Se rapporter à l’absolu en athée, c’est accueillir l’absolu épuré de la violence du sacré.   E. Levinas, Totalité et Infini

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AU DELA DU SENS COMMUN

avec Emmanuel Lévinas

SOMMAIRE
INTRODUCTION

[Thème général de DE L’EXISTENCE A L’EXISTANT]

I. LA RELATION AVEC L’EXISTENCE ET L’EXISTANTLa relation avec l’existence La fatigue et l’instant

II. LE MONDE

Les intentions

La lumière

[Paragraphe de transition]

III. EXISTENCE SANS MONDE

L’exotisme

Existence sans existant

[Paragraphes de transition]

IV. HYPOSTASE

L’insomnie

La position

Vers le temps

CONCLUSIONS

[Index alphabétique et Index des personnes citées]

INTRODUCTION

AU-DELA DU SENS COMMUN ! Qu’entend-on par cette appel- lation ? Pour éviter toute contestation qui pourrait survenir d’un avis personnel, rapportons nous, sans hésitation, au « Dictionnaire philosophique portatif »[1], de Voltaire :

« Il y a quelquefois dans les expressions vulgaires une image de ce qui se passe au fond du cœur de tous les hommes ? Sensus communis signifiait chez les Romains non seulement sens commun, mais humanité, sensibilité. Comme nous ne valons pas les Romains, ce mot ne dit chez nous que la moitié de ce qu’il disait chez eux. Il ne signifie que le bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l’esprit…Mais d’où vient cette expression, si ce n’est des sens ? Les hommes, quand ils inventèrent ce mot, faisaient l’aveu que rien n’entrait dans l’âme que par les sens ; autrement, auraient-ils employé le mot de sens pour signifier le raisonnement commun ?

On dit quelquefois : ‘Le sens commun est fort rare’ ; que signifie cette phrase ? Que dans plusieurs hommes la raison commencée est arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés ; que tel homme qui juge très sainement dans une affaire, se trompera toujours gros- sièrement dans une autre…

Comment cet étrange renversement d’esprit peut-il s’opérer ? Comment des idées, qui marchent d’un pas si régulier et si ferme dans la cervelle sur un grand nombre d’objets, peuvent-elles clocher si misérablement sur un autre mille fois plus palpable et plus aisé à comprendre ? Cet homme a toujours en lui les mêmes principes d’intelligence ; il faut donc qu’il y ait un organe vicié, comme il arrive quelquefois que le gourmet le plus fin peut avoir le goût dépravé sur une espèce particulière de nourriture. »

Nous accepterons donc ce sens « de plus communément admis », sans aucune connotation péjorative, en faisant remarquer au passage que les proverbes dont notre langue n’est pas avare, figurent en bonne place dans l’expression de ce sens commun. Il ne faut voir là qu’un usage pour signifier telle ou telle vérité éprouvée ; encore faut-il qu’ils ne viennent pas buter sur des messages contraires issus du même domaine proverbial.

Il est peu de dire qu’il existe un écart important entre l’expression de nos modes de pensée habituels et celle de penseurs plus avertis. Convaincu par les œuvres d’Emmanuel Lévinas de l’intérêt qu’il y aurait à mettre en évidence ce « grand écart », la recherche qui suit est faite tout particulièrement à l’adresse de jeunes lecteurs à partir des sujets traités dans ─ De L’Existence à l’Existant ─ publié en 1947.

Ils sont abordés selon trois plans successifs qui vont de la définition (généralement brève) donnée par le Petit Larousse, aux écrits philosophiques de Lévinas, en passant par les considérations habituelles du sens commun.

Pourquoi avoir retenu ce philosophe plutôt qu’un autre ? Parce que les qualités qui ont été mises en évidence par sa collaboratrice qui l’a accompagné fidèlement pendant plus de vingt cinq ans[2], sont particulièrement édifiantes : « C’’était quelqu’un qui vivait sa philosophie dans sa vie de tous les jours . Il n’était pas différent dans son attitude. Il avait un humanisme, ou une humanité, je ne sais pas comment il faut dire, très remarquable . Il vivait la vie des autres. »

L’option retenue qui correspond à l’entrée dans la pensée d’un seul auteur, est généralement plus fructueuse que celle résultant d’une compilation de citations glanées au hasard des lectures. On gagne à découvrir la démarche suivie et on s’approprie plus aisément les tournures de phrases et le vocabulaire, sachant que l’acquisition de notions complémentaires peut s’avérer indispensable.

Il apparaîtra bien vite au lecteur que le passage du Petit Larousse au sens commun est sans problème ; en revanche, celui qui conduit du sens commun à l’expression de la pensée philosophique est rude. Mais l’essentiel est ailleurs !Le passage du mot à son arrière-plan philosophique reste impro- bable et, en tout cas mal assuré, si le passeur fait défaut. Dans le parcours (j’allais dire l’ascension !) qui commence, la présence d’Emmanuel Lévinas a de quoi rassurer et l’on est très rapidement convaincu de la richesse de ses apports.

Thème général de DE L’EXISTENCE A l’EXISTANT.

Ce thème est indiqué par l’auteur au début de la PREFACE A LA DEUXIEME EDITION :

« L’il y a, par nous décrit en captivité[3] et présenté dans cet ouvrage paru au lendemain de la Libération, remonte à l’une de ces étranges obsessions qu’on garde de l’enfance et qui reparaissent dans l’insomnie quand le silence résonne et le vide reste plein.

Les énoncés qui se greffent sur le thème central de l’il y a et même les conclusions qui les achèvent dans ce livre de 1947, conservent, à leur niveau, leur sens. Il est probable néanmoins qu’ils décident, parfois prématurément, des possibles que cette notion comporte. Qu’il soit donc permis d’indiquer les éléments auxquels, dans ces développements, on attache, encore aujourd’hui une certaine importance. Ce sont, dans les textes de la première partie de l’ouvrage où est tentée une phénoménologie de la paresse, de la fatigue, de l’effort, certains traits marqués par le caractère désertique, obsédant et horrible de l’être, entendu selon l’il y a ; mais c’est surtout la description de cet il y a même et l’insistance sur son inhumaine neutralité. Neutralité à surmonter déjà dans l’hypostase où l’être, plus fort que la négation, se soumet, si on peut dire, aux êtres, l’existence à l’existant. C’est cette hypostase, cette position qu’essaient d’approcher dans « De l’existence à l’existant » la plupart des descriptions. »

« Ce travail, comme l’auteur le précise dans l’Introduction, s’arti- cule de la manière suivante :

 Il cherche à approcher l’idée de l’être en général dans son imper- sonnalité pour analyser ensuite la notion du présent et de la position où, dans l’être impersonnel surgit, comme par l’effet d’une hypostase[4], un être, un sujet, un existant. Mais ces questions n’ont pas été posées à partir d’elles-mêmes. Elles nous semblent procéder de certaines positions de l’ontologie contemporaine qui a permis de renouveler la problématique philosophique.

Le renouveau de l’ontologie dans la philosophie contemporaine n’a plus rien de commun avec le réalisme. La recherche ne suppose pas une existence du monde extérieur et de son primat par rapport à la connaissance. »

D’une façon très précise Emmanuel Lévinas fait surgir l’existant de l’existence par la stance (position et évènement de l’instant). D’après lui :

« Dans la position, dans la relation qu’elle établit avec le lieu, dans l’ici, nous aurons l’événement par lequel l’existence en général, anonyme et inexorable, s’ouvre pour laisser place à un domaine privé, à une intériorité, à l’inconscient et au sommeil et à l’oubli auxquels la conscience, toujours réveil, rappel et réflexion est adossée. L’événement de l’instant, la substantivité, contient la possibilité d’exister au seuil d’une porte derrière laquelle on peut se retirer. » Ainsi parvient-on à s’arracher à la fatalité de l’existence anonyme.

I. LA RELATION AVEC L’EXISTENCE ET L’INSTANT

LA RELATION AVEC L’EXISTENCE

Si à brûle-pourpoint je pose la question : « pour vous, qu’est-ce qu’exister ? » vous êtes plus interloqués qu’embarrassés, tant la réponse vous paraît évidente ; inutile de recourir au dictionnaire, c’est « avoir une réalité », c’est « être », tout simplement.

Et comme j’ai pensé qu’ Emmanuel Lévinas ne s’en tiendrait pas là, je l’ai interrogé et me suis vu répondre :

Existant (L’)

(comme glissement de la pensée du verbe exister)

« Il y a comme un vertige pour la pensée à se pencher sur le vide du verbe exister dont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient intelligible que dans son participe - l’existant - dans ce qui existe. La pensée glisse insensiblement de la notion d’être en tant qu’être, de ce par quoi un existant existe - à l’idée de cause de l’existence, d’un ‘étant en général’, d’un Dieu, dont l’essence ne contiendra à la rigueur que l’existence, mais qui n’en sera pas moins un ‘étant’ et non pas le fait ou l’action, ou l’événement pur ou l’œuvre d’être. Celle-ci sera comprise dans sa confusion, avec l’ ‘étant’. »[15(6 à 17) + 16(1-2)][5]

Ne s’agit-il pas ici d’un effet déterminant de la « spiritualité humaine » ? Mais, au fait, que savez-vous d’elle ? vous me répondrez sans doute, après avoir conforté votre idée par la défini- tion du Petit Larousse, qu’il s’agit, pour l’homme des contacts qu’il entretient avec les choses du domaine de l’esprit.

C’est un peu court, jeune(s) homme(s), voyez plutôt Lévinas :

 « La spiritualité humaine ne réside pas dans notre relation avec les choses qui composent le monde, mais est déterminée par une relation qui, de par notre existence, nous entretenons d’ores et déjà avec le fait même qu’il y a de l’être[6], avec la nudité de ce simple fait.» [18(25) + 19(1 à 5)]

C’est évidemment E. Lévinas qui a le mérite de nous le faire comprendre, en développant sa pensée sur l’il y a..

Il y a (L’)

(comme motif de vigilance vis à vis de l’être)

« L’être auquel la disparition du monde nous rend vigilants n’est pas une personne ni une chose, ni la totalité des personnes et des choses. C’est le fait qu’on est, le fait qu’il y a. »[26(15 à 19]

(L’être entendu selon)

La dualité de l’existence et de l’existant est certes paradoxale - puisque ce qui existe ne peut rien conquérir s’il n’existe pas déjà. Mais la vérité de cette « dualité », l’accomplissement de cette conquête sont attestés par certains moments de l’existence humaines où l’adhérence de l’existence à l’existant apparaît comme un clivage.

Le contact de la lumière, l’acte d’ouvrir les yeux, l’illumination de la simple sensation, sont apparemment en dehors de la relation, ne s’articulent pas comme réponses à des questions. La lumière illumine et est apparemment comprise, elle est le fait même de la compréhension. Mais à l’intérieur de cette corrélation naturelle entre nous et le monde, par une espèce de dédoublement, s’affirme une question : l’étonnement devant cette illumination. L’étonne- ment que Platon pose au début de la philosophie et qui est un étonnement devant le naturel et l’intelligible. C’est l’intelligibilité même de la lumière qui est quelque chose d’étonnant : la lumière est doublée de nuit.

L’étonnement ne se produit pas par rapport à un ordre quelconque plus naturel que la nature, mais uniquement devant l’intelligible même. Son étrangeté, pourrions-nous dire, tient à son fait même ; au fait qu’il y a de l’existence. Elle est donc une manière de l’assumer. C’est pourquoi la question de l’être : qu’est-ce que l’être ? n’a jamais comporté de réponse. L’être est sans réponse.» [27(12 à 29) + 28(1 à 13)]

Poursuivant l’examen de notre relation avec l’existence, Lévinas aborde en tout premier lieu les formes concrètes de l’adhésion de l’existant à l’existence où déjà s’esquisse leur séparation.

 

Vie

(Lutte pour la)

« A l’égard de son existence, comme E. Lévinas l’a bien vu, l’homme est en mesure de prendre une attitude. Déjà dans ce qu’on appelle la lutte pour la vie, par delà les choses susceptibles de satisfaire les besoins que cette lutte se propose de conquérir, il y a l’objectif de l’existence elle-même, de l’existence pure et simple, la possibilité pour l’existence pure et simple de devenir un objectif. Jusqu’alors, l’existence, dont l’être était pourvu par décret divin quand il ne la tirait pas de son essence, lui appartenait d’une manière quasi-insensible et naturelle. Que cette appartenance soit la lutte même de la vie, voilà l’idée nouvelle et fondamentale[7][29(1 à 8 + 17 à 22)]

Mais il est un révélateur que Lévinas a su mettre à profit ; très opportune, en effet, s’est avérée la saisie de l’existence dans des évènements de refus se produisant dans certains phénomènes antérieurs à la réflexion ; il s’agit de la lassitude et de la paresse qui, toutes deux, doivent leur réalité au recul qu’elles opèrent devant l’existence.

Lassitude

Le Petit Larousse la définit comme une « fatigue résultant d’un travail excessif du corps ou de l’esprit ». Le sens commun y ajoute la touche d’un psychisme dégradé. C’est le plus souvent pour lui un jugement sur le mal d’être, jugement coloré d’une tonalité affec- tive, d’un « contenu » de lassitude : je suis las de n’être pas considéré, las de mon entourage, las de la monotonie de mon travail,

quelque fois las aussi de moi.

E. Lévinas, quant à lui, envisage la lassitude sous trois aspects :(comme rappel d’un engagement à exister)

« L’existence dans la lassitude est comme un rappel d’un engage- ment à exister, de tout le sérieux, de toute la dureté d’un contrat irrésiliable. Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer. En dépit du faux sourire du sceptique général qui s’abstient d’agir et d’aspirer après avoir mis en suspens ses jugements, l’obligation du contrat s’impose comme un ‘il faut’ inévitable. Présent comme une âme au fond de la nécessité d’agir et d’entreprendre, il lui donne son accent. »[31(21 à 29) + 32(1-2)]

(comme besoin d’évasion)

« C’est de cette obligation dernière que la lassitude est cependant un impossible refus. C’est de l’existence même et non de l’un de ses décors, dans la nostalgie d’un ciel plus beau, que dans la lassitude nous voulons nous évader. Evasion sans itinéraire et sans terme, elle n’est pas pour accoster quelque part. Comme pour les vrais voyageurs de Baudelaire, il s’agit de partir pour partir. »[32(2 à 10)]

(comme refus d’exister)

« Avant tout jugement [sur le bien ou le mal d’être], se lasser de tout et de tous, c’est abdiquer l’existence. Le refus est dans la lassitude ; la lassitude par tout son être accomplit ce refus d’exister ; elle n’est que par lui ; elle est, si on peut dire la manière même dont le phénomène du refus d’exister peut s’accomplir, tout comme dans l’ordre de l’expérience, la vision seule est appréhen- sion de la lumière, l’audition seule perception du son»[32(19 à 27)]

Paresse

A en croire le Petit Larousse, c’est un vice qui éloigne du travail et de l’effort. Le synonyme cité est la fainéantise. Pour le sens commun, elle est plus volontiers un défaut plus ou moins viscéral, qui se manifeste dans l’oisiveté et, dans sa forme la plus atténuée, dans le repos.

