. »

Comment réparer les lézardes qui subsistent entre théologie et philosophie ?

Philosophie ancienne

« Nous ne devons pas craindre de répéter ici ce que nous avons déjà dit en passant : autour de 1800 [Iéna], la philosophie a résolu la tâche qu’elle s’était elle-même proposée, qui était de connaître par la pensée la totalité ; en se comprenant elle-même dans l’histoire de la philosophie, il ne lui reste plus rien à comprendre ; elle a même dépassé l’opposition au contenu de vérité de la foi en ‘engendrant’ ce contenu et en y découvrant sa propre racine méthodologique. Ainsi parvenue au but de sa tâche objective, elle atteste cette arrivée-au-terme en se structurant en un système idéaliste unidimensionnel ; elle portait depuis toujours cette évolution en elle, mais c’est seulement à cet instant qu’elle est mûre pour elle. Dans cette évolution ce moment de clôture historique trouve sa présentation juste et appropriée. L’unidimensionnalité est la forme du savoir un et universel qui englobe toutes choses en lui, sans reste. L’être qui apparaît toujours dans sa multiplicité est totalement subsumé dans cette unité en tant qu’Absolu ; à supposer qu’un contenu aille occuper une position particulièrement marquée, comme le revendique la foi pour son contenu, il ne peut s’agir, dans ce système, que d’une seule position : celle du principe qui, comme méthode, rassemble le système lui-même pour en faire une unité ; et c’est précisément cette position que le système hégélien accorde au contenu de la foi. Si de ce sommet un pas de plus doit s’accomplir sans entraîner la chute dans l’abîme, il faut déplacer les fondements ; il faut qu’un autre concept de la philosophie vienne au jour. »

Le philosophe du point de vue

« Nous avons déjà vu comment la chose s’est produite. La nouvelle notion de la philosophie se tourna pour l’essentiel contre tous les éléments qui à l’apogée de l’ancienne philosophie s’étaient trouvés réunis. La philosophie n’a point pour objet le Tout pensable objectif et la pensée de cette objectivité ; au contraire, elle est ‘vision du monde’, l’idée par laquelle un esprit individuel réagit à l’impression que le monde fait sur lui ; elle n’a pas pour contenu le contenu de la foi ; au contraire, par un paradoxe éternel maintenant fortement relevé des deux côtés, tant philosophique que théologique, ce contenu se rebelle contre elle ; il se peut qu’avec le présupposé d’un monde objectif et d’une pensée une et universelle, la forme unidimensionnelle du système soit la forme scientifique ─ reste qu’à la pure et simple pluralité des visions du monde, qui chez l’homme individuel n’ont absolument pas besoin de se réduire à une seule, ne correspond qu’une forme pluridimensionnelle, et à son extrême limite elle aboutirait à une philosophie par aphorismes.

Ce nouveau concept de la philosophie a du moins encore le mérite

de rendre possible un philosopher après Hegel. Toutes ses propriétés sont désormais réduites en une seule : à la place de l’ancien type du philosophe, impersonnel par vocation, employé comme simple lieutenant de l’histoire de la philosophie, et d’une philosophie naturellement unidimensionnelle, apparaît une figure extrême- ment personnalisée : le philosophe de la vision du monde, ou philosophe du point de vue. Mais apparaît alors aussi en pleine clarté l’aspect contestable de la nouvelle philosophie, et la question objectée à Nietzsche se pose nécessairement à tout effort philosophique digne de considération : est-ce encore de la science ?

(…) Si [la philosophie] ne veut pas sacrifier son nouveau concept ─ et comment le pourrait-elle du moment qu’elle ne doit qu’à ce nouveau concept d’avoir survécu par-delà le point critique qui avait fait se dissoudre ses tâches traditionnelles ─, il lui faut maintenir fermement son nouveau point de départ, le Soi subjectif et même extrêmement personnel, davantage même, le Soi incomparable, abîmé en soi-même, il lui faut le maintenir avec son point de vue, tout en atteignant à l’objectivité de la science. Où trouver cette passerelle qui relierait la subjectivité la plus extrême, nous dirions quasiment : la volonté de chacun (ipséité) sourde et aveugle, à la clarté lumineuse d’une objectivité sans limites ? »

Le nouveau philosophe

« La réponse doit anticiper, mais ensuite elle doit demeurer à mi-chemin, dans l’allusion : cette passerelle du plus subjectif au plus objectif, c’est le concept de Révélation de la théologie qui la jette. L’homme qui accueille la Révélation et qui éprouve dans sa vie le contenu de la foi les porte tous deux en lui. Et qu’elle le reconnaisse ou non, cet homme est le seul à philosopher présentement, et même scientifiquement, le seul philosophe possible de la nouvelle philosophie. La philosophie réclame aujourd’hui pour se libérer de ses aphorismes, et donc précisément pour sa scientificité, que les théologiens ‘fassent de la philosophie’. Mais des théologiens en un autre sens, certes. En effet, comme on le verra, le théologien que la philosophie réclame au nom de sa scientificité est lui-même un théologien qui désire la philosophie ─ par souci d’honnêteté. Ce qui était une exigence dans l’intérêt de l’objectivité pour la philosophie s’avèrera comme une exigence dans l’intérêt de la subjectivité pour la théologie. Elles se complètent l’une l’autre, et ensemble elles font surgir un nouveau type de philosophe ou de théologien, situé entre philosophie et théologie. »