 E. Lévinas s’élève contre ce ‘contenu’ : « La paresse n’est ni l’oisiveté, ni le repos. Elle comporte, comme la fatigue, une attitude à l’égard de l’acte. Mais elle n’est pas une simple indécision, un embarras de choix. Elle ne ressort pas d’un défaut de délibération, car elle ne délibère pas sur la fin. Elle se place après l’inten- tion. »[32(28) + 33(1 à 5)]

L’auteur considère ensuite la paresse sous ses divers aspects :

(comme une certaine aversion pour l’effort)

« Comme le fameux exemple de William James, elle se trouve entre le devoir clair de se lever et la pose du pied sur la descente de lit. Mais elle n’est pas non plus impossibilité matérielle d’exécuter un acte, passant nos forces, ni la conscience de cette impossibilité, puisqu’elle peut être surmontée et puisque la certitude de cette possibilité fait la mauvaise conscience de la paresse[8]. Elle est certes dans un certain sens une aversion pour l’effort, mais dans quel sens ? »[33(5 à 15)]

(dans l’accomplissement du commencement)« La paresse est essentiellement liée au commencement de l’acte : se déranger, se lever. ‘Oh ! ne le faites pas lever ! c’est le naufrage’, dit Rimbaud des « Assis » qui suppurent la paresse essentielle et désespérée. La paresse se rapporte au commencement comme si l’existence n’y accédait pas d’emblée, mais la prévivait dans une inhibition.

La paresse est une impossibilité de commencer ou, si l’on préfère, elle est l’accomplissement du commencement. Elle peut être inhérente à l’acte en train de se faire ; c’est qu’alors précisément l’exécution se déroule sur une route mal pavée, cahotée par les instants dont chacun est un recommencement - la besogne ne marche pas, ne colle pas, apparaît dans une discontinuité qui est peut-être sa nature même.»[33(22 à 28) + 34(5 à 13)]

 (comme difficulté de commencer pour de bon)

« Dans l’instant du commencement, il y a déjà quelque chose à perdre, car quelque chose est déjà possédé, ne fût-ce que cet instant lui-même. Le commencement n’est pas seulement, il se possède dans un retour sur lui-même.

C’est en tant qu’il s’appartient qu’il se conserve, qu’il devient lui-même un substantif, un être. Par là aussi, il est essentiellement besogne. Il est souci de lui-même. Le souci n’est pas comme le pense Heidegger, l’acte même au bord du néant ; il est au contraire imposé par la solidité de l’être qui commence et qui est déjà embarrassé par le trop-plein de lui-même. Il possède des richesses qui sont source de souci, avant d’être source de jouissance.

Commencer pour de bon, c’est commencer en se possédant ina- liénablement. C’est donc ne pas pouvoir revenir en arrière. C’est s’embarquer et couper les amarres. Dès lors il faut courir l’aventure jusqu’au bout. »[35(25 à 29) + 36(1 + 11à 27)]

(comme recul devant l’acte)

« Interrompre ce qui a été vraiment commencé est une manière de le terminer sur un échec et non pas abolir le commencement. L’échec fait partie de l’aventure.

Ce qui a été interrompu ne sombre pas dans le néant comme le jeu[9]. C’est dire que l’acte est l’inscription même dans l’être. Et la paresse en tant que recul devant l’acte est une hésitation devant l’existence, une paresse d’exister. »[36(27 à 29) + 37(1 à 6)]

(comme aversion impuissante et sans joie)

«L’existence traîne un poids - ne fût-ce qu’elle même - qui complique son voyage d’existence. Chargé d’elle-même, elle n’a pas le calme serein du sage antique. Elle n’existe pas purement et simplement. Son mouvement d’existence qui pourrait être pur et droit s’infléchit et s’embourbe en lui-même, révélant dans le verbe être son caractère du verbe réfléchi : on n’est pas, on s’est (dans le cas du lever, on s’est levé). C’est à l’égard de cette entreprise que la paresse est paresse. La peine de l’acte dont le paresseux s’abstient n’est pas un contenu psychologique de douleur, mais un refus d’entreprendre, de posséder, de s’occuper. C’est à l’égard de l’existence elle-même comme charge que la paresse est une aversion impuissante et sans joie. »[38(14 à 29)]

(comme aliénation d’avenir)

« C’est sa place avant le commencement de l’acte qui est essentiel dans la paresse, en quelque manière sa direction sur un avenir. Elle n’est pas une pensée d’avenir suivie d’une abstention d’agir[10]. Elle est dans sa plénitude concrète une abstention d’avenir. La tragédie d’être qu’elle révèle n’en est que plus profonde. Elle est fatigue de l’avenir. Le commencement ne la sollicite pas comme une occasion de renaître, comme un instant frais et joyeux, comme un moment neuf ; elle l’a déjà accompli avant la lettre comme un présent de fatigue. Elle annonce peut-être qu’à un sujet seul, l’avenir, un instant vierge, est impossible ».[39(20 à 29) + 40(1 à 4)]

LA FATIGUE ET L’INSTANT

 

Fatigue

Le Petit Larousse définit la fatigue comme une sensation pénible causée par le travail, et par extension tout travail pénible. Les antonymes cités sont le repos et le délassement.

Le sens commun fait volontiers de cette fatigue comme une aggrava- tion de la lassitude ; il la voit ainsi embrasser moult activités, retenant plutôt l’atteinte physiologique que morale qui s’y trouve engendrée. Prise en considération dès le plus jeune âge à propos des rythmes scolaires, elle est traquée dans tous les lieux de travail : les études ergonomiques recoupent toutes les préoccupations d’augmen- tation de la productivité. Elles confèrent un caractère plus scientifi- que à la pénibilité des actes tels qu’ils ont toujours été entrevus depuis les travaux des champs.

E. Lévinas, quant à lui nous invite à nous placer dans l’instant de fatigue pour en découvrir l’événement :

« Pour préciser le lien qui nous est apparu entre l’être et l’acte (‘l’acte est l’inscription même de l’être’), lorsque nous avons aperçu un ‘il faut être’ au fond du ‘il faut faire’, et lorsque le commencement de l’acte a semblé contenir la structure fondamen- tale de l’existence se dédoublant en être et en avoir et succombant sous la charge de son avoir, nous devons pousser plus loin l’analyse de la fatigue.»[41(1 à 8)]

Il considère alors la fatigue sous deux aspects.

(comme décalage de l’être par rapport à lui-même)

« Mieux qu’une cause de relâchement qui accompagne la fatigue, elle est relâchement même. Elle est cela, dans la mesure où elle ne se loge pas simplement dans une main qui lâche le poids qu’elle soulève avec fatigue, mais à une main qui tient à ce qu’elle lâche ; même lorsqu’elle l’a abandonné et qu’il lui reste une crispation. Il n’y a en effet de fatigue que dans l’effort et dans le travail. Il y a certes la douce langueur de la lassitude, mais elle est déjà le sommeil où se tient l’acte dans sa fatigue même. »[42(19 à 29)]

(comme composante de l’effort)

« S’il y a contrainte et servitude dans l’effort, cette contrainte ne peut, semble-t-il, que lui être extérieure, dans la mesure où le but à atteindre s’impose à notre volonté.

Toutefois, l’instant de l’effort comporte davantage que l’instant de fatigue. Il marque un asservissement qui compromet notre liberté dans un autre sens d’une façon immédiate. Le travail et l’effort humains supposent, contrairement à l’acte de création du Verbe créateur[11], un engagement dans lequel ils sont déjà installés. Nous sommes attelés à la tâche. Nous lui sommes livrés. Il y a un abandon, un délaissement dans l’humilité de l’homme qui peine courbé sur sa tâche. Malgré toute sa liberté, l’effort révèle une condamnation[12]. Il est fatigue et peine. La fatigue n’y pointe pas comme un phénomène d’accompagnement : c’est d’elle en quelque manière que l’effort s’élance et c’est sur elle qu’il retombe. Ce qu’on appelle la tension de l’effort est fait de cette dualité d’élan et

de fatigue[13]. »[43(14 à 21) + 44(1 à 11)]

Elan

Pour le Petit Larousse, l’élan, outre l’action de s’élancer, est mouve- ment brusque avec effort. Au sens figuré, c’est un entraînement passionné et passager.

Le sens commun fait sien ces différents aspects ; il est intéressé par l’inclusion de l’élan dans les gestes du sport, quitte à faire, dans son langage, la confusion entre l’élan proprement dit et la course d’élan du sauteur avant l’impulsion. Il retrouve aussi l’élan, par extension, dans la progression et l’essor ; à ce titre, il n’hésite pas à dire que ‘la muraille a brisé l’élan du vent’. Sans doute a-t-il entendu parler de l’élan vital, sans toujours savoir que Bergson y a vu le jaillissement continu de la vie, qui serait générateur de l’évolution des êtres.

E. Lévinas quant à lui, s’est plutôt polarisé sur la dualité qu’il vient de souligner : l’un (l’élan) comme anticipation, l’autre (la fatigue) comme résultante :« Loin d’être une connaissance, l’effort est un événement. Dans l’avance sur soi-même et sur le présent, dans l’extase de l’élan qui brûle le présent en anticipant, la fatigue marque un retard sur soi et sur le présent. Le moment par lequel l’élan est au delà est conditionné par le fait qu’il est en deçà. Ce qu’on appelle le dyna- misme de l’élan est fait de ces deux moments à la fois, et non pas de l’anticipation de l’avenir comme le veulent les analyses classiques qui négligent le phénomène de la fatigue. L’effort est un effort de présent dans un retard sur le présent. »[44(25 à 29) + 45(1 à 7)]

 

Effort

Pour le Petit Larousse, outre l’action de s’efforcer qui est à l’origine du substantif, l’effort est une action énergique du corps ou de l’esprit ; l’effort, bien qu’il soit souvent un acte pénible, donne le sentiment de la liberté.

Le sens commun fait de l’effort le ressort de toute l’activité surtout celle de l’homme, parce qu’il y voit un effet de la volonté. L’effort se trouve mêlé à un grand nombre de locutions dont on peut citer les plus courantes : l’effort paie, on n’obtient rien sans effort, c’est la loi de l’effort. L’effort peut être disproportionné avec le résultat obtenu, voire être surhumain ; à l’opposé on peut proclamer la vanité de l’effort, être partisan du moindre effort !

Pour E. Lévinas, tout ou presque de l’effort peut être analysé et compris en partant de l’instant et de la durée de l’effort.

( L’instant de l’)

« La notion de l’acte, supposé dans l’image de lutte avec la matière, est une notion que les philosophes se donnent purement et simplement ; elle n’est pas déduite, c’est-à-dire que sa place dans l’économie de l’être n’est pas marquée philosophiquement. On ne peut donc pas en la faisant intervenir eten y associant une notion tout aussi obscure de matière et de sa résistance, rendre compte du fait humain et concret de l’effort et de la fatigue. C’est au contraire en partant de l’instant de l’effort et de sa dialectique interne que nous pourrons peut-être saisir la notion de l’activité et son rôle dans l’existence humaine.

Le sens de la condamnation que l’effort porte en lui, ce par quoi il est attelé à la tâche, nous apparaîtra si nous découvrons sa relation avec l’instant. La magie [comme on l’a vu dans l’action magique du Verbe créateur], est indifférente à la durée. C’est le château édifié en une nuit, c’est la brusque apparition du carrosse doré sur un simple coup de la baguette magique. La baguette magique est un attribut inaliénable du magicien. Elle frappe un coup qui est aussi la limite du temps à partir duquel le magicien suivra son œuvre. Il ne s’engagera pas dans l’instant où l’œuvre se fait véritablement. Il la suit de loin. Au contraire le travail et l’effort humains sont une manière de suivre pas à pas l’œuvre qui s’accomplit.» [45(16 à 29) + 46(1 à 12)]

(La durée de l’)

« La durée de l’effort est tout entière faite d’arrêts, contrairement à la durée de la mélodie[14]. C’est dans ce sens qu’il suit pas à pas l’œuvre qui s’accomplit. Dans la durée, il assume l’instant, en déchirant et renouant les fils du temps[15]. Il est en arrière de l’instant qu’il va assumer, n’est donc pas comme dans la mélodie déjà libéré du présent qu’il vit, emporté et ravi par elle ; et à la fois il est déjà engagé dans le présent, et n’est pas comme l’élan penché sur un instant d’avenir. Il est aux prises avec l’instant en tant que présent inévitable où il s’engage sans retour. Au milieu de l’écou- lement anonyme de l’existence, il y a arrêt et position. L’effort est l’accomplissement même de l’instant.»[48(5 à 17)]

Acte

Pour le Petit Larousse, l’acte (du latin actum, fait, action) se retrouve dans action ; il est manifestation d’une volonté, d’une force ; c’est aussi le résultat d’une telle manifestation.

Le sens commun a retenu ces deux aspects. Le premier révèle des comportements qui vont de l’infamie à la bravoure en passant par la bienfaisance. On est jugé selon ses actes. Par rapport à l’acte l’homme peut être demandeur (demander acte), ou preneur (prendre acte), ou donneur (donner acte).

Pour la seconde acception, tout fait de l’homme est susceptible d’un acte, notamment celui par lequel, il prouve sa qualité, son droit : acte d’appartenance (acte de baptême par exemple, vis à vis de la chrétienté), acte de possession ou acte de propriété (biens mobiliers ou immobiliers), acte de cession (acte de vente ou acte de location). Les actes peuvent être authentiques ou sous seing privé. etc.

Pour E. Lévinas, l’acte est en rapport avec l’existence :(comme prise en charge du présent )

«Agir, c’est assumer un présent. Ce qui ne revient pas à répéter que le présent est, dans le bruissement anonyme de l’existence, l’appa- rition d’un sujet qui est aux prises avec cette existence, qui est en relation avec elle, qui l’assume. L’acte est cette assomption[16]. Par là, l’acte est essentiellement assujettissement et servitude ; mais d’autre part, il est la première manifestation ou la constitution même de l’existant, d’un quelqu’un qui est. Car le retard de la fatigue dans le présent fournit une distance où s’articule une relation : le présent est constitué par la prise en charge du présent.»[48(26 à 29 + 49(1 à 9)]

(comme surgissement d’un existant )

« Si le présent se constitue ainsi par la prise en charge du présent, si le décalage de la fatigue crée la distance où va s’insérer l’évé- nement du présent, si, enfin cet événement équivaut au surgissement d’un existant pour qui être signifie assumer l’être, l’existence de l’existant est essentiellement acte. Il faut que l’existant soit en acte, même quand il est inactivité. Cette activité de l’inactivité n’est pas un paradoxe. C’est l’acte même de se poser sur le sol, c’est le repos, dans la mesure où le repos n’est pas une pure négation, mais la tension même du maintien, l’accomplissement de l’ici. L’activité fondamentale du repos, le fondement, le conditionnement apparaît donc comme la relation même avec l’être, comme le surgissement dans l’existence d’un existant, comme l’hypostase. Tout ce travail ne se propose que d’expliciter les implications de cette situation fondamentale.

Mais si le moment actif de l’acte, ce qui en constitue l’actualité, n’est rien d’autre que l’assomption du présent, le travail dirigé vers les objets du monde semble contenir plus que cette assomption. L’assomption qu’il accomplit connaît dans le monde une destinée nouvelle. »[51(21 à 29) + 52(1 à 15)]

TABLE DES MATIERES

Existant : comme glissement de la pensée du verbe exister

15(6 à 17) + 16(1-2)

Il y a ; comme motif de vigilance vis à vis de l’être

26(15 à 19)

Il y a : l’être entendu selon

27(12 à 29) + 28(1 à 13)

Vie : lutte pour la

29(1 à 8 + 17 à 22)

Lassitude : comme rappel d’un engagement à exister

31(21 à 29) + 32(1-2)

Lassitude : comme besoin d’évasion

32(2 à 10)

Lassitude ; comme refus d’exister

32(19 à 27)

Paresse : comme une certaine aversion pour l’effort

33(5 à 15)

Paresse : ds l‘accomplissement du commencement

33(22 à 28) + 34(5 à 13)

Paresse : comme difficulté de commencer pour de bon

35(25 à 29) + 36(1 + 11 à 27)

Paresse : comme recul devant l’acte

36(27 à 29) + 37(1 à 6)

Paresse : comme aversion impuissante et sans joie

38(14 à 29)

Paresse : comme aliénation d’avenir

39(20 à 29) + 40(1 à 4)

Fatigue : comme décalage de l’être par rapport à lui-même

42(19 à 29)

Fatigue : comme composante de l’effort

43(14 à 21) + 44(1 à 11)

Elan

44(25 à 29) + 45(1 à 7)

Effort : l’instant de l’

45(16 à 29) + 46(1 à 12)

Effort : la durée de l’

48(5 à 17)

Acte : comme prise en charge du présent

48(26 à 29) + 49(1 à 9)

Acte : comme surgissement d’un existant

51(21 à 29) + 52(1 à 15)

II. LE MONDE

Une grande antériorité est attribuée à l’existence sans que son ori- gine ait jamais pu être datée et sans qu’on voie la possibilité de le faire. Il nous suffit de dire que « telle chose existe depuis que le monde est monde » !

Or donc, à la grande joie de vos père et mère, « vous vîntes au monde » et vous faites partie du « monde actuel », dont beaucoup déplorent la rudesse. Vous avez déjà participé à de nombreux mondes, au « monde des enfants », puis au « monde de la jeunes- se » ; vous fréquentez peut-être encore le « monde étudiant ». avant que d’entrer dans le « monde du travail » ! Dans la création de ses mondes originaux, la vie ne tarit pas : l’humanité ne cesse d’ajouter des mondes aux mondes, sans jamais en épuiser aucun. Le « monde agricole » se voit exposé chaque année au Salon de l’Agriculture, le petit écran ne manque jamais de vous informer, par le menu, du « monde de la finance ». Il y a peu, le monde hospitalier était en émoi, et aujourd’hui le « monde politique » s’affaire en vue du vote du budget de la nation. Il y a même un « monde à part » sans qu’on sache au juste ce qu’il est. On voit la troupe des voyageurs de Candide ballottés de l’Ancien au Nouveau Monde et qui ne retrouvent le repos qu’auprès de Constantinople où ils cultivent sagement leur jardin. Wolf, en bon disciple de Leibniz, ne venait-il pas de déclarer que ‘tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles’ ? A se demander si Aldous Huxley n’a pas, à partir de là, concocté Le meilleur des mondes. Anticipés par ceux du Nouveau Monde, les progrès du Vieux Monde n’ont cessé de nous surprendre. Hommes de tous horizons, quel que soit le monde qui vous qualifie, vous n’en appartenez pas moins au « monde des vivants », ce monde[17] qui est le contenant de l’être !

INTENTION(S) ( L’) ou (LES)

Le Petit Larousse décrit l’intention comme le dessein délibéré d’ac- complir tel ou tel acte (désir, volonté).

Pour le sens commun, très influencé aujourd’hui par le monde judiciaire, l’intention a nettement tendance à prendre le pas sur l’acte. Ainsi parle-t-on d’un meurtrier qui a donné la mort sans avoir l’intention de la donner. L’acte répréhensible se voit de plus en plus inhibé par des circonstances atténuantes : un environnement sociologique défavorable plonge les témoins et la défense dans des élans de compassion rarement compris par ceux qui sont victimes de ces actes. Cette conjoncture n’est pas sans incidence sur les actes de la vie courante et c’est sans vergogne que ce type de propos fait florès : « c’est l’intention qui compte » ou encore : « je voulais faire le bien et c’est telle chose qui m’en a dissuadé ». Ainsi l’enfer, plus que jamais, se pave de bonnes intentions !

Trouve-t-on dans l’intention des traces du désir et de la volonté comme le dictionnaire le mentionne ? Oui elles existent bien, mais si l’on peut dire, sur le mode mineur. C’est souvent un vague désir ou une velléité : « Demain matin, j’ai l’intention de partir de bonne heure », ou encore « j’ai l’intention d’aller au ski cet hiver », ou bien sur un ton moins certain, « j’ai l’intention de faire du cinéma ». Pourquoi pas ?

Avec E. Lévinas, à notre grande surprise, la force du désir se voit décuplée et son champ d’action embrasser l’infini ; en un mot comme en cent, le désir se tient au centre de la relation entre le moi et le monde. D’une façon plus précise, et ce sera le thème des emprunts qui suivent, « ce qui caractérise l’être dans le monde c’est la sincérité de l’intention ; la suffisance du monde et le contentement. [63(10-11]

(comme traduction de notre relation avec les choses)

«Etre dans le monde, c’est être attaché aux choses. Le ‘ Je suis de ceux pour qui le monde extérieur existe’ de Théophile Gautier, exprime tout l’appétit joyeux pour les choses qui constituent l’être dans le monde. La notion d’intention traduit de la façon la plus exacte cette relation. Il faut la prendre, non point au sens neutralisé et désincarné dans lequel elle figure dans la philosophie médiévale, mais dans son sens courant avec l’aiguillon du désir qui l’anime. Désir et non point souci, si ce n’est le souci de l’immédiat. »[55(11 à 13) + 56(1 à 9)]

(comme traduction du désir)

« Le souci d’exister - ce prolongement en ontologie - est absent de l’intention. En désirant, je ne me soucie pas d’être, mais suis abordé par le désirable, par un objet qui amortira totalement mon désir. Je suis terriblement sincère. Aucune référence ultérieure indiquant la relation du désirable avec l’aventure de l’existence, dans sa nudité d’existence, ne se profile derrière le désirable en tant que désirable. Nous ne vivons certes pas pour manger, mais il n’est pas exact de dire que nous mangeons pour vivre. Nous mangeons parce que nous avons faim. Le désir est sans arrière-pensées semblables aux pensées. C’est une bonne volonté. Tout le reste est biologie. Le désirable est terme, le désirable est fin. »[56(10 à 24)]

(comme affirmation du monde vu comme champ d’une conscience)

« En posant l’être dans le monde comme intention - on affirme avant tout - et l’histoire de notre civilisation et de notre philoso- phie le confirme - que le monde est le champ d’une conscience et qu’en tout cas, la structure spéciale qui caractérise la conscience, commande et donne leur sens à toutes les infiltrations de l’inconscient dans le monde. C’est ‘avant’ le monde que l’inconscient joue son rôle propre. »[57(19 à 27)]

 (comme mouvement intentionnel d’un intérieur vers l’extérieur)

« La philosophie et la civilisation occidentales ne sortent jamais ‘ des nombres et des êtres’, demeurant conditionnées par le monde laïc. L’amour, lui-même, se pense comme l’attraction du désirable où le ‘jeune homme’, où la ‘belle fille’ ne sont que prétexte. Le problème du Bien s’y pose comme un problème de fin[18].

Le couple‘ être-valeur’ n’est en effet nullement antithétique. La réalité de la chose est [très] précisément faite de sa finalité. La chose en tant que fin de l’intention est le but, la limite, l’ultime. En tant que valeur, en tant que fin du désir, l’objet est un être, terme d’un mouvement, début d’une impassibilité, d’un calme repos en soi. Il tient son ‘en-soi’ d’un mouvement dont on lui oppose la notion mais qui dans sa sincérité univoque la confirme, qui lui prête sa signification. Exister, dans tout l’idéalisme occidental se rapporte à ce mouvement intentionnel d’un intérieur vers l’extérieur. L’être c’est ce qui est pensé, vu, agi, voulu, senti, l’objet. Aussi l’existence dans le monde a-t-elle toujours un centre[19] ; elle n’est jamais anonyme. »[57(21 à 29) + 58(1 à 22) ]

(à titre d’orientation vers un objet mis à notre disposition)

« Le monde c’est ce qui nous est donné. L’expression est admirablement précise. Le donné, certes, ne vient pas de nous, mais nous le recevons. Il a déjà une face par laquelle il est terme d’une intention.

L’intention n’est pas seulement dirigée sur un objet, cet objet est à notre disposition. Par là le désir ou l’appétit diffèrent radicalement du besoin toujours inquiet. La théorie platonicienne des plaisirs négatifs, précédés d’un manque[20], méconnaît la promesse du désirable que le désir lui-même porte en lui comme une joie. Joie qui ne tient pas à la ‘qualité’ ou à la ‘nature psychologique’ de tel ou tel autre désir, ni à son degré d’intensité, ni au charme de l’excitation légère qui l’accompagne, mais au fait que le monde est donné. L’objet m’est destiné, il est pour moi. Le désir en tant que relation avec le monde comporte à la fois une distance entre le moi et le désirable - par conséquent, du temps devant moi - et une possession du désirable antérieure au désir. Cette position du désirable avant et après le désir, est le fait qu’il est donné. Et le fait d’être donné, c’est le Monde. Des évènements qui tranchent sur le monde, comme la rencontre d’autrui, peuvent y être englobés par le processus de la civilisation au moyen de laquelle tout et tous sont donnés : rien n’est équivoque. »[58(25 à 29) + 59(1 à 11 + 18 à 28) + 60(1-2)]

(quand elles s’accomplissent dans les formes : la socialité)

« Dans le monde, autrui n’est certes pas traité comme une chose mais il n’est jamais séparé des choses. Non seulement il est abordé et donné à travers sa situation sociale, non seulement le respect de la personne se manifeste par un respect de ses droits et de ses prérogatives ; non seulement, à l’exemple des installations qui nous livrent les choses, les institutions nous mettent en rapport avec les personnes, les collectivités, l’histoire et le surnaturel ─ autrui dans le monde est l’objet de par son vêtement même.

Nous avons affaire à des êtres habillés. L’homme a déjà pris un soin élémentaire de sa toilette. Il s’est regardé dans la glace et s’est vu. Il s’est lavé, a effacé la nuit de ses traits et de sa permanence instinctive ─ il est propre et abstrait. La socialité est décente. Les relations sociales les plus délicates s’accomplissent dans les formes ; elles sauvegardent les apparences qui prêtent un vêtement de sincérité à toutes les équivoques et les rendent mondaines. Ce qui est réfractaire aux formes est retranché du monde. Le scandale s’abrite dans la nuit, dans les maisons, chez soi ─ qui dans le monde jouissent d’une extra-territorialité. La simple nudité du corps que nous pouvons rencontrer ne change rien à l’universalité du vêtement. La nudité y perd sa signification. La beauté ─ la forme parfaite ─ est la forme par excellence ─ et les statues de l’antiquité ne sont jamais véritablement nues. » [60(3 à 29) + 61(1 à 6)]

(dans l’‘envers’ de la socialité : dans la nudité)

« La forme est ce par quoi un être est tourné vers le soleil ─ ce par quoi il a une face, par laquelle il se donne, par laquelle il s’apporte. Elle cache la nudité dans laquelle l’être habillé se retire du monde, est précisément comme si son existence était ailleurs, avait un ‘envers’ et comme si le ‘temps d’un sein nu entre deux chemises’ il était surpris. C’est pourquoi la relation avec la nudité est la véritable expérience ─ si ce terme n’était pas impossible dans une relation qui va au delà du monde ─ de l’altérité d’autrui. La socialité dans le monde, n’a pas ce caractère inquiétant d’un être devant un autre être, devant l’altérité. Elle comporte certes des colères, des indignations, des haines et des attachements et des amours portés aux qualités et à la substance d’autrui ; mais la timidité foncière devant l’altérité même d’autrui, traitée de mala- dive est chassée du monde. Il faut trouver quelque chose à dire à son compagnon ─ échanger une idée, autour de laquelle comme autour d’un troisième terme ─ nécessairement ─ la socialité s’éta- blit. »[61(7 à 28)]

(au cœur des relations sociales où subsiste le moi)

« La socialité dans le monde est communication ou communion. Se brouiller, c’est constater qu’on n’a rien de commun. C’est par une participation à quelque chose de commun, à une idée, à un intérêt, à une œuvre, à un repas, au ‘troisième homme’ que s’établit le contact. Les personnes ne sont pas l’une devant l’autre, simple- ment, elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. Le prochain, c’est le complice. Terme d’une relation le moi ne perd

dans ce rapport rien de son ipréité. C’est pourquoi la civilisation en tant que relation avec les humains est à la fois restée dans les formes décentes et n’a jamais pu surmonter l’individualisme : l’individu reste pleinement moi. »[61(29) + 62(1 à 13)]

(leur consistance dans les relations mesure le réel de l’être humain)

« Toutes les relations concrètes entre humains, dans le monde, empruntent leur caractère réel à un troisième terme. Elles sont communion. quand ces relations commencent à circuler de personne à personne nous pressentons l’inconstance même de ces personnes devenues fantasmagoriques. Quand on dit de quelqu’un qu’il est un caractère ou une nature, qu’il est un ‘homme’, un être de chair et de sang, c’est à cette relation avec quelque chose de consistant que l’on fait allusion. La santé, ce mouvement sincère du désirant vers le désirable, cette bonne volonté, sachant exactement ce qu’elle veut, mesure le réel et le concret de l’être humain. Quand le moi est le siège de cette bonne volonté, quand les pensées et les actes ne sont pas les masques d’un moi incapable de se dépouiller ─ le critique qui ferme un roman déclare : il y a là des personnages réels. Sinon, il est autorisé à reprocher au romancier de demeurer dans l’idéologie. »[62(14 à 29) + 63(1 à 4)]

(celles de sincérité et de contentement hourdies par le monde)

« Ce qui caractérise donc l’être dans le monde, c’est la sincérité de l’intention ; la suffisance du monde et le contentement. Le monde est profane et laïc. Dans le phénomène de la forme, habillant parfaitement le contenu, nous pensons depuis Aristote le monde. Les points de l’objet, constituant la surface illuminée, se disposent en perspectives et nous ouvrent l’objet dont ils limitent les hasards et les caprices. Le mystère insondable de la chose se donne et nous donne prise. Le monde, par les formes, est stable et fait de solides. Les objets se définissent par leur finitude : la forme est précisément cette façon de finir où le fini est à la fois le défini et s’offre déjà à l’appréhension. C’est donc dans la philosophie contemporaine une confusion regrettable que d’avoir placé les évènements[21] à l’intérieur du monde et que d’avoir dénoncé comme hypocrisie, déchéance, ‘bourgeoisie’ ou fuite devant l’essentiel, un comportement dans le monde dont la laïcité et le contentement traduisent simplement la destinée même du monde. Une chose est de se demander quelle est la place du monde dans l’aventure ontologique, autre chose est de chercher cette aventure à l’intérieur du monde lui-même. »[63(10 à 29) + 64(1 à 7)]

(mises en jeu du fait de l’epoche)

 « La réduction phénoménologique de Husserl, la fameuse epoche retrouve ainsi pour nous sa signification. Elle réside dans la séparation qu’elle marque entre la destinée de l’homme dans le monde où il y a toujours des objets donnés comme des êtres et des œuvres à accomplir ─ et la possibilité de suspendre cette ‘thèse de l’attitude naturelle’, de commencer une réflexion philosophique proprement dite et où le sens ─ de l’‘attitude naturelle’ elle-même─ c’est-à-dire du monde ─ peut être retrouvé. Ce n’est pas dans le monde que nous pouvons dire le monde.