Les relations entre judaïsme et christianisme

La découverte, en 1935, de L’Etoile de la Rédemption et de son auteur de religion juive par Lévinas, aura eu des répercussions autres que philosophiques. Salomon Malka a pris soin de les évoquer dans la biographie de Lévinas, en approfondissant le destin paradoxal de Rosenzweig [19] :

« Doublement héritier des Lumières, celles de l’Occident et celles de l’émancipation juive, il développa une conception universelle de l’éthique juive, adaptée aux temps de la diaspora. Sa philosophie de l’inquiétude renoua ainsi avec la recherche juive la plus essentielle : qu’en est-il du message d’Israël face à la philosophie grecque pour tout homme, et eu égard à une alliance que le non-juif ne connaît pas mais qu’il ne peut pas plus méconnaître ? Destin tragique aussi que le sien, dans une mesure que ni Buber ni Lévinas ne connurent. La dimension existentielle de sa pensée, redoublant son exigence conceptuelle, explique sa redécouverte. Nul doute que le jeune lecteur de Husserl y puisa une confirmation de sa judéité, et surtout du sens de celle-ci pour l’histoire des hommes. La dette sera toujours mentionnée, même si toujours formulée en termes généraux, comme si le personnage était encombrant. Il y aurait eu d’ailleurs du mal à la dissimuler. Sur l’évolution ultérieure de la propre philosophie de Lévinas, sur les rapports qu’entretiennent dans son œuvre la philosophie et la religion, sur l’approche du judaïsme, sur la vision qu’il se fit des relations entre judaïsme et christianisme, tous les ressorts intimes de l’œuvre à venir étaient là, dans l’Etoile de la Rédemption.

Le sujet annoncé est d’importance, d’autant plus que, comme nous le verrons plus avant, Lévinas y est personnellement partie prenante. Il reste à le traiter dans des limites satisfaisantes.

La doctrine chrétienne des fins dernières

« (…) Le christianisme a produit une mystique spiritualiste, individualiste et panthéiste [20]. Entre elles, ces trois mystiques n’ont noué aucun lien. Le sentiment peut se satisfaire en chacune d’elles. Et d’ailleurs, chacune correspond à une figure propre de l’Eglise dont aucune ne rend les deux autres superflues. Le sentiment parvient chaque fois à son but. Et il en a le droit. Car là où il parvient ainsi à son but, c’est une part du pré-monde qui se renouvelle dans la mort et dans la résurrection. Mort le mythe, et ressuscité dans l’adoration en Esprit, mort le héros, et ressuscité dans la parole de la Croix, mort le cosmos, et ressuscité dans le Tout un et universel du Royaume. Tous trois seraient-ils en soi une volatilisation ou plus exactement : Dieu serait-il le Seigneur des esprits et non Esprit, serait-il le dispensateur des souffrances et non le Crucifié, serait-il l’Un et non tout en tout ? ─ Qui pourrait soulever de telles objections contre une foi qui mène victorieusement sa voie à travers le monde et à laquelle les dieux des peuples ─ mythes des peuples, héros des peuples, cosmos des peuples ─ ne résistent point ? Qui le pourrait ? »

La loi de la probation : téléologie

Le sens de la scission

« Et pourtant : le juif le fait. Non pas en paroles ─ dans cette sphère de la vision, à quoi bon encore des mots ! Non, c’est par son existence, son existence silencieuse.. En tout temps, cette existence du juif contraint le christianisme à se dire qu’il ne parvient pas au but, qu’il n’atteint pas la vérité, mais que toujours…il reste en chemin. Telle est la raison la plus profonde de la haine chrétienne à l’égard des juifs, haine qui a recueilli l’héritage de la haine païenne. En fin de compte, ce n’est rien d’autre que de la haine de soi-même, dirigée contre l’aiguillon insupportable qui l’exhorte en silence, et qui pourtant ne l’aiguillonne que par son existence, haine contre sa propre incomplétude, contre son propre ne-pas-encore. En raison de son unité intérieure, du fait que même dans l’étroitesse la plus étroite de sa judéité, l’Etoile de la Rédemption continue néanmoins de brûler, le juif fait sans qu’il le veuille honte au chrétien : il le pousse dehors et vers l’avant jusqu’à ce que le feu initial rayonne plénièrement jusqu’aux limites suprêmes de sentiment, un senti- ment qui a désormais tout oublié d’une totalité où il se trouverait fondu en un seul avec n’importe quel autre sentiment, par-delà tout sentir ; car c’est un sentiment qui en soi est déjà devenu bienheureux. Le point extrême du christianisme est cette perte plénière dans le sentiment individuel, cet engloutissement que ce soit dans l’Esprit divin, dans l’homme divin, dans le monde divin. Entre ces sentiments ne circule plus le circuit de l’acte ; ils sont déjà eux-mêmes par-delà tout acte. Cet évanouissement du sentiment est certainement nécessaire, exactement aussi nécessaire qu’au juif son étroitesse. Mais cette dernière se résout dans la vie juive elle-même, dans le sens d’une vie soumise à la Loi, un sens qui rachète le monde. Mais le premier, la perte du sentiment ne se résout plus en une vie quelle qu’elle soit, car il représente déjà un point extrême de l’expérience vécue. »

L’éternelle protestation du juif contre le Christ

« C’est pourquoi, si le chrétien n’avait le juif dans son dos, il se perdrait, où qu’il se trouve. De même que les trois Eglises qui en tout état de cause ne sont rien d’autre que l’enveloppe terrestre des trois sentiments ultimes dont il a été question, éprouvent leur communauté dans le juif : sans lui, elles en seraient tout au plus conscientes, mais ne la ressentiraient pas. Le juif impose à la chrétienté la conscience que cette satisfaction dans le sentiment lui demeure encore interdite. Le juif a sanctifié sa chair et son sang sous le joug de la Loi, aussi vit-il constamment dans la réalité du Royaume des cieux ; le chrétien apprend ainsi qu’il ne lui est pas permis, pour sa part, d’anticiper la Rédemption dans le sentiment. Au prix de la perte du monde non délivré, le juif s’approprie la vérité en anticipant la Rédemption : il punit ainsi les mensonges du chrétien ; celui-ci, dans sa marche conquérante à travers le monde non délivré, doit payer chaque pas en avant du prix de l’illusion. »

Les deux Testaments

« Cette relation, cette nécessité de l’existence ─ et tien de plus que cette existence ─ du judaïsme pour son propre devenir, la chrétienté en est elle aussi parfaitement consciente. Ce furent toujours les ennemis déguisés du christianisme, depuis les Gnostiques jusqu’à nos jours, qui ont cherché à lui enlever son ‘Vieux Testament’. Et certes, un Dieu qui serait pur Esprit, et non plus le Créateur qui donna sa Loi aux juifs, un Christ qui serait seulement Christ et non plus Jésus, et un monde qui ne serait plus qu’univers et dont le centre ne serait pas la terre sainte, se prêteraient sans mal à toutes les tentatives de déification et d’idolâtrie. Mais il n’y aurait plus rien en eux pour réveiller l’âme du rêve de cette déification, pour les ramener dans la vie non atteinte encore par la Rédemption ; l’âme non seulement se perdrait, mais elle demeurerait perdue. Et ce service, ce n’est pas la seule Bible qui le rendrait au christianisme, ou plutôt : ce service, le seul Livre le lui rend uniquement parce qu’il n’est pas un simple livre, mais que son être-plus qu’un livre trouve une vivante attestation à travers notre existence.. A tout instant, le Jésus historique doit retirer au Christ idéal le socle sur lequel ses adorateurs philosophiques ou nationalistes voudraient le placer, car une ‘idée’ se marie en fin de compte avec n’importe quelle sagesse et n’importe quelle autosuffisance en leur conférant leur auréole de sainteté propre. Mais le Jésus historique, c’est-à-dire Jésus le Christ au sens du dogme, n’est pas debout sur un piédestal, il chemine réellement sur les routes de la vie et il contraint la vie à s’immobiliser sous son regard. Il en va de même pour le Dieu ‘spirituel’ auquel croiraient volontiers et facilement tous ceux qui redoutent de croire en Celui ‘qui a créé le monde pour le gouverner’. Dans sa nature ‘spirituelle’, ce Dieu est un partenaire fort agréable qui abandonne le monde à notre libre disposition, ce monde qui justement n’est pas ‘purement spirituel’ et qui, par conséquent, s’il n’est pas de lui, pourrait bien venir en fin de compte du Diable. Et ce monde lui-même, combien on aimerait le considérer comme un univers et s’y tenir merveilleusement irresponsable, comme ‘un grain de poussière dans l’Univers’, plutôt que d’être son centre responsable, pivot autour duquel toutes choses tournent ou pilier solide sur lequel il repose. »

L’éternelle haine du chrétien envers le juif

« C’est toujours la même chose. Et comme le montre bien le combat toujours recommencé des Gnostiques, c’est l’Ancien Testament qui permet au christianisme de résister à ce danger qui lui est inhérent. Et c’est l’Ancien Testament uniquement parce qu’il n’est pas qu’un simple livre, les artifices de l’interprétation en viendraient à bout. De même que le Christ signifierait l’idée de l’homme, de même les juifs de l’Ancien Testament, si, comme le Christ, ils avaient disparu de la terre, signifieraient l’idée du peuple et Sion l’idée de centre du monde. Mais à une telle ‘idéalisation’ s’oppose la vitalité tenace et irréfutable du peuple juif, celle-là même dont témoigne la haine des juifs. Le Christ est-il plus qu’une idée. Nul chrétien ne peut le savoir. Mais qu’Israël soit plus qu’une idée, il le sait et il le voit. Car nous sommes vivants. Nous sommes éternels, et ce n’est pas à la façon d’une idée ; au contraire, si nous le sommes, nous le sommes avec une réalité plénière. Et c’est ainsi que nous sommes pour le chrétien ce dont par excellence il ne peut douter. A Frédéric le Grand qui l’interrogeait sur la preuve du christianisme, un pasteur pouvait répondre en toute logique : ‘Majesté, les juifs’. De nous, les chrétiens ne peuvent douter. Notre existence garantit leur vérité. Aussi est-il parfaitement logique, d’un point de vue chrétien, que Paul fasse demeurer les juifs jusqu’à la fin, jusqu’à ce que ‘la multitude des peuples soit entrée’[21], c’est-à-dire jusqu’au moment où le Fils rendra la royauté au Père. Le théologoumène [Dieu homme monde] qui vient des origines de la théologie chrétienne énonce ce que nous mettions en lumière : le judaïsme qui continue de vivre éternellement au long des siècles, le judaïsme, attesté par l’‘Ancien’ Testament et l’attestant lui-même par sa propre vie, le judaïsme donc est l’unique noyau [22] : ce centre incandescent alimente invisiblement les rayons qui deviennent visibles dans le christianisme et qui s’éparpillent pour entrer dans la nuit du pré-monde et du sous-monde du paganisme. »