Dans la tentative de séparer la notion du monde de la notion d’une somme d’objets, nous voyons volontiers l’une des plus profondes découvertes de la philosophie heideggerienne. Mais pour décrire l’être-dans-le-monde, le philosophe allemand a précisément fait appel à une finalité ontologique à laquelle il subordonne les objets dans le monde. En apercevant dans les objets le ‘matériel’ ─ dans le sens où l’on parle de ‘matériel de guerre’ ─ il les a englobés dans le souci d’exister qui, pour lui, équivaut à la position même du problème ontologique. Il a méconnu par là le caractère essen- tiellement laïc de l’être dans le monde et la sincérité de l’intention. »[64(8 à 29) + 65(1 à 4)]

(dans les vraies finalités du monde)

«Tout ce qui est donné dans le monde n’est pas outil. La nourriture est pour l’Intendance du ravitaillement, les maisons et les abris du ‘casernement’. Pour le soldat, le pain, la veste, le lit ne sont pas du matériel. Ils ne sont pas ‘en vue de’ mais fins. La formule ‘la maison est un outil d’habitation’ est manifestement fausse, n’a pas, en tout cas, raison de la place exceptionnelle que le ‘chez soi’ joue dans la vie de l’homme appartenant à la civilisation sédentaire, à la maîtrise qu’il confère au fameux charbonnier ; dire que le vêtement est pour se couvrir ce n’est pas saisir ce par quoi le vêtement arrache l’homme à son humilité d’être nu ; encore moins l’aliment rentre-t-il dans la catégorie de matériel. Insistons plus longuement sur cet exemple de nourriture. Il est privilégié par la place qu’il occupe dans la vie quotidienne, mais surtout par la relation entre le désir et sa satisfaction qu’il représente et qui constitue le type même de la vie dans le monde. Cette relation se caractérise par la correspondance complète entre le désir et sa satisfaction. Le désir sait parfaitement ce qu’il désire. Et l’aliment permet la réalisation totale de son intention. A un certain moment tout est consommé.

Comparons le manger à l’aimer qui est au-delà de l’activité économique et du monde. L’amour est caractérisé par une faim essentielle et inextinguible. Serrer la main à un ami, c’est lui dire son amitié, mais la lui dire comme quelque chose d’inexprimable, plus encore, comme quelque chose d’inaccompli, comme un désir permanent. La positivité même de l’amour est dans sa négativité. Le buisson qui alimente la flamme ne se consume pas. Le trouble que l’on éprouve devant l’être aimé ne précède pas seulement la possession, mais se retrouve dans la possession elle-même. Dans le désordonné des caresses il y a l’aveu d’un accès impossible, d’une violence en échec, d’une possession refusée. Il y a aussi le ridicule tragique du simulacre du ‘manger’ dans le baiser et la morsure. Comme si on se trompait sur la nature du désir confondu d’abord avec la faim qui recherche quelque chose et que l’on découvrait alors comme une faim de rien. »[65(5 à 29) + 66(1 à 20)]

(dans sa visée de volupté, en direction d’autrui)

« Autrui est précisément cette dimension sans objet. La volupté est la poursuite d’une promesse toujours plus riche ; elle est faite d’un accroissement de faim et qui se dégage de tout être. Il n’y a pas de but, pas de terme entrevu .La volupté se jette sans un avenir illimité, vide, vertigineux. Elle consomme du temps pur qu’aucun objet ne remplit, ni ne jalonne. La ‘satisfaction’ n’est pas dans un séjour dans l’au-delà, mais retour à soi, dans un monde univoque et présent. Rien de comparable dans cette chute à la satiété quoi qu’on en dise quand on range les choses de l’amour dans les catégories économiques parmi les appétits et les besoins. Le manger, par contre, est paisible et simple ; il réalise pleinement la sincérité de son intention : ‘ l’homme qui mange est le plus juste des hommes’ »[66(21 à 29) + 67(1 à 7)]

(elles caractérisent notre être-dans-le-monde)

Cette structure où l’objet concorde exactement avec le désir, caractérise l’ensemble de notre être-dans-le-monde. Partout, l’objet de l’acte ne renvoie pas, du moins dans le phénomène, au souci d’exister. C’est lui-même qui fait notre existence. Nous respi- rons pour respirer, mangeons et buvons pour manger et pour boire, nous étudions pour satisfaire notre curiosité, nous nous promenons pour nous promener . Tout cela n’est pas pour vivre. Tout cela est vivre. Vivre est une sincérité. Le monde tel qu’il s’oppose à ce qui n’est pas du monde, c’est le monde où nous habitons, où nous nous promenons, où nous déjeunons et dînons,où nous rendons visite, où nous allons à l’école, discutons, faisons des expériences et des recherches, écrivons et lisons des livres ; c’est le monde de Gargantua et de Pantagruel et de Messire Gaster, premier Maître ès Arts du monde, mais c’est aussi le monde où Abraham faisait paître ses troupeaux, Isaac creusait des puits, Jacob constituait sa maison, où Epicure cultivait son jardin et où ‘chacun est à l’ombre de son figuier et de sa vigne’. »[67(8 à 29) + 68(1)]

(comme possibilité même du désir et de la sincérité)

« Etre dans le monde, c’est précisément s’arracher aux dernières implications de l’instinct d’exister pour aller sincèrement au désirable et pour le prendre pour lui-même. C’est la possibilité même du désir et de la sincérité. Dans le circuit qui, d’après Heidegger amène à la& tâche d’exister chaque moment de notre existence et où, en appuyant sur le bouton de notre porte, nous ouvrons la totalité de l’existence, car nous avons déjà parcouru au-delà de l’acte les intermédiaires qui séparent cet acte de notre souci même d’être ─ la conscience décrit un cercle fermé où elle demeure en effaçant toute finalité ultérieure, un cercle où il peut y avoir satisfaction et confession. Ce cercle est le monde. Le lien avec le souci, est en lui du moins relâché. C’est aux époques de misères et de privations que derrière les objets du désir se profile l’ombre d’une finalité ultérieure qui obscurcit le monde. Quant il faut manger, boire et se chauffer pour ne pas mourir, comme dans certains travaux durs ─ le monde aussi semble à sa fin, renversé, absurde, devant être rénové. Le temps est sorti de ses gonds.

Nul doute que le désir ne se suffit pas à lui-même, qu’il côtoie le besoin et le dégoût de la satiété, mais il est clair que dans l’aventure

du monde il est un épisode qui, loin de mériter le nom de chute, a son équilibre, son harmonie et sa fonction ontologique positive : la possibilité de s’arracher à l’être anonyme.» [68(2 à 29) + 69(1 à 5)]

LUMIERE (LA)

Le Petit Larousse nous dit que la lumière est ‘ce qui éclaire les objets, naturellement ou artificiellement, et les rend visibles’ ; il dit encore que la lumière est ‘ce qui éclaire l’esprit et aide à comprendre’.

Dans l’esprit de l’homme, la venue « ‘au monde’ » est aussi la venue ‘à la lumière’, à la lumière naturelle qui est ce bien précieux, jugé d’autant plus précieux qu’il peut nous faire défaut. La lumière est ce qui manque aux aveugles auxquels on prête généralement la plus grande attention. Ils recueillent notre commisération et de nombreuses initiatives sont prises pour leur procurer toutes les assistances possibles afin de réduire leur handicap. Le toucher, requis pour la pratique de l’alphabet Braille, vient se substituer à la vue qu’ils n’ont jamais eue ou qu’ils ont, par malheur, perdue.

Quant à la lumière qui sied à l’esprit et qui, dans les échanges verbaux, reçoit plus volontiers la forme plurielle, les citoyens que nous sommes l’attendons de nos maîtres et de nos édiles. Nous l’attendons aussi de ceux qui veillent sur notre sécurité et notre bien-être : « faire la lumière » sur les agressions commises à l’endroit des biens et des personnes n’est jamais tâche facile, dans notre société où ils sont de moins en moins respectés.

Au détour de leurs lectures, la fréquente allusion au ‘siècle des Lumières’, rappelle à ceux qui l’auraient oublié, que le XVIIIe siècle fut, dans notre pays l’avènement, parmi tant d’autres œuvres, du Candide de Voltaire, celui du Contrat social de Rousseau ainsi que l’épopée presque incroyable pour l’époque de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Que dit-on encore de la lumière ? On rapporte que Voltaire, voulant flatter son amie Catherine II, n’avait pas hésité à déclarer : « C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière » ? Il transposait ainsi dans son Epître le vieil adage latin : Ex Oriente lux. Et c’est souvent par plaisanterie que l’on rappelle ces vers, en remplaçant le Nord par tout autre endroit.

Poursuivant sa recherche sur la relation du moi avec les objets du monde, E. Lévinas, avant de s’appuyer sur la lumière pour compléter les notions sur la forme des choses et le sens qui leur est prêté, rappelle les caractéristiques du monde qui est donné à notre intention :

« Le monde, [redisons-le], c’est le donné. La forme épousant l’objet nous livre l’objet. La contemplation se dirige sur l’objet comme sur du donné. Par là, elle est plus que ‘contemplation pure’, elle est déjà élément d’une action. Non pas par métaphore, action, mais parce qu’intention, c’est-à-dire désir, mouvement de prendre, de s’approprier ; mais de prendre ce qui d’avance est donné.

L’intention que Husserl analyse soit dans ses spécifications soit dans ses combinaisons avec d’autres intentions, doit être décrite dans son mouvement propre. Le donné n’est pas nous. Le moi le possède, mais n’est pas accablé par cette possession, conserve à l’égard de l’objet une distance et une réserve qui distingue précisément l’intention de la jouissance. Cette possession à distance - cette possession les mains libres, - fait l’intentionnalité de l’intention. »[71(1-2 + (10 à 13) + 72(1 à 17)]

(ce par quoi dans le monde le moi a un dehors et un dedans)

« Il importe de souligner que par l’intention notre présence dans le monde est à travers une distance, que nous sommes séparés de l’objet de l’intention par une distance, franchissable certes, mais par une distance. Situation dont la banalité prend quelque relief quand nous la comparons à la relation de l’existant avec l’existence dont nous sommes partis.

Cette dernière relation est certes événement et relation, mais la dualité des termes de cette relation emprunte son caractère propre au fait que l’existence n’est pas un substantif et qu’au lieu d’être à distance, elle colle au moi. Le moi ne se dirige pas sur son existence, il en est envoûté. Possédée, l’existence possède. Le monde donné à l’intention ─ laisse au moi une liberté à l’égard du monde. Ce qui est donné ne pèse pas sur nos épaules, est là-bas, déposé, comme mis en consigne. L’extériorité des choses tient au fait que nous devons venir à elles - que l’objet se donne, mais nous attend. C’est là la notion complète de la forme. Elle est ce par quoi la chose se montre et donne prise ; ce qui est illuminé en elle est susceptible d’appréhension ; c’est ce qui la soutient. La chose est toujours un volume dont les surfaces extérieures maintiennent le fond tout en le faisant apparaître. La réalité est faite d’éléments, en quelque manière solides. On peut bien pénétrer en eux. Mais cette pénétration ne permet pas de briser la forme et glisse sur elle.

[C’est ainsi] que le moi, dans le monde, en même temps qu’il tend vers les choses se retire d’elles. Le moi dans le monde a un dedans et un dehors.»[72(23 à 29) + 73(1 à 27)]

(ce dont on parle à propos de toute appréhension sensible ou intelligible)

« C’est une autre façon d’exprimer l’intentionnalité que de dire qu’elle est l’origine du ‘sens’. Le sens est ce par quoi un extérieur est déjà ajusté et se réfère à l’intérieur. Le sens n’est pas initialement la réductibilité d’une notion ou d’une perception à un principe ou à un concept. Car en quoi consisterait alors le sens du principe irréductible ?Le sens, c’est la perméabilité même à l’esprit, perméabilité qui caractérise déjà ce qu’on appelle la sensation, ou si l’on préfère, c’est la luminosité.