Le sens de la vérification

« Devant Dieu, tous deux, juif et chrétien, sont par conséquent des ouvriers travaillant à la même œuvre. Il ne peut se priver d’aucun des deux. Entre eux, il a tout de même posé une inimitié, et néanmoins il les a liés ensemble dans la réciprocité la plus étroite. A nous, il a donné une vie éternelle en allumant dans nos cœurs le feu de l’Etoile de sa vérité. Les chrétiens, il les a placés sur la voie éternelle en leur faisant suivre les rayons de cette Etoile de sa vérité au long des siècles, jusqu’à la fin éternelle. Dans nos cœurs, nous pouvons ainsi contempler l’image fidèle de la vérité, mais pour cette raison nous nous détachons de la vie temporelle et la vie du temps se détourne aussi de nous. Eux, par contre, suivent le cours du temps, mais ils ont seulement la vérité derrière eux ; certes, ils sont guidés par elle, car ils suivent ses rayons, mais ils ne la voient pas de leurs yeux. Aussi la vérité, la vérité totale, leur appartient-elle aussi peu qu’à nous. Car nous aussi, nous la portons certes en nous, mais pour la voir nous devons commencer par abîmer notre regard dans notre propre intériorité, et là, nous apercevons certes l’Etoile, mais non…les rayons. Or la vérité totale supposerait que non seulement on voie sa lumière, mais encore qu’on soit éclairé par elle. Eux, en revanche, sont déjà déterminés de tout temps à voir ce qui est éclairé, mais non la lumière elle-même.

Ainsi n’avons-nous tous deux que part à la vérité. Cependant nous savons que c’est l’essence de la vérité que d’être en partage, et qu’une vérité qui n’est en partage à personne ne serait point une vérité ; même la vérité ‘entière’ n’est vérité que parce qu’elle est la part de Dieu. Que nous ne l’ayons qu’en partage ne porte donc nul préjudice ni à la vérité ni à nous. La vision immédiate de la vérité n’est donnée qu’à celui qui la contemple en Dieu. Mais c’est une vision pour la vie dans l’au-delà. Une vivante vision de la vérité, une vision qui soit en même temps vie : pour nous-mêmes, elle ne survient que lorsque nous nous abîmons dans notre propre cœur juif, et encore, là aussi, c’est seulement sous forme d’image et de reflet. Et pour eux, au nom de l’action vivante de la vérité, la vision vivante tout court leur est refusée. Aussi sommes-nous tous deux, eux comme nous et nous comme eux, des créatures, pour cette raison précisément que nous ne contemplons pas la vérité tout entière. Et pour cette raison précisément, nous restons dans les limites de la vie mortelle. Pour cette raison précisément…nous restons. »

C’est sur cette ‘vérification’ faite par Franz Rosenzweig que nous pouvons conclure, en prenant conscience que (dixit Stéphane Moses), « depuis la parution, il y a vingt ans, de l’Etoile de la Rédemption en traduction française, l’analyse de la pensée de son auteur s’est considérablement développée. Celle-ci avait d’abord été interprétée, surtout aux Etats-Unis et en Allemagne, comme une version religieuse de la philosophie de l’existence et comme une première tentative de mettre en lumière les convergences entre judaïsme et christianisme. C’est à Emmanuel Lévinas que l’on doit la redécouverte de la dimension proprement philosophique de cette pensée, et avant tout de l’importance, chez Rosenzweig, de la critique de l’idée de Totalité.

Après la domination, dans les années 1980 [23], de la critique du totalitarisme idéologique et politique, on voit se multiplier de par le monde les études sur les aspects spécifiquement philosophiques de la pensée de Rosenzweig, en particulier sur sa conception du temps et sur sa philosophie du langage. En France il convient de citer les travaux parus au cours de la dernière décennie [24] qui ont mis en lumière l’actualité d’une pensée qui n’a pas fini de surprendre, et qui n’a pas encore livré tous ses secrets. »

La lecture de Lévinas au sein du christianisme [25]

« C’est un fait qu’en Hollande, en Belgique, aux Etats-Unis, en Italie, en Amérique du Sud, l’œuvre d’Emmanuel Lévinas a trouvé beaucoup de lecteurs parmi les philosophes et les théologiens chrétiens, peut-être même le gros de ses lecteurs. Bien que son œuvre soit fondée sur une longue et solide tradition juive ─ même dans ses éléments les plus philosophiques ─, elle a impressionné nombre de chrétiens par le son familier qu’elle rendait, par son orientation, par son exigence.

La question ne laisse pas d’interroger : philosophe, juif, Lévinas a connu une lecture parallèle au sein du christianisme, et plus précisément occidental. Outre une marque d’universalité, peut-être faut-il y voir, aussi, la cristallisation d’un noeud où, à la fois se mêlent et se démêlent les fils d’une histoire adverse et commune. Pour saisir tous ces enjeux complexes, il faut revenir à Paris, dans les années 60, là où tout a commencé. Bernard Dupuy, prêtre dominicain, fut pendant de nombreuses années responsable des relations avec le judaïsme auprès de la conférence des évêques de France.