Nous pouvons en effet parler de vision et de lumière à propos de toute appréhension sensible ou intelligible : nous voyons la dureté d’un objet, le goût d’un mets, l’odeur d’un parfum, le son d’un instrument, la vérité d’un phénomène. Qu’elle émane du soleil sensible ou du soleil intelligible, la lumière, depuis Platon, condi- tionne tout être. Quelle que puisse être la distance qui les sépare de l’intellect, la pensée, la volition, le sentiment sont avant tout expérience, intuition, vision claire ou clarté qui cherche à se faire. Le souci de Heidegger auquel la perception ne sert plus de fondement, contient cependant une illumination qui fait d’elle une compréhension et une pensée. Et par là la dualité de l’extérieur et de l’intérieur se retrouve au sein même du Dasein (l’«être-là ») solidaire, ainsi de toute l’ontologie traditionnelle qui aborde l’existence à travers le monde. »[73(28) + 74(1 à 28)]

(c’est par elle que les objets sont un monde)

« La lumière qui remplit notre univers - quelle qu’en soit l’explica- tion physico-chimique - est phénoménologiquement la condition du phénomène, c’est-à-dire du sens : l’objet, tout en existant existe pour quelqu’un, lui est destiné, se penche déjà sur un intérieur et, sans s’absorber en lui, se donne. Ce qui vient du dehors - illuminé - est compris, c’est-à-dire vient de nous. C’est par la lumière que les objets sont un monde, c’est-à-dire sont à nous. La propriété est constitutive du monde : par la lumière il est donné et appréhendé. L’appréhension qui est au fond de toutes nos sensations est l’origine de la propriété dans le monde ; d’une propriété qui n’est pas une charge, n’ayant rien de commun avec le possessif des expressions comme « ma croix ».[74(29) + 75(1 à 15)]

(ce qui rend possible l’enveloppement de l’extérieur par l’intérieur)

« L’espace éclairé est tout entier ramassé autour d’un esprit qui le possède. Dans ce sens, il est déjà comme le produit d’une synthèse. L’espace de Kant est essentiellement éclairé. Dans toutes ses dimensions, il est accessible, explorable. Il se prête déjà au mouvement qui l’absorbe, au mouvement que la vision accomplit instantanément, modèle de la vitesse qu’elle laisse pressentir. C’est en cela que la vision est le sens par excellence. Elle appréhende et situe. La relation de l’objet au sujet est donnée en même temps que l’objet lui-même. Déjà un horizon est ouvert. L’obscurité des autres sensations tient à leur absence d’horizon, à la surprise qu’elles sontpour nous quand on les prend pour elles-mêmes.

La lumière rend donc possible cet enveloppement de l’extérieur par l’intérieur, qui est la structure même du cogito et du sens. La pensée est toujours clarté ou l’aube d’une clarté. Le miracle de la lumière en est l’essence : par la lumière, l’objet, tout en venant du dehors, est déjà en nous dans l’horizon qui le précède ; vient d’un dehors déjà appréhendé et devient comme venu de nous, comme commandé par notre liberté. L’antithèse de l’a priori et de l’a posteriori, comme de la contemplation et du désir se trouve dépassée dans l’instant de clarté.

Le monde, dont l’existence est caractérisée par la lumière, n’est donc pas la somme des objets existants. L’idée même de totalité ou d’ensemble n’est compréhensible que dans un être qui peut l’embrasser. Il y a totalité parce qu’elle se réfère à une intériorité dans la lumière. Nous reconnaissons là la profondeur des vues kantiennes sur le rôle de la synthèse de l’aperception et de son unité dans la constitution du monde ; à condition de comprendre par là, la synthèse de l’intuition, de la vision, de la lumière. »[75(17 à 28) + 76(1 à 25)]

(comme notion à partir de laquelle on rejoint celle du savoir)

« A travers les notions du donné, de l’intention et de la lumière, nous rejoignons celle du savoir[22] par laquelle, en fin de compte, nous interprétons la conscience. Il s’agit du savoir pris dans un sens très large. La philosophie occidentale connaît certes d’autres formes de conscience que l’intellect, mais au milieu de ses péripéties les moins intellectuelles, l’esprit, c’est ce qui sait. Les actes de sentir, de souffrir, de désirer ou de vouloir, appartiennent à la vie de l’esprit par le fait d’être conscients, d’être des expériences, des pensées au sens cartésien. L’empirisme en plaçant l’origine de la connaissance dans la sensation demeure fidèle à cette identification de la spiritualité et du savoir. Car il envisage la sensation comme en tant que renseignement élémentaire, en négligeant sa saveur spéciale et en quelque manière son épaisseur de sensation, tout ce par quoi la sensation pouvait sembler confuse à Descartes et à Malebranche, qui ne voyaient dans le sentiment qu’un avertissement. Aucune démarche plus intime ne précède, dans la sensation ─ selon l’interprétation traditionnelle,─ l’appré- hension qu’elle accomplit. L’objet sensible se constituera, mais l’esprit est déjà constitué dans la sensation, il est d’ores et déjà savoir et appréhension. »[76(26-27) + 77(1 à 24)]

(le savoir ─ lumière et intention ─ comme événement d’une sus- pension)

« Le sujet est le pouvoir du recul infini, le pouvoir de se trouver toujours derrière ce qui nous arrive. L’affirmation de Kant que le sens interne ne nous fournit qu’un sujet transformé par les conditions de toute objectivité, permet précisément de saisir l’essentiel du sujet, qui ne se confond jamais avec l’idée qu’il peut avoir de lui-même, mais qui est déjà liberté à l’égard de tout objet, un recul, un quant à soi. Dans ce sens et contre une opinion philosophique moderne qui proclame l ‘autonomie de la pratique par rapport à la connaissance, le savoir est la condition de toute action libre. On présente, en effet, la relation de sujet à objet, à laquelle on prétend réduire la connaissance, comme le fait d’un agent qui s’abstient d’agir. L’essentiel de la contemplation consisterait à n’être que contemplation. L’objet apparaîtra devant l’œil impassible de la connaissance au moment précis où l’action se paralyse , où l’outil qui s’offre à la main apparaît à une distance que la main ne franchit plus. La contemplation ainsi définie par rapport à l’action - condition naturelle de l’être vivant - ne se définit que négativement ; mais, surtout, la définition suppose ici la notion qu’elle cherche à circonscrire . Le pouvoir d’abstention ne saurait se tirer de l’action si l’action ne la contenait pas. Ce pouvoir de l’agent de rester dégagé de tout lien avec ce qui lui reste présent, de ne pas se commettre avec ce qui lui arrive avec ses objets ou même son histoire - c’est précisément le savoir en tant que lumière et intention. La lumière est ainsi l’événement d’une suspension, d’une epoche, suspension qui consiste à ne pas se commettre avec les objets ou l’histoire avec lesquels on est en relation ou qu’on accomplit, de rester toujours extérieur à ces objets et à cette histoire, même quand il s’agit de l’être même qui suspend l’histoire. Elle définit le moi, son pouvoir du recul infini et du ‘ quant à soi’. Etre qui est toujours en dehors de l’être et même en dehors de soi et que la perception interne, comme l’avait voulu Kant, ne saurait saisir. »[78(1à 29) + 79(1 à 13)]

(comme possibilité de se détacher de l’être)

« L’existence dans le monde en tant que lumière est ainsi, au sein de l’être, la possibilité de se détacher de l’être. Entrer dans l’être en se liant aux objets c’est accomplir une liaison qui est entachée de nullité. C’est déjà s’évader de l’anonymat. Dans ce monde où tout semble affirmer notre solidarité avec la totalité de l’existence, où nous sommes pris dans l’engrenage du mécanisme universel, notre sentiment premier, notre illusion indéracinable, est un sentiment ou une illusion de liberté. Etre dans le monde, c’est cette hésitation, cet intervalle dans l’exister, qui nous est apparu dans l’analyse de la fatigue et du présent. Ce que nous dirons plus loin de la conscience de son pouvoir de se surprendre, de s’abîmer dans l’inconscient et s’y accorder un sursis, précisera le rôle du monde dans l’aventure ontologique où un existant surgit dans l’existence et, désormais, entretient une relation avec elle. Notre existence dans le monde avec ses désirs et son agitation quotidienne, n’est donc pas une supercherie, une chute dans l’inauthentique, une évasion de notre destinée profonde. Elle n’est que l’amplification de cette résistance à l’être anonyme et fatal par laquelle l’existence devient conscience, c’est-à-dire relation d’un existant avec l’existence à travers la lumière qui, à la fois, comble et maintient l’intervalle. »[79(14 à 28) + 80(1 à 13)]
Paragraphe de transition

« En distinguant dans l’effort l’hésitation première à exister, en présentant le monde comme un attachement toujours révocable aux objets où le non-engagement dans l’être demeure, nous avons décrit les premières manifestations de l’existant surgissant dans l’anony- mat de l’existence. La lumière, le savoir, la conscience semblaient constituer l’événement même de l’hypostase. Mais pour donner un sentiment plus vif de la signification même de cet événement, il nous faut enfin aborder de face la notion centrale de l’existence anonyme. Pour cela, il faut nous approcher d’une situation où la liberté à l’égard de l’être que, malgré leur sincérité l’intention et le savoir maintiennent, se heurte à l’absence du monde, à l’élémen- taire. »[80(14 à 29)]

TABLE DES MATIERES

Intention : co.traduc.de notre relation avec les choses

55(11 à 13) + 56(1 à 9)

Intention : comme traduction du désir

56(10 à 24)

Intention : comme affirmation.du monde vu comme champ d’une conscience

57(19 à 27)

Intention : co. mouvement intentionnel d’un intérieur vers l’extérieur

57(21 à 29) + 58(1 à 22)

Intention : à titre d’orientation vers un objet mis à notre disposition

58(25 à 29) + 59(1 à 11 + 18 à 28) + 60(1-2)

Intention : quand elles s’accomplissent dans les formes : la socialité

[60(3 à 29) + 61(1 à 6)]

Intention : dans l’‘envers’ de la socialité : dans la nudité

[61(7 à 28)]

Intention : au cœur des relations sociales où subsiste le moi

[61(29) + 62(1 à 13)]

Intention : leur consistance dans les relations mesure le réel de l’être humain

[62(14 à 29) + 63(1 à 4)]

Intention : celles de sincérité et de contentement hourdies par le monde

[63(10 à 29) + 64(1 à 7)]

Intention : mises en jeu du fait de l’epoche

[64(8 à 29) + 65(1 à 4)]

Intention : dans les vraies finalités du monde

[65(5 à 29) + 66(1 à 20)]

Intention : dans sa visée de volupté, en direction d’autrui

[66(21 à 29) + 67(1 à 7)]

Intention : elles caractérisent notre être-dans-le-Monde

[67(8 à 29) + 68(1)]

Intention : comme possibilité même du désir et de la sincérité

[68(2 à 29) + 69(1 à 5)]

Lumière : ce par quoi dans le monde le moi a un dehors et un dedans

[72(23 à 29) + 73(1 à 27)]

Lumière : ce dont on parle à propos de toute appréhension sensible ou intelligible

[73(28) + 74(1 à 28)]

Lumière : c’est par elle que les objets sont un monde

[74(29) + 75(1 à 15)]

Lumière : ce qui rend possible l’enveloppement de l’extérieur par l’intérieur

[75(17 à 28) + 76(1 à 25)]

Lumière : comme notion à partir de laquelle on rejoint celle du savoir

[76(26-27) + 77(1 à 24)]

Lumière : le savoir ─ lumière et intention ─ comme événement d’une sus- pension

[78(1à 29) + 79(1 à 13)]

Lumière : comme possibilité de se détacher de l’être

[79(14 à 28) + 80(1 à 13)]

III. EXISTENCE SANS MONDE

EXOTISME (L’)

Pour le Petit Larousse, l’exotisme caractérise un objet ou une pratique qui appartient à un pays étranger, ou qui en provient.

Même s’il y est beaucoup attaché, le ‘commun des mortels’ emploie assez rarement le mot. Il le voit écrit à propos des « fruits exoti- ques », dont il apprécie la saveur inhabituelle. Et l’homme du terroir déclare sans ambages que c’est quelque chose qui n’est pas de ‘chez nous’. Bien que les touristes impénitents en raffolent, et que les ‘tour-opérateurs’ leur en dispensent à ‘pleins charters’, l’exotisme est d’inclusion récente dans notre langue. D’après le Grand Larousse, il a été introduit au XIXe siècle pour désigner le goût des formes d’art et des mœurs des peuples lointains : mais la chose existe dès la révélation du Nouveau Monde.

« Déjà, les objets singuliers importés d’Extrême orient par les Portugais étaient recherchés, et les récits des voyageurs avidement lus. La découverte d’un univers nouveau stimule les imaginations. Bientôt apparaît le thème de la nature bonne et vertueuse : Montaigne oppose le naïf cannibale au guerrier imbu de doctrines. Mais si l’Amérique éveille le goût de l’aventure, elle ne fournit rien aux collectionneurs ; l’Orient va y suppléer.

La France de Louis XIV se dispute les précieuses cargaisons qu’apportent les caraques des Compagnies des Indes et toue les métiers d’art s’en inspirent. Delft, Nevers, Rouen, devançant Meissen et Sèvres, copient les porcelaines de Chine et du Japon, Lyon, Tours, Saint-Maur, leurs velours et leurs soieries ; aux Gobelins ainsi qu’en Hollande, on imite les laques.

Le XVIIIe fera de la ‘Chinoiserie’ l’un des thèmes de son art. Les pagodes et les magots hantent les décorations murales de Watteau, de Huet et Pillement. Oudry les mêle aux ‘singeries’. Van Loo, Leprince, Lancret, substituent aux Chinois, les Syriens, les Turcs, les ‘Russiens’, tandis que Montesquieu confie à son Persan et Voltaire à son Huron, l’enseignement de la sagesse aux vieux civilisés de l’Europe.

Le romantisme n’aura garde de négliger un sujet aussi riche. Delacroix, bientôt Fromentin préfèrent l’Afrique. Une savane imaginaire inspirera le Douanier Rousseau comme le poète Guillaume Apollinaire, tandis que le ‘japonisme’ puis la Chine seront pour E. Goncourt et Louis Gonse moins un thème littéraire qu’un objet d’études.

L’exotisme n’est pas épuisé ; il s’est découvert un nouvel aliment dans les arts ‘mélanésiens’ et, de nouveau, s’en réclament, à partir des documents animistes, les interprétations stylistiques, notamment le système cubiste.

L’exotisme, succession de modes, a enrichi la pensés classique. Il a renouvelé le rôle qu’avaient rempli, du XIVe au XVIe la culture arabe et, bien plus tôt, du haut Moyen Age au XIIIe, l’Orient byzantin dépositaire des traditions antiques. »

A la limite, comme Monsieur Tout-le-Monde désigne je ne sais qui, l’exotisme désigne quelque chose qui est venu de partout et de nulle part !

Avec l’art, Lévinas, fait l’approche d’un monde qui n’est plus directement le monde des objets, mais qui, néanmoins se trouve en rapport direct avec lui.