Totalité et Infini venait de paraître. ‘On était encore dans la période existentialiste raconte Dupuy. On traînait du Sartre, il y avait Jean Wahl. C’était assez important d’avoir une voix comme celle de Lévinas, qui était dans notre enseignement à nous, très bien accueillie. C’était la voix juive d’abord, une voix de croyant. Même si elle ne s’exprimait pas comme tel dans ses commentaires sur Husserl, c’était comme cela, transparent. On le lisait ainsi, comme je pense beaucoup de lecteurs juifs devaient l’approcher.’

Dupuy, appelé à donner des cours d’herméneutique et de critique biblique, se mit à l’étude de Buber, Rosenzweig, Lévinas. A l’occasion du deuxième colloque des intellectuels juifs, il découvrit le texte prononcé par Lévinas sur la pensée de l’auteur de l’Etoile de la Rédemption. Y figurait cette phrase, centrale : ‘Le judaïsme, c’est une catégorie d l’être’. Il n’y allait pas d’une religion parmi d’autres, de quelque chose de surimposé à la vie, mais d’une catégorie. Le mot frappa. ‘Il faut dire que cela résonne aux oreilles des chrétiens, dit, Dupuy, en dehors de toute idée de dialogue, de confrontation ou de polémique, bien entendu. D’abord les chrétiens l’emploient aussi. Pourquoi ? Parce qu’à la même époque, ils font une critique de la religion qui est un peu la même, qui procède de la volonté d’échapper à la science sociale des religions…Ce n’est pas très étonnant que l’idée de source biblique ait repris force dans le rapport judéo-chrétien dès cette époque-là. La revue de Buber, Der Jude, par exemple, avait voulu délibérément donner une part à des auteurs chrétiens dans cette entreprise, et il y en eut. Cela n’a duré que trois ans. Ils n’ont pas eu le temps de faire grand-chose, mais c’était quand même dans l’air du temps.’

De Corbeil où il enseignait dans une faculté de théologie proche de la ville, Dupuy fut nommé directeur du centre Istina à Paris. Il s’inscrivit à l’école Yavné, rue Claude-Bernard, pour des cours d’hébreu vivant, assista aux colloques d’intellectuels juifs où il fit la connaissance de Lévinas. Et, avec son accord, alla suivre les cours shabbatiques de Rachi à l’Enio, toutes les semaines pendant quatre ans. Là encore, la rencontre s’était opérée. »

Le périple sur les traces de Lévinas

« Paris, Louvain, Chicago : dans ce périple sur les traces de Lévinas, il y aurait bien d’autres stations. A l’exception d’un pays dont il jura, au lendemain de la guerre, qu’il ne franchirait plus ses frontières, l’Allemagne; Or, Bernhard Casper, à qui est dédié un des livres de la dernière période, A l’heure des Nations, avec ces mots :

‘Au professeur, théologien et philosophe, à l’ami de grand coeur et de haute pensée’, est allemand. Prêtre lui aussi, spécialiste de Rosenzweig, a fondé, à Augsburg d’abord, à Fribourg ensuite, un cercle d’étude de la phénoménologie française consacré essentiellement à Ricœur et à Lévinas. En réponse à une invitation à se. C’était même là l’essentiel. Un voeu religieux ? C’est la possibilité pour moi d’être au calme avec mon psychisme’. ‘J’ai naturellement respecté ce voeu’, confie aujourd’hui Casper.

En conséquence, les rencontres eurent donc lieu à la frontière suisse ou à la frontière hollandaise. A Bâle, à Wahlwiller, quelque fois à Paris, à Strasbourg ou à Aix-la-Chapelle. Ainsi, c’est dans un couvent de Hollande qu’eut lieu ce fameux débat sur judaïsme et christianisme en mai 1986, avec l’évêque d’Achen, Klaus Hemmerle, où Lévinas expliqua le fond de sa pensée, en une sorte de confession où le nom de Rosenzweig n’était pas absent dans le récit de son évolution. Il raconta d’abord ses années d’enfance lituaniennes, ses premières approches de l’histoire du christianisme, de l’Inquisition, des Croisades, sa lecture de l’Evangile et l’anti- thèse qu’il y trouva d’abord. Et il poursuivit : ‘Le pire, c’était que ces choses effroyables, de l’Inquisition et des croisades, étaient liées au signe du Christ, à la Croix. Cela paraissait incompréhensible et demandait explication. A cela s’ajoute le fait que, à proprement parler, le monde ne se trouvait pas changé par le sacrifice chrétien. Chrétienne, l’Europe ne pouvait rien pour redresser les choses. Ni par ce que les chrétiens faisaient en tant que chrétiens, ni par ce qui dans le christianisme aurait dû dissuader les hommes d’accomplir certains actes. C’est la première chose que je dois dire. Et cela reste très vivace en moi ; la lecture de l’Evangile fut toujours compromise à mes yeux ─ à nos yeux ─ par l’Histoire’.

Il évoqua ensuite la Shoa, la découverte de l’indifférence du monde, mais aussi le refuge que la soutane offrit à son épouse et à sa fille. Il parla de l’Etoile de la Rédemption et de la possibilité ouverte, encore avant la guerre, par Rosenzweig de penser la vérité comme se donnant sous deux formes, la juive et la chrétienne, ‘sans compromis ni trahison’. Et il finit par une histoire, celle de Hannah Arendt, racontant, quelques années avant sa mort, sur une radio française qu’enfant, dans son Koenigsberg natal, elle fut amenée à confier au rabbin chargé de son instruction religieuse :’Vous savez, j’ai perdu la foi !’ Et le rabbin de répondre : ‘Mais qui vous la demande ?’ Lévinas concluait : ‘La réponse était carctétistique. Ce qui importe ce n’est pas la foi, c’est le faire. Faire, cela signifie certes le comportement moral, mais aussi le rituel. Du reste croire et faire sont-elles des choses différentes ? Que signifie croire ? De quoi est faite la foi ? De paroles ? D’idées ? De convictions ? De quoi croyons-nous ? De tout le corps ? De tous les os (Ps. 35,10) ? Le rabbin a voulu dire : ‘Le bien-faire est l’acte même de croire’. C’est là ma conclusion. »

« Bernhard Casper ne vit donc jamais Lévinas en Allemagne, mais ce fut en allemand qu’il filma et enregistra au domicile du philosophe, rue Michel-Ange, un entretien avec lui pour la télévision de Baden-Baden. Il fut diffusé à deux reprises. Depuis le début des années 80, une bonne partie de son oeuvre avait été traduite en allemand. La réception en milieu chrétien, une fois de plus fut particulièrement marquante. ‘C’est que nous avons besoin d’autres approches pour interpréter les Ecritures, confie Casper. Par sa pensée propre, Lévinas peut ouvrir des chemins vers la vérité de la foi. Et puis, d’autre part, pour le christianisme au XXe siècle, la honte de l’holocauste est très grande, et nous cherchons un chemin qui puisse nous mener vers un voisinage avec les juifs, sur le plan religieux’. »

Un cardinal phénoménologique

« Telle fut l’expression qu’utilisa Emmanuel Lévinas pour évoquer le pape Jean-Paul II lors d’un congrès organisé par l’Association des écrivains catholiques et qui se tint au Sénat le 23 février 1980. Il avait pour thème la ‘pensée philosophique de Jean-Paul II’.

Lévinas choisit de procéder sous forme de notes successives, avec ce préambule : ‘Je n’ai pas à traiter ici les problèmes qui concernent les messages de Sa Sainteté Jean-Paul II, je me permets quelques remarques sur la pensée philosophique de son Eminence le cardinal Wojtyla.’

Il souligna d’abord l’‘extrême fidélité’ à la norme du discours philosophique, ‘la persistance de l’analyse dans un langage qui maintient avec rigueur, dans la lumière naturelle et qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, se méfie de l’éclairage théologique’, et ajouta, non sans humour : ‘J’avoue que, respectueux de la même norme, je me permets cependant, dans mes modestes essais, de recourir, plus souvent que le cardinal, au verset et à son herméneutique.’

Husserl était aussi au cœur de ce dialogue. De formation philosophique, Karol Wojtyla avait soutenu sa thèse, en 1959, sous la direction de Roman Ingarden, sur Max Scheler. Il avait enseigné Husserl et Scheler à l’université de Lublin, avait également participé à des rencontres phénoménologiques, dont l’une mérite d’être contée parce qu’elle fut l’occasion de la première rencontre, indirecte, avec Emmanuel Lévinas. Anna-Teresa Tyminiecka, d’origine poilonaise, en fut l’intermédiaire.

Anna-Teresa, lors de ses études à Fribourg, avait connu Lévinas lorsqu’il enseignait le Talmud à la faculté de théologie. Quand elle projeta de tenir la première conférence européenne de l’Institut [26] qu’elle avait fondé dans le Massachusetts, elle souhaita que Lévinas en assumât la présidence. Elle vint le voir pour obtenir son accord, et la conférence eut lieu à Fribourg en avril 1975. Deux ans plus tard, une seconde conférence de l’Institut devait se tenir à Paris. Anna-Teresa invita le cardinal Wojtyla à présenter une allocution, mais pour des raisons qui lui étaient propres, il ne fut pas en mesure d’assister à la session. Comme Lévinas coprésidait, il lui revint de lire le texte dactylographié et envoyé par le cardinal. Ce qu’il fit consciencieusement et dont il se souvint toujours avec un mélange de fierté et de malice.

Plus tard, lors d’un colloque international à Paris, en juin 1983, à l’occasion des soixante dix ans de Paul Ricoeur, Anna-Teresa allait revenir sur cet épisode et sur les relations entre le philosophe et le cardinal devenu pape : ‘Lors des nombreuses discussions que j’ai eues avec Lévinas au cours de mes visites à Paris, son intérêt pour Karol Wojtyla m’a paru évident. J’ai compris que, derrière cet intérêt, il n’y avait pas seulement le respect pour sa vision religieuse et son autorité, mais le fait que dès le début de son pontificat, sa conception de l’être humain comme une ouverture sur le divin était bien en résonance avec la vision morale du ‘face à face’ de Lévinas.’ Et elle ajoutait : ‘Cette appréciation s’est révélée mutuelle. Le cardinal a beaucoup entendu parler de Lévinas par moi, au long des cinq années où nous nous voyions avant qu’il ne devienne pape. Il a lu quelques écrits de lui. Ainsi a-t-il été parmi les premiers philosophes à être invité aux réunions philosophiques papales de Castel Gandolfo.’

D’une façon plus précise encore qu’Anna-Teresa, une des anciennes étudiantes de Lévinas, Agnès Kalinowska, filleule du pape, avait servi de trait d’union entre les deux hommes. Venue en France poursuivre ses études, elle avait intégré l’Ecole normale supérieure de Paris. En 1975, elle s’était inscrite à la Sorbonne, au séminaire de Lévinas sur le conseil de son père.