L’Art (L’) ( et ses œuvres)

 (par qui la chose est arrachée à la perspective du monde)

«La fonction élémentaire de l’art qu’on retrouve dans ses manifesta- tions primitives consiste à fournir une image de l’objet à la place de l’objet lui-même ─ ce que Bergson appelle une vue prise sur l’objet, une abstraction, et qu’il estime être moins que l’objet au lieu de voir en lui le plus de l’esthétique. La photographie accomplit cette fonction. Cette manière d’interposer entre nous et la chose une image de la chose a pour effet d’arracher la chose à la perspective du monde. Une situation peinte, un événement raconté, doit d’abord reproduire la situation et le fait réel ; mais le fait que nous nous rapportons indirectement à eux, par l’entremise du tableau et du récit, leur apporte une modification essentielle. Elle ne tient pas à l’éclairage et à la composition du tableau, à la tendance et à l’arrangement du narrateur, mais déjà à la relation indirecte que nous entretenons avec eux - à leur exotisme au sens étymologique du terme. Ce qu’on appelle le ‘désintéressement’ de l’art ne se rapporte pas seulement à la neutralisation des possibilités d’agir. L’exotisme apporte une modification à la contemplation même. Les ‘objets’ sont dehors, sans que ce dehors se réfère à un intérieur, sans qu’ils soient déjà naturellement possédés. Le tableau, la statue, le livre, sont les objets de notre monde, mais à travers eux, les choses représentées s’arrachent à notre monde. »[83(8 à 13) + 84(1 à 23)]

(comme découverte des choses en soi : l’impression esthétique)

« L’art, même le plus réaliste, communique ce caractère d’altérité aux objets représentés qui font cependant partie de notre monde. Il nous les offre dans leur nudité, dans cette nudité véritable qui n’est pas l’absence de vêtements, mais, si on peut dire, l’absence même des formes, c’est-à-dire la non transmutation de l’extériorité en intériorité que les formes accomplissent. Les formes et les couleurs du tableau ne recouvrent pas, mais découvrent les choses en soi ; précisément parce qu’elles leur conservent leur extériorité. La réalité reste étrangère au monde en tant que donné. Dans ce sens, l’œuvre d’art, à la fois, imite la nature et s’en écarte aussi loin que possible. C’est pourquoi aussi, tout ce qui appartient à des mondes passés, l’archaïque, l’antique produit une impression esthétique. »[ 84(24 à 29) +85(1 à 10)]

( dans son rôle de réhabilitation de la sensation)

« Dans la perception, un monde nous est donné. Les sons, les couleurs, les mots, se réfèrent aux objets qu’ils recouvrent en quelque manière. Le son est le bruit d’un objet, la couleur colle à la surface des solides, le mot recèle un sens, nomme un objet. Et, par sa signification objective, la perception a aussi une signification subjective : l’extériorité se réfère à l’intériorité, n’est pas celle d’une chose en soi. Le mouvement de l’art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à l’objet, l’intention s’égare dans la sensation elle-même, et c’est cet égarement dans la sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet esthétique. Elle n’est pas la voie qui conduit à l’objet, mais l’obstacle qui en éloigne ; elle n’est pas non plus de l’ordre subjectif. La sensation n’est pas le matériel de la perception. Dans l’art, elle ressort en tant qu’élément nouveau. Mieux encore, elle retourne à l’impersonnalité d’élément. »[85(11 à 28) + 86(1-2)]

(comme événement esthétique)

« La sensation n’est pas la qualité encore non-organisée comme l’enseigne la psychologie kantienne. L’organisation ou l’anarchie de la sensation ne concerne pas son objectivité ou sa subjectivité. Réduite à la qualité pure, la sensation serait déjà un objet dans la mesure où elle est lumineuse. La manière dont, dans l’art, les qualités sensibles qui constituent l’objet, à la fois ne conduisent à aucun objet et sont en soi, est l ‘événement de la sensation en tant que sensation, c’est-à-dire l’événement esthétique. On peut aussi l’appeler la musicalité de la sensation. En musique, en effet, cette façon pour une qualité de se dépouiller de toute objectivité apparaît comme absolument naturelle. Le son musical n’est plus un bruit. Et il est susceptible de liaisons et de synthèses qui n’ont plus rien de commun avec l’ordre des objets. Les couleurs, dont le lien avec les choses est plus intime, s’en détachent surtout dans une peinture qui se sent révolutionnaire. Elles entrent dès lors, à leur tour, dans des ensembles indifférents à l’égard des synthèses des objets dans le monde. Le mot n’est pas séparable du sens. Mais il y a d’abord la matérialité du son qu’il remplit et qui permet de le ramener à la sensation et à la musicalité telle que nous venons de la définir : il est susceptible de rythme, de rimes, de mètres, d’allitérations, etc. Mais le mot se détache de son sens objectif et retourne à l’élément du sensible encore d’une autre manière : en tant qu’il s’attache à une multiplicité de sens, en tant qu’ambiguïté qu’il peut tenir de son voisinage avec d’autres mots. Il fonctionne alors comme le fait même de signifier. Derrière la signification du poème que la pensée pénètre, à la fois elle se perd dans sa musicalité, qui n’a plus rien à faire avec l’objet, qui varie peut-être uniquement en fonction de ce qu’elle écarte, de ce dont elle se libère. La poésie moderne, en rompant avec la prosodie classique, n’a donc nullement renoncé à la musicalité du vers, mais l’a cherchée plus profondément. »[86(3 à 29) + 87(1 à 14)]

Oeuvre d’art (L’)

(comme production de choses en soi)

 « La sensation et l’esthétique produisent donc des choses en soi, non pas comme des objets de degré supérieur, mais en écartant tout objet, elles débouchent dans un élément nouveau - étranger à toute distinction entre « un dehors » et un « dedans », se refusant même à la catégorie du substantif.

Déjà, d’ailleurs, le fait même du tableau qui arrache et met à part un morceau de l’univers et qui, dans un intérieur, réalise la coexistence de mondes impénétrables et étrangers les uns aux autres ─ a une fonction esthétique positive. La limitation du tableau qui tient à la nécessité matérielle de faire du limité, fournit grâce aux lignes abstraites et brutales de cette limite une condition positive à l’esthétique. Tels aussi les blocs indifférenciés que prolongent les statues de Rodin. La réalité s’y pose dans sa nudité exotique de réalité sans monde, surgissant d’un monde cassé.

Des effets du même ordre s’obtiennent au cinéma par les gros plans. Ils n’empruntent pas leur intérêt uniquement à leur pouvoir de rendre visibles les détails. Ils arrêtent l’action où le particulier est enchaîné à un ensemble pour lui permettre d’exister à part ; ils lui permettent de manifester sa nature particulière et absurde que l’objectif découvre dans une perspective souvent inattendue, la courbure d’épaule à laquelle la projection donne des dimensions hallucinantes en mettant à nu ce que l’univers visible et le jeu de ses proportions normales estompent et dissimulent. » [87(15 à 20) + 88(5 à 28)]

(intégrée dans notre monde de par son exotisme)

« Mais la réalité exotique de l’art qui, n’étant plus objective, ne se réfère pas à notre intériorité, apparaît à son tour comme l’enveloppe d’une intériorité. C’est d’abord l’intériorité même des choses qui, dans l’œuvre d’art, prennent une personnalité. Une nature morte, un paysage, à plus forte raison un portrait, ont une vie intérieure propre que leur enveloppe matérielle exprime. Un paysage, a-t-on dit, est un état d’âme. Indépendamment de cette âme des objets, l’œuvre d’art, dans son ensemble, exprime ce qu’on appelle le monde de l’artiste. IL existe un monde de Delacroix comme il existe un monde de Victor Hugo. La réalité artistique est le moyen d’expression d’une âme. Par la sympathie avec cette âme des choses ou de l’artiste, l’exotisme de l’œuvre est intégré dans notre monde. Et il en est ainsi tant que l’altérité d’autrui demeure un alter ego, accessible à la sympathie. »[88(29) + 89(1 à 17)]

 (dans sa version moderne, comme guerre au sujet)

« Nous comprenons ainsi la recherche de la peinture et de la poésie moderne, qui essaient de conserver à la réalité artistique son exotisme, d’en bannir cette âme, à laquelle les formes visibles s’assujettissent, d’enlever aux objets représentés leur servile destinée d’expression. D’où la guerre au sujet qui est la littérature de la peinture ; la préoccupation du jeu pur et simple de couleurs et de lignes, destiné à la sensation pour laquelle la réalité représentée vaut par elle-même et non pas pour l’âme qu’elle enveloppe ; la correspondance entre objets, entre leurs faces et surfaces étrangère à la cohérence du monde ; le souci de confondre les divers plans de la réalité en introduisant un objet réel au milieu d’objets ou de débris d’objets peints. L’intention est commune de présenter la réalité dans une fin du monde et en soi. »[89(18 à 29) + 90(1 à 5)]

(dans sa version moderne, comme lutte contre la vision)

« Les recherches de la peinture moderne dans leur protestation contre le réalisme procèdent de ce sentiment de la fin du monde, de la destruction de la représentation qu’il rend possible. La liberté que le peintre prend avec la nature n’est pas mesurée à sa juste signification quand elle est présentée comme procédant de l’imagination créatrice ou du subjectivisme de l’artiste. Ce subjec- tivisme ne saurait être sincère que s’il cesse précisément de se prétendre vision. Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés à un ensemble. Regarder est un pouvoir de décrire des courbes, de dessiner des ensembles où les éléments viennent s’intégrer, des horizons où le particulier apparaît en abdiquant. Dans la peinture contemporaine, les choses n’importent plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se donne comme une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l’univers. Le particulier ressort dans sa nudité d’être. Dans la représentation de la matière par cette peinture, se réalise d’une manière singulièrement saisissante cette déformation - c’est-à-dire cette mise à nu - du monde . »[90(6 à 26) + 91(1)]

(dans sa version moderne, comme représentation d’une chute des choses sur nous)

« La rupture de continuité sur la surface même des choses, ses préférences pour la ligne brisée, le mépris de la perspective et des proportions ‘réelles’ des choses, annoncent une révolte contre la continuité de la courbe. A un espace sans horizon, s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transition des uns aux autres. Eléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être. Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur maté- rialité. Malgré la rationalité et la luminosité de ces formes prises en elles-mêmes, le tableau accomplit l’en-soi même de leur existence, l’absolu du fait même qu’il y a quelque chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom ; qui est innommable et ne peut apparaître que par la poésie. Notion de matérialité qui n’a plus rien de commun avec la matière opposés à la pensée et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique, et qui, définie par las lois mécanistes qui en épuisaient l’essence et la rendaient intelligible, s’éloignait le plus de la matérialité dans certaines formes de l’art moderne. Celle-ci est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a de la consistance, du poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur. L’objet matériel, destiné à un usage, faisant partie d’un décor, se trouve par là-même revêtu d’une forme qui nous en dissimule la nudité.

La découverte de la matérialité de l’être n’est pas la découverte d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe. Derrière la luminosité des formes par lesquelles les être se réfèrent déjà à notre « dedans » - la matière est le fait même de l’il y a . »[91(1 à 29) + 92(1 à 9)]

EXISTENCE SANS EXISTANT

Existant (L’)Le Petit Larousse manque singulièrement de perspicacité quand il nous dit que lexistant « c’est ce qui existe actuellement ».

Dans certains domaines à flux variable on réserve le terme d’exis- tant à une partie constatée à un instant donné ; en comptabilité, par exemple, on parle de l’« existant en caisse ». De même dans le commerce, l’inventaire fait chaque année permet de répertorier l’existant, c’est-à-dire les marchandises qui se trouvent tant en rayons qu’en stocks.

Plus généralement, on pense que l’existant est ce qui apparaît : dans le cours de la rivière apparaît le courant, dans l’existence humaine apparaît l’existant. Plus spécifiquement, pour Jean Paul Sartre, l’existant est phénomène, c’est-à-dire qu’il se désigne lui-même comme un ensemble organisé de qualités.

On peut mettre à profit cette incidente pour en savoir plus sur le courant de pensée sartrien ; le Grand Larousse en donne un résumé au mot ‘existentialisme’ : « Doctrine philosophique selon laquelle l’existence précède et crée perpétuellement l’essence ; formule qui signifie que nous ne sommes pas prédéterminés avant de naître, mais que nous créons notre destin par notre volonté libre, que nous sommes absolument responsables de ce que nous faisons de nous-mêmes. D’un point de vue théorique, l’existentialisme pose que l’homme n’est pas d’abord un être raisonnable, mais un être incarné. Nous sommes ‘embarqués’ et nous ne pouvons réfléchir qu’à partir de l’existence, qui représente le véritable immédiat. Il s’inscrit, en ce sens, dans la tradition de la pensée marxiste, pour qui l’engagement est la substructure de toutes nos pensées. Un approfondissement spéculatif de l’engagement ou analyse de ‘l’être-là’ ─ le Dasein, a été tentée par Heidegger, et constitue une ‘philosophie existentielle’ ou ontologie » .

Pour E. Lévinas, l’existant est tout particulièrement le courant ano- nyme de l’être représenté par l’il y a :

« Imaginons le retour au néant de tous les êtres : choses et personnes. Il est impossible de placer ce retour au néant en dehors de tout événement. Mais ce néant lui-même ? Quelque chose se passe, fût-ce la nuit et le silence du néant. L’indétermination de ce ‘quelque chose se passe’, n’est pas l’indétermination du sujet, ne se réfère pas à un substantif. Elle désigne comme le pronom de la troisième personne, dans la forme impersonnelle du verbe, non pas un auteur mal connu de l’action, mais le caractère de cette action elle-même qui, en quelque manière, n’a pas d’auteur, qui est anonyme. Cette ‘ consumation’ impersonnelle, anonyme, mais inex- tinguible de l’être, celle qui murmure au fond du néant lui-même, nous la fixons par le terme d’il y a. L’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle est ‘l’être en général’.

Nous n’en empruntons pas la notion à un ‘ étant’ quelconque - choses extérieures ou monde intérieur. L’il y a transcende en effet l’intériorité comme l’extériorité dont il ne rend même pas possible la distinction. Le courant anonyme de l’être envahit, submerge tout sujet, personne ou chose. La distinction sujet-objet à travers laquelle nous abordons les existants n’est pas le point de départ d’une méditation qui aborde l’être en général. »[93(1 à 13) + 94(1 à 15)]

Il y a (L’)

(tel qu’expérimenté dans la nuit)

« Si le terme d’expérience n’était pas inapplicable à une situation qui est l’exclusion absolue de la lumière, nous pourrions dire que la nuit est l’expérience même de l’il y a. Lorsque les formes des choses sont dissoutes dans la nuit, l’obscurité de la nuit, qui n’est pas un objet, ni la qualité d’un objet, envahit comme une présence. Dans la nuit où nous sommes rivés à elle, nous n’avons affaire à rien. Mais ce rien n’est pas un pur néant. Il n’y a plus ni ceci, ni cela ; il n’y a pas quelque chose. Mais cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable. Elle est immédia- tement là. Il n’y a pas de discours. Rien ne nous répond, mais ce silence, la voix de ce silence est entendue et effraie comme « le silence des espaces infinis » dont parle Pascal.