Lévinas s’était montré ‘attentif et accueillant’ à son égard. Une correspondance s’en était suivie pendant l’été 1975, à laquelle succédèrent de premières rencontres à l’automne, puis des rencontres régulières.

‘On se croisait à la Sorbonne. On prenait un pot dans un café à proximité.’ Ils bavardaient de tout, avec deux sujets de prédilection, le monde slave, russe et polonais, ainsi que l’exégèse des textes bibliques.

Quelques formules lui reviennent : ‘Il ne faut pas être idolâtre de Dieu.’ ou encore : ‘Il ne faut pas brader l’humain ; de l’humain, on passe très vite à Dieu. D’ailleurs, c’est cela l’incarnation.’

En 1977, le cardinal Wojtyla accomplit une visite à Paris. Se rendant en voiture avec sa filleule de Paris à Orsay, il lui confia son admiration pour l’œuvre de Lévinas. ‘Il y a deux grands philosophes qui relèvent de la sphère religieuse : Lévinas et Ricœur.’

Agnès en fut surprise et confortée. Tel était en effet le sentiment qu’elle éprouvait pour Lévinas.

Un an plus tard, le cardinal devint le pape Jean-Paul II. Lors de sa première visite à Paris, en mai 1980, avant de recevoir les représentants des confessions chrétiennes non catholiques et de se rendre à l’Elysée où l’attendait le président Giscard d’Estaing, le Souverain Pontife réunit à un petit déjeuner, organisé à la nonciature, une quinzaine d’intellectuels dont il avait lui-même dressé la liste. Convié par le Souverain Pontife, Lévinas prit l’initiative d’inviter Agnès à l’accompagner. ‘Ce fut une pure gentillesse de sa part et ce fut très enrichissant pour moi’, raconte-t-elle. Elle se souvient que, dans cet aréopage de personnalités choisies, tout le monde était un peu impressionné, personne n’osait se mettre en avant, et Lévinas se trouva très vite sur la sellette.

‘Le Saint-Père a l’habitude de ne pas parler beaucoup lui-même. Il aime bien que les gens parlent. Il aime bien les écouter. Du coup, il m’a interpellée. J’étais probablement la seule personne qu’il connaissait dans l’assistance. A ce moment-là, j’ai refilé le bébé à Lévinas. Girard s’en est mêlé, et il a été question un moment de la notion de sacrifice. Mais j’ai bien l’impression que la conversation entre Jean-Paul II et Lévinas a occupé une bonne partie du petit déjeuner.

Par la suite, confie Agnès [27], les choses se sont faites un peu sans moi. Lévinas a laissé les liens se développer. Il me disait ses impressions à titre amical. Il était content du point de vue relationnel, et sur le plan philosophique semblait heureux. C’était quelqu’un de positif, ouvert, et qui voyait toujours le bon côté des choses’. 

Les rencontres de Lévinas avec le pape continuèrent. A partir des années 80, il fut invité plusieurs fois à Castel Gandolfo, résidence papale d’été située dans les environs de Rome.

L’idée de ces réunions visait à mettre en relations des chercheurs et des philosophes des deux côtés de l’Europe, divisée alors par le rideau de fer, autour d’un ‘Institut des sciences de l’homme’ basé à Vienne. Au départ, l’Institut chercha surtout à promouvoir des visites d’intellectuels polonais, en passant par la capitale autrichienne, lieu traditionnel d’échange entre le monde soviétique et le monde occidental. C’est ainsi qu’on y vit beaucoup le professeur Michalski, qui devait devenir le directeur du centre de Vienne, ou Lezlëk Kolakowski, l’historien du marxisme. Puis le cercle s’élargit. Parmi les membres français du comité scientifique de l’Institut, figurèrent Paul Ricœur, Emmanuel Leroy-Ladurie, et Emmanuel Lévinas. Tous les deux ans, au mois d’août, Jean-Paul II, qui s’était impliqué et avait manifesté son soutien au projet, tenait des séminaires où les participants étaient invités à soumettre leurs réflexions sur des thèmes préalablement choisis. Le premier séminaire eut lieu en 1983, sur le thème : ‘L’image de l’homme dans la perspective des Sciences modernes.’ Comme le rapporte Ricœur, Jean-Paul II se dira réjoui, de prendre ses repas entre un philosophe protestant et un philosophe juif. »

Lévinas, admirateur de Rosenzweig ! Est-ce l’unique qualificatif qui convient ? A bien considérer ce qui vient d’être ‘dévoilé’, certainement pas. La philosophie qu’il nous a léguée se situe dans la droite ligne de celle que Rosenzweig avait prônée et plus qu’ébauchée. Pour le siècle récemment achevé, Lévinas est bien le philosophe de la « vision du monde » qui était attendu.

La question qui se pose à nous est celle de l’enseignement de cette philosophie, dont on peut craindre qu’il reste confidentiel. L’avenir est déjà bien compromis, à moins que, sans tarder, d’autres reconnaissent cette veine et projettent de la faire fructifier.

Comment comprendre enfin que dans le « Larousse » en dix volumes (du moins dans l’édition de 1960 qui est mienne), le nom de Rosenzweig ne soit même pas mentionné ? Il y a pourtant beaucoup à apprendre de lui, notamment les trois instruments de la pensée philosophique [les organon(s)], que sont la mathématique, la grammaire et la liturgie : message adressé à vous, lecteurs, pour « donner à voir » !