Il y a, forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud. Anonymat essentiel. L’esprit ne se trouve pas en face d’un extérieur appréhendé. L’extérieur ─ si on tient à ce terme ─ demeure sans corrélation avec un intérieur. Il n’est plus donné. Il n’est plus monde. Ce qu’on appelle le moi, est, lui-même, submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par elle. La disparition de toute chose et la disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l’être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l’initiative, anonymement. L’être demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance n’appar- tenant à personne, mais comme universel, retournant au sein même de la négation qui l’écarte et à tous les degrés de cette négation. »[94(16 à 29) + 95(1 à 23)]

(comme espace nocturne où règne l’insécurité)

« Il y a l’espace nocturne, mais ce n’est plus l’espace vide ; la transparence, qui, à la fois, nous distingue des choses et nous permet d’y accéder, par laquelle elles sont données. L’obscurité la remplit comme un contenu[23], il est plein, mais plein de néant du tout. Peut-on parler de sa continuité ? Il est certes ininterrompu. Mais les points de l’espace nocturne ne se réfèrent pas les uns aux autres, comme dans l’espace éclairé ; il n’y a pas de perspective, ils ne sont pas situés. C’est un grouillement de points.

L’absence de perspective n’est pas purement négative. Elle devient insécurité. Non point que les choses recouvertes par l’obscurité échappent à notre prévision et qu’il devienne impossible de mesurer à l’avance leur approche. L’insécurité ne vient pas des choses du monde diurne que la nuit recèle, elle tient [très] précisément au fait que rien n’approche, que rien ne vient, rien ne menace : ce silence, cette tranquillité, ce néant de sensations constituent une sourde menace indéterminée, absolument. L’indétermination en fait l’acuité. Il n’y a pas d’être déterminé, n’importe quoi vaut pour n’importe quoi. Dans cette équivoque se profile la menace de la présence pure et simple, de l’il y a. Il est impossible devant cette invasion obscure de s’envelopper en soi, de rentrer dans sa coquille. On est exposé. Le tout est ouvert sur nous. Au lieu de nous servir à l’accession à l’être, l’espace nocturne nous livre à l’être. »[95(24 à 29) + 96(1 à 5+ 9 à 27)]

(comme caractère fantastique de choses du monde diurne)

« Les choses du monde diurne ne deviennent donc pas dans la nuit la source de ‘l’horreur des ténèbres’ parce que le regard n’arri- verait pas à guetter leurs ‘imprévisibles desseins’, c’est tout au contraire à cette horreur qu’elles empruntent leur caractère fantastique. L’obscurité ne modifie pas seulement leurs contours pour la vision, mais les ramène à l’être indéterminé, anonyme qu’elles suintent.

Ainsi peut-on parler de nuits en plein jour. Les objets éclairés peuvent nous apparaître comme à travers leurs crépuscules. Telle la ville irréelle, inventée, que l’on trouve après un voyage fatigant ; les choses et les êtres nous atteignent comme si elles n’étaient plus un monde, nageant dans le chaos de leur existence. Telle aussi la réalité‘ fantastique’,‘ hallucinante’, chez des poètes comme Rimbaud , même quand ils nomment les choses les plus familières, les êtres les plus habituels. L’art méconnu de certains romanciers réalistes et naturalistes, malgré leurs professions de foi et leurs préfaces, produit le même effet : ces êtres et ces choses qui s’abîment dans leur matérialité terriblement présents par leur épaisseur, par leur poids, parleurs formats. Certains passages de Huysmans, de Zola, la calme et souriante horreur de tel conte de Maupassant, ne donnent pas seulement, comme on le pense parfois, une peinture ‘fidèle’ ou excessive de la réalité, mais pénètrent - derrière la forme que la lumière révèle - dans cette matérialité qui, loin de correspondre au matérialisme philosophique des auteurs, constitue le fond obscur de l’existence. »[96(28-29) + 97(1 à 29)]

(comme précipitation de la conscience dans une vigilance imper- sonnelle)

«Le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur. Nous avions déjà marqué l’insinuation de l’il y a dans la nuit, comme une menace indéterminée de l’espace lui-même dégagé de sa fonction de réceptacle d’objets, d’accès aux êtres. Il faut y insister.

Etre conscience, c’est être arraché à l’il y a , puisque l’existence d’une conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence c’est-à-dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom, dans l’anonymat de la nuit. L’horreur est en quelque sorte un mouvement qui va dépouiller la conscience de sa ‘subjectivité’ même. Non pas en l’apaisant dans l’inconscient, mais en la précipitant dans une vigilance impersonnelle, dans une participation, au sens que Lévy-Bruhl donne à ce terme.

La nouveauté de l’idée de participation introduite par Lévy-Bruhl pour décrire une existence où l’horreur joue le rôle d’une émotion dominante, consiste dans la destruction des catégories qui, jusqu’ alors, servaient à la description des sentiments suscités par le ‘sacré’. Si chez Durkheim le sacré tranche sur le profane par les sentiments qu’il provoque, ces sentiments demeurent ceux d’un sujet face à un objet. L’identité de ces termes ne semble pas en question. Les qualités sensibles de l’objet sacré, sans commune mesure avec la puissance émotionnelle qu’il dégage et avec la nature même de cette émotion, rendent compte, comme porteurs de ‘représentations collectives’ de cette disproportion et de cette inadéquation.

Il en est tout autrement chez Lévy-Bruhl. Dans la participation mystique, foncièrement différente de la participation platonicienne à un genre, l’identité des termes se perd ; ils se dépouillent de ce qui constitue leur substantivité même. La participation d’un terme à l’autre nous reconnaissons en elle l’il y a. »[98(5 à 29) + 99(1 à 19)]

(comme absence de tout ‘étant’, Dieu compris)

« L’impersonnalité du sacré dans les religions primitives, qui pour Durkheim est le Dieu « encore » impersonnel, d’où sortira un jour le Dieu des religions évoluées, décrit, tout au contraire chez Lévy-Bruhl, un monde où rien ne prépare l’apparition d’un Dieu. Plutôt qu’à Dieu, la notion de l’il y a nous ramène à l’absence de Dieu, à l’absence de tout étant. Les primitifs sont absolument avant la Révélation, avant la lumière.

L’horreur n’est en aucune façon une angoisse de mort. Les primitifs ne témoignent, d’après Lévy-Bruhl, à l’égard de la mort, comme fait naturel, que de l’indifférence. C’est de subjectivité, de son pouvoir d’existence privée que le sujet est dépouillé dans l’horreur. Il est dépersonnalisé. La ‘ nausée’ comme sentiment de l’existence, n’est pas encore une dépersonnalisation ; alors que l’horreur met à l’envers la subjectivité du sujet, sa particularité d’étant. Elle est la participation à l’il y a. A l’il y a ‘ sans issue’. C’est si l’on peut dire, l’impossibilité de la mort, l’universalité de l’existence jusque dans son anéantissement. »[99(19 à 29) + 100(1 à 12)]

(dans sa différence avec le néant pur de l’angoisse heideggerienne)

« Tuer comme mourir, c’est chercher une sortie de l’être, aller là où la liberté et la négation opèrent. L’horreur est l’événement d’être qui retourne au sein de cette négation, comme si rien n’avait bougé. ‘ Et cela, dit Macbeth, est plus étrange que le crime lui-même’. Dans le néant que crée le crime, l’être se condense jusqu’à l’étouffement et arrache précisément la conscience à sa « retraite » de conscience. Le cadavre c’est l’horrible. Il porte déjà en lui son propre fantôme, constitue l’élément même de l’horreur.

La nuit donne une allure fantomatique aux objets qui la remplissent encore. ‘ Heure du crime’, ‘ Heure du vice’, crime et vice portent eux aussi la marque d’une réalité surnaturelle. Les malfaiteurs inquiètent eux-mêmes comme des revenants. Ce retour de la présence dans la négation, l’impossibilité de s’évader d’une existence anonyme et incorruptible constitue le plus profond du tragique shakespearien. La fatalité de la tragédie antique devient la fatalité de l’être irrémissible.

Les spectres, les fantômes, les sorcières ne sont pas seulement le tribut de Shakespeare à son temps ou le vestige des matériaux utilisés ; ils permettent de se mouvoir constamment sur cette limite de l’être et du néant où l’être s’insinue dans le néant même, comme ‘ les bulles de la terre’. Hamlet recule devant le ‘ ne pas être’ parce qu’il pressent le retour de l’être.

L’horreur de la nuit, en tant qu’expérience de l’il y a, ne nous révèle donc pas un danger de mort ni même un danger de douleur. Point essentiel de toute cette analyse : le néant pur de l’angoisse heideggerienne ne constitue pas l’il y a. »[100(13 à 29) + 101(1 à 13) + 102(1 à 5)]

(comme signifiant le sans-issue de l’existence)

« Horreur de l’être opposée à l’angoisse du néant ; peur d’être et non pas pour l’être ; être en proie livré à quelque chose qui n’est pas un ‘quelque chose’. La nuit dissipée au premier rayon du soleil, l’horreur de la nuit ne se définit plus. Le ‘quelque chose’ apparaît rien.

L’horreur exécute la condamnation à la réalité perpétuelle, le « sans issue » de l’existence :

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale !

Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.

Phèdre découvre l’impossibilité de la mort, l’éternelle responsabi- lité de son être dans un univers plein, où, engagement irrésiliable, son existence n’a plus rien de privé. »[102(5 à 20)]

 
 

Paragraphes de transition

(Confrontation de l’il y a avec d’autres philosophies)

Heidegger

«Nous opposons donc ‘le silence et l’horreur des ténèbres’[de l’il y a], à l’angoisse heideggerienne ; la peur d’être à la peur du néant. Alors que l’angoisse, chez Heidegger, accomplit l’‘ être pour la mort’, saisie et comprise en quelque façon, - l’horreur de la nuit ‘ sans issue’ et ‘ sans réponse’ est l’existence irrémissible. ‘ Demain, hélas ! il faudra vivre encore’, demain, contenu dans l’infini de l’aujourd’hui.

Horreur de l’immortalité, perpétuité du drame de l’existence, néces- sité d’en assumer à jamais la charge. »[102(21 à 29) + 103(1 à 3)]

Bergson (et sa critique du néant)

« Lorsque dans le dernier chapitre de L’Evolution créatrice, Bergson montre que le concept du néant équivaut à l’idée de l’être biffé, il semble entrevoir une situation analogue à celle qui nous mène à la notion de l’il y a.

La négation ─ qui, d’après Bergson, a un sens positif en tant que mouvement de l’esprit qui rejette un être pour en penser un autre, ─ appliquée à la totalité de l’être, n’aurait plus de sens. Nier la totalité de l’être, c’est, pour la conscience, plonger dans une espèce d’obscurité, où, du moins, elle se demeure en tant que fonctionnement, en tant que conscience de cette obscurité. La négation totale serait donc impossible, penser le néant ─ une illusion. Mais la critique bergsonienne du néant ne vise que la nécessité d’un étant, d’un ‘quelque chose’ qui existe. Il aborde l’être, dans toute sa critique comme un ‘étant’, et aboutit à un étant résiduel. L’obscurité où plonge la conscience ayant éteint toute lueur dans l’être, est également comprise comme contenu. Le fait que c’est un contenu obtenu par négation de tout contenu, reste sans considération. Or, c’est là toute l’originalité de la situation. L’obscurité, - en tant que présence de l’absence, n’est pas un contenu purement présent. Il ne s’agit pas d’un « quelque chose » qui reste, mais de l’atmosphère même de présence, qui peut apparaître certes après coup comme un contenu, mais qui, originellement est l’événement impersonnel, a-substantif de la nuit et de l’il y a. C’est comme une densité du vide, comme un murmure du silence. Il n’y a rien, mais il y a de l’être, comme un champ de forces. L’obscurité est le jeu même de l’existence qui se jouerait même s’il n’y avait rien. C’est précisément pour exprimer cette situa- tion paradoxale que nous introduisons le terme d’il y a. »[103(4 à 23) + 104(1 à 17)]

Il y a (L’)

(au-dessus de toute contradiction)

« Nous tenons à appeler l’attention sur cet être-densité, atmosphère, champ ─ qui ne s’identifie pas avec l’objet doué de cette densité ou saisi par le souffle de l’existence, ou situé dans un champ de force ; sur la densité existentielle du vide lui-même, de tout vide de tout être ou du vide du vide, et quel que soit le degré de cette négation appliquée à elle-même. La négation n’aboutit pas à l’être en tant que structure et organisation des objets, ce qui s’affirme et s’impose dans la situation extrême que nous avons imaginée ─ et que dans la nuit et le tragique nous approchons ─ c’est l’être en tant que champ impersonnel, un champ sans propriétaire et sans maître, où la négation et l’anéantissement et le néant sont des évènements comme l’affirmation et la création et la subsistance, mais évènements impersonnels. Présence de l’absence, l’il y a est au-dessus de la contradiction : il embrasse et domine sa contradictoire . Dans ce sen, l’être n’a pas de porte de sortie. »[104(17 à 29) + 105(1 à 7)]

Philosophie moderne

« L’idée de la mort et de l’angoisse devant la mort a pu, dans la philosophie moderne, être opposée à la critique bergsonienne du néant. ‘ Réaliser’ la pensée du néant, n’est pas voir le néant, mais mourir . En tant que mort et attitude à l’égard de la mort, la négation de l’être est autre chose qu’une pensée impassible. Mais, là encore, le néant est pensé indépendamment de l’il y a, dans une méconnaissance de l’universalité de l’il y a ; le caractère dialectique de la présence dans l’absence passe inaperçu. On part de l’être qui est un contenu limité par le néant. Le néant est encore envisagé comme la fin et la limite de l’être, comme un océan qui le bat de tous côtés. Il faut précisément se demander, si impensable comme limite ou négation de l’être, le ‘ néant’ n’est pas possible en tant qu’intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir de sommeil, de suspension, d’epoche, n’est pas le lieu de ce néant-intervalle. »[105(8 à 26)]

TABLE DES MATIERES

Art : par qui la chose est arrachée à la perspective du monde

[83(8 à 13) + 84(1 à 23)]

Art : comme découverte des choses en soi : l’impression esthétique

[84(24 à 29) +85(1 à 10)]

Art : dans son rôle de réhabilitation de la sensation

[85(11 à 28) + 86(1-2)]

Art : comme événement esthétique

[86(3 à 29) + 87(1 à 14)]

Œuvre d’art : comme production de choses en soi

[87(15 à 20) + 88(5 à 28)]

Œuvre d’art : intégrée dans notre monde de par son exotisme

[88(29) + 89(1 à 17)]

Œuvre d’art : dans sa version moderne, comme guerre au sujet

[89(18 à 29) + 90(1 à 5)]

Œuvre d’art : dans sa version moderne, comme lutte contre la visionj

[90(6 à 26) + 91(1)]

Œuvre d’art : dans sa version moderne, comme représentation d’une chute des choses sur nous

[91(1 à 29) + 92(1 à 9)]

Il y a (l’) : tel qu’expérimenté dans la nuit

[94(16 à 29) + 95(1 à 23)]

Il y a (l’) : comme espace nocturne où règne

 l’insécurité

[95(24 à 29) + 96(1 à 5+ 9 à 27)]

Il y a (l’) : comme caractère fantastique de choses du monde diurne

[96(28-29) + 97(1 à 29)]

Il y a (l’) : comme précipitation de la conscience dans une vigilance impersonnelle

[98(5 à 29) + 99(1 à 19)]

Il y a (l’) : comme absence de tout ‘étant’, Dieu compris

[99(19 à 29) + 100(1 à 12)]

Il y a (l’) : dans sa différence avec le néant pur de l’angoisse heideggerienne

[100(13 à 29) + 101(1 à 13) + 102(1 à 5)]

Il y a (l’) : comme signifiant le sans-issue de l’existence

[102(5 à 20)]

Il y a (l’) : au-dessus de toute contradiction

[104(17 à 29) + 105(1 à 7)]

 

IV. HYPOSTASE

INSOMNIE (L’)

Pour le Petit Larousse, l’insomnie est l’impossibilité de dormir. Dans son sens le plus communément admis, c’est plus précisément une phase de veille qui ajourne ou interrompt le sommeil. Elle peut résulter d’une difficulté à l’endormissement, d’un réveil matinal prématuré ou, au cours de la nuit, de phases de veilles plus ou moins longues. Sans que des affections mentales soient a priori invoquées, on l’attribue volontiers à une fatigue excessive ou à des préoccupations diurnes anxieuses.