[1] Deuxième édition en langue française au Seuil, juin 2003.(1ère édition en 1982)
[2] Franz Rosenzweig a vécu de 1887 à 1929. Il a fait ses études de médecine en 1903 puis d’histoire en1907. Il a subi l’influence de Meinecke, historien ‘nationaliste’ par qui il a connu la pensée politique de Hegel. Il est sur le front des Balkans de 1916 à 1918. Touché en 1922 par une grave maladie qui le prive de parole, puis le paralyse entièrement, ses facultés intellectuelles restent cependant intactes. A partir de 1924, il entreprend la traduction de la Bible avec Martin Buber. Il mourut en 1929, ignoré, comme son œuvre, de ses contemporains. Quatre ans plus tard, l’avènement du nazisme allait marquer la fin du judaïsme allemand, qui, de Moses Mendelssohn à Martin Buber, en passant par Heine et Kafka, Marx et Freud, Einstein et Schönberg, avait apporté à la civilisation de l’Europe moderne une contribution si exceptionnelle.
[3] Le titre du livre en langue allemande est Der Stern der Erlösung.
[4] Telles sont les cinq dernières lignes :

Mais pour quelle destination
s’ouvrent les battants
du porche? Tu ne le
sais pas ? Pour
la vie.

[5] Hegel vécut de 1770 à 1831.
[6] A propos de Iéna, il y a une curieuse coïncidence de dates : celle de la victoire napoléonienne de 1806, et celle de la nomination d’Hegel comme ‘maître de conférences’(1805) à l’université de cette ville allemande.
[7] Dès 1916, Rosenzweig avait écrit que, depuis la Révolution française, tous les peuples occidentaux se pensent, de manière plus ou moins consciente, comme porteurs d’une mission universelle.
[8] On a vu cette thèse de l’identité fondamentale de l’Etre et de la Pensée, culminer dans l’idéalisme allemand.
[9] Cette thèse tendait à considérer l’histoire sous la forme fatale du combat pour la liberté, de l’oppression subie et d’un état jamais tout à fait supprimé de non-liberté. L’essence immuable de l’histoire paraît plutôt consister en ce que la conscience de l’homme en tant qu’homme est libre et constamment en train de s’actualiser (telle est la contradiction dialectique).
[10] Cet ouvrage, longuement mûri entre 1916 et 1918 alors que Rosenzweig était soldat dans les Balkans, fut écrit en 6 mois à partir de 1918. Il ne parut qu’en 1921, et, à cette date passa pratiquement inaperçu.
[11] Cette thèse sur la pensée politique de Hegel constituera un chapitre d’un ouvra- ge qui ne sera publié qu’en 1920 (Hegel et l’Etat), à un moment où Rosenzweig a déjà pris ses distances par rapport à cette œuvre.
[12] Kierkegaard vécut de 1813 à 1855.
[13] Schopenhauer vécut de 1788 à 1860.
[14] Nietzsche vécut de 1844 à 1900.
[15] Kant vécut de 1724 à 1804.
[16] Schelling vécut de 1775 à 1854.
[17] Sans virgules en allemand.
[18] Lieux virtuels pour situer le commencement de notre savoir.
[19] Il est important de savoir pour la suite, que Rosenzweig, au cours des quatre années qui précédèrent 1914, fut en proie à des débats intérieurs suite à une confrontation avec ses cousins convertis au christianisme, H. et R. Ehrenberg, et surtout avec Eugen Rosenstock. « Conversion » du scepticisme et décision de se convertir au christianisme, puis décision de demeurer juif, après avoir assisté à l’office de Yom Kippour dans une petite synagogue de Berlin.
[20] Dieu Esprit, royauté du Fils, Dieu tout en tout à la fin des temps.
[21] Cf. Rm, 11,25.
[22] Ce qui se joue entre l’homme juif et la Loi juive, ce n’est rien moins que le processus de la Rédemption embrassant Dieu, le monde et l’homme.
[23] Suite à la parution des travaux d’Hannah Arendt.
[24] Par Gérard Bensussan : Franz Rosenzweig, Existence et philosophie, PUF, 2000 ─ Le Temps messianique, Temps historique et Temps vécu, Vrin 2001─ Foi et savoir. Autour de l’Etoile de la Rédemption, (en collaboration avec Marc Crépon et Marc de Launay) Vrin 2001.
Par Catherine Chalier : Pensées de l’éternité. Spinoza, Rosenzweig, Cerf 1993.
Sont parus dans différentes revues des écrits de Guy Petitdemange, Pierre Bouretz, Jacques Derrida, Jean-Luc Marion, Paul Ricoeur.
[25] Les paragraphes qui suivent sont extraits de la biographie écrite par Salomon Malka : Emmanuel Lévinas, la vie et la trace, J.C. Lattès, octobre 2002.
[26] “World Institute For Advanced Phenomenological Research and Learning”.
[27] Salomon Malka a reçu toutes ces confidences de la bouche même d’Agnès Kalinowska qu’il a tenu à rencontrer pour écrire son livre. Aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années, « la jeune fille de la Sorbonne », après son mariage, a été nommée maître de conférences à l’université de Metz. « Ayant quitté le champ de la Bible hébraïque, elle s’est orientée vers l’exégèse des Evangiles.»


Date de création : 23/10/2005 - 13:48
Dernière modification : 30/12/2006 - 13:49
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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