Pour E. Lévinas l’insomnie, comme extinction du sujet, est à nouveau le fait universel de l’il y a :

« L’impossibilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anony- me bruissement de l’existence, se manifeste en particulier à travers certains moments où le sommeil se dérobe à nos appels. On veille quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence de toute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l’être, tenu à être. On se détache de tout objet, de tout contenu, mais il y a présence. Cette présence qui surgit derrière le néant n’est ni un être, ni le fonctionnement de la conscience s’exerçant à vide, mais le fait universel de l’il y a, qui embrasse les choses et la conscience. »[109(1 à 13)]

Il y a (l’)

(comme réveil au sein de la négation)

« La distinction entre l’attention qui se dirige vers les objets - qu’ils soient intérieurs ou extérieurs - et la vigilance qui s’absorbe dans le bruissement de l’être inévitable, va plus loin. Le moi est emporté par la fatalité de l’être. Il n’y a plus de dehors, ni de dedans. La vigilance est absolument vide d’objets. Ce qui ne revient pas à dire qu ‘elle est expérience du néant ; mais qu’elle est aussi anonyme que la nuit elle-même. L’attention suppose la liberté du moi qui la dirige ; la vigilance de l’insomnie qui tient ouverts nos yeux n’a pas de sujet. C’est le retour même de la présence dans le vide laissé par l’absence - non pas retour de quelque chose, mais d’une présence ; c’est le réveil de l’il y a au sein de la négation, - c’est une infaillibilité de l’être où ne se relâche jamais l’œuvre d’être ; c’est son insomnie même. La conscience du sujet pensant - avec son pouvoir d’évanescence, de sommeil et d’inconscient - est précisément la rupture de l’insomnie de l’être anonyme, la possibilité de ‘suspendre’, d’avoir un refuge en soi pour s’y retirer de l’être ; avoir, comme Pénélope, une nuit à soi pour défaire l’ouvrage veillé et surveillé dans la journée. L’il y a - le jeu d’être - ne se joue pas à travers des oublis, ne s’emboîte pas comme un rêve dans un sommeil. Son événement même consiste dans une impossibilité - dans une opposition aux possibilités - de sommeil, de détente, d’assoupissement, d’absence. Ce retour de la présence dans l’absence ne se fait pas dans des instants distincts, comme un flux et un reflux. Le rythme manque à l’il y a, comme la perspective aux points grouillants de l’obscurité. Il faudrait la position d’un sujet pour que l’instant puisse faire irruption dans l’être, pour que s’arrête cette insomnie qui est comme l’éternité même de l’être. »[110(1 à 29) + 111(1 à 8)]

(où l’être est l’objet d’une pensée anonyme : la veille)

« Nous introduisons ainsi dans l’événement impersonnel de l’il y a, non point la notion de conscience, mais la veille à laquelle la conscience participe, tout en s’affirmant comme conscience, précisément parce qu’elle ne fait qu’y participer. La conscience est une partie de la veille, c’est dire : elle l’a déjà déchirée. Elle comporte précisément un abri contre cet être auquel, en nous dépersonnalisant, nous atteignons dans l’insomnie ; cet être qui ne se perd, ni ne se dupe, ni ne s’oublie - qui est, si l’on doit tenter l’expression, complètement dessaoûlé.

La veille est anonyme. Il n’y a pas ma vigilance à la nuit, dans l’insomnie, c’est la nuit elle-même qui veille ; çà veille. Dans cette veille anonyme où je suis entièrement exposé à l’être, toutes les pensées qui remplissent mon insomnie sont suspendues à rien. Elles sont sans support. Je suis, si l’on veut, l’objet plutôt que le sujet d’une pensée anonyme. Certes, je fais du moins l’expérience d’être objet, je prends encore conscience de cette vigilance anonyme.

L’insomnie nous met donc dans une situation où la rupture avec la catégorie du substantif n’est pas seulement la disparition de tout objet, mais de l’extinction du sujet.

En quoi consiste, dès lors, l’avènement du sujet ? »[111(9 à 27) + 113(1 à 5)]

LA POSITION

Pour le Petit Larousse, la position est l’attitude d’uns chose dans l’espace et plus particulièrement l’attitude, la posture du corps. Il cite comme exemple le changement de position.

Pour le sens commun, la position peut présenter un aspect statique ou dynamique. Dans ce dernier cas il retient une action en rapport avec la position : se mettre en position (de recherche de vitesse par exemple pour un skieur ou un coureur cycliste, de départ pour un nageur ), garder la position et aussi changer de position.

Dans son aspect statique, la position est déterminée soit spatia- lement : position droite ou penchée, assise ou accroupie, couchée ou allongée ; soit qualitativement : position bonne ou mauvaise, première ou dernière, stable ou instable, confortable ou incon- fortable, habituelle ou inhabituelle, contractée ou décontractée.

On parle aussi de la position d’un groupe, d’une troupe. En 1940, pour parler du repli des troupes françaises, les reporters insistaient tout particulièrement sur le fait qu’il se faisait toujours ‘sur des positions prévues à l’avance’. Fâcheuses positions’ !

Formuler un avis, c’est encore prendre position.

Quelle que soit la détermination de la position, les exemples foisonnent.

Pour Emmanuel Lévinas, c’est la stance de l’instant (tension et événement de la position) qui est la base ; elle seule permet de rendre compte de la substantialité et de la spiritualité du sujet.

Conscience

 (dans sa communication avec son contraire)

« La conscience a paru trancher sur l’il y a par sa possibilité de l’oublier et de le suspendre - par sa possibilité de dormir. Elle est un mode d’être, mais assumant l’être, elle est son hésitation même. Par là, elle se donne une dimension de repli. Lorsque Jonas, de la Bible, héros de l’évasion impossible, invocateur du néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés, l’échec de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau et s’endort.

Le paradoxe consiste à définir la conscience par l’inconscient. Ils ne se confondent pas. Mais l’événement de la conscience ne se réfère pas à l’inconscience seulement comme à son contraire. La conscience, dans son opposition à l’inconscient n’est pas faite de cette opposition, mais de ce voisinage, de cette communication avec son contraire : dans son élan même, la conscience se lasse et s’inter- rompt, a un recours contre elle-même. Dans son intentionnalité même, elle se décrit comme une issue dans une profondeur sous-jacente, comme ce pouvoir que le poète Vorge de Jules Romains a appelé le pouvoir de ‘ f…le camp par l’intérieur’. Elle n’est jamais au pied du mur. »[115(1 à 12) + 116(1 à 12)]

(son recul dans l’activité même de la pensée : l’arrière-pensée)

« Ce n’est pas en deux temps que se fait ce recul de la conscience vers l’inconscient ou cette sortie de la conscience du fond de l’inconscient. Dans l’activité même de la pensée, bourdonne l’arrière-pensée. C’est le clin d’œil fait de regard et de non-regard. Le présent, comme nous l’avons montré dans l’effort qui le constitue est derrière le présent. Il se rattrape dans un retard sur lui-même ou accomplit un recul, un choc en retour, dans la simplicité de son coup.

D’autre part, l’inconscient que couve la conscience n’est pas à son tour une intention qui prolongerait la sincérité même de l’intention dirigée sur le monde. Les arrière-pensées ne sont pas des pensées promises au même rang que la pensée, mais qui attendent leur promotion. Et la façon dont la conscience se réfère à l’inconscient n’est pas une intention à son tour. Elle caractérise la production même de la lumière, comme un scintillement. »[116(13 à 29) + 117(1 à 7)]

 

Ici (l’)

(comme une possibilité pour la pensée de s’y rassembler)

« La pensée que l’idéalisme nous a habitués à situer hors de l’espace est ici[24]. Le corps exclu par le doute cartésien est le corps objet. Le cogito n’aboutit pas à l’impersonnelle position : « il y a de la pensée », mais à la première personne du présent : « je suis une chose qui pense ». Le mot chose est ici admirablement précis. Le plus profond enseignement du cogito cartésien consiste précisément à découvrir la pensée comme substance, c’est-à-dire comme quelque chose qui se pose. La pensée a un point de départ. Il s’agit de quelque chose qui tranche sur le savoir, d’une condition.

La pensée qui se répand instantanément dans le monde, conserve une possibilité de se ramasser dans l’ici, dont elle n’est jamais détachée. La conscience est précisément le fait que l’impersonnelle et ininterrompue affirmation de ‘ vérités éternelles’ peut devenir simplement une pensée, c’est-à-dire peut, malgré son éternité sans sommeil, commencer ou finir dans une tête, s’allumer ou s’éteindre, s’échapper d’elle-même : la tête retombe sur les épaules - on dort. »[117(8 à 26) + 118(1 à 10)]

(dans le phénomène même de la localisation et du sommeil)

« Possibilité de dormir, qui est déjà fournie par l’exercice même de la pensée. Elle n’est pas d’abord pensée puis ensuite ici ; en tant que pensée elle est déjà ici, déjà à l’abri de l’éternité et de l’universalité. Localisation qui ne suppose pas l’espace. Elle est tout le contraire de l’objectivité. Elle ne suppose pas une pensée derrière elle qui aurait à saisir l’ici ─ dans cette dialectique par laquelle commence la Phénoménologie de Hegel ─ et qui est un ici objectif. La localisation de la conscience n’est pas subjective, mais la subjectivation du sujet. Le scintillement de la conscience, son repli dans le plein, c’est, sans aucune référence à l’espace objectif, le phénomène même de la localisation et du sommeil, qui est précisément l’événement intérieur. L’inconscient en tant que sommeil n’est pas une nouvelle vie qui se joue sous la vie : c’est une participation à la vie par la non-participation, par le fait élémentaire de reposer. »[118(11 à 28) + 119(1-2)]

 Sommeil (le)

(dans son rapport avec le lieu comme base)

« En quoi consiste, en effet, le sommeil ? Dormir, c’est suspendre l’activité psychique et physique. Mais à l’être abstrait, planant dans l’air, manque une condition essentielle de cette suspension : le lieu. L’appel du sommeil se fait dans l’acte de se coucher. Se coucher, c’est précisément borner l’existence au lieu, à la position.

Le lieu n’est pas un ‘ quelque part’ indifférent, mais une base, une condition. Certes nous comprenons communément notre localisa- tion comme celle d’un corps situé n’importe où.

Le sommeil rétablit la relation avec le lieu comme base. En nous couchant, en nous blottissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu - il devient notre refuge en tant que base. Toute notre œuvre d’être ne consiste alors qu’à reposer. Dormir, c’est comme entrer en contact avec les protectrices vertus du lieu ; chercher le sommeil, c’est chercher ce contact par une espèce de tâtonnement. Celui qui se réveille se retrouve enfermé dans son immobilité comme un œuf dans sa coquille. Cet abandon à la base qui offre en même temps un refuge constitue le sommeil par lequel l’être, sans se détruire, demeure suspendu. »[119(3 à 13 + 23 à 27) + 120(1 à 9)]

(comme position de la conscience)

« C’est à partir du repos, à partir de la position, à partir de cette relation unique avec le lieu, que vient la conscience. Elle est un engagement dans l’être qui consiste à se tenir précisément dans le non-engagement du sommeil. Elle ‘a’ une base, elle ‘a’ un lieu. Le seul avoir qui ne soit pas encombrant, mais qui est la condition : la conscience, est ici. Que la conscience soit ici n’est pas à son tour un fait de conscience , mais la position de la conscience. Il ne s’agit pas du contact avec la terre : s’appuyer sur la terre est plus que la sensation du contact, plus qu’une connaissance de la base. Ce qui est ici ‘objet’ de connaissance ne se fait pas vis-à-vis du sujet, mais le supporte au point que c’est par le fait de s’appuyer sur la base que le sujet se pose comme sujet.»[120(10 à 29)]

(comme une reprise de l’‘il y a’)

« L’antithèse de la position n’est pas la liberté d’un sujet suspendu en l’air, mais la destruction du sujet, la désintégration de l’hypostase. Elle s’annonce dans l’émotion. L’émotion est ce qui bouleverse. La psychologie physiologiste qui, partant de l’émotion-choc, présentait les émotions en général comme une rupture d’équilibre, nous semble sur ce point ─ malgré un langage élémentaire ─ saisir la vraie nature de l’affectivité ; elle le fait d’ailleurs plus fidèlement que les analyses phénoménologiques qui lui conservent malgré tout, un caractère de compréhension et, par conséquent, d’appréhension (Heidegger), parlent d’une expérience émotionnelle et d’un objet revêtu de nouvelles propriétés (Husserl, Scheler). L’émotion met non point l’existence, mais la subjectivité du sujet en question ; elle l’empêche de se ramasser, de réagir, d’être quelqu’un. Ce qu’il y a de positif dans le sujet vient s’abîmer dans le nulle part. Elle est, dans son fond, le vertige même qui s’insinue en elle, le fait de se trouver au-dessus d’un vide. Le monde des formes s’ouvre comme un abîme sans fond. Le cosmos éclate pour laisser béer le chaos, c’est-à-dire l’abîme, l’absence de lieu, l’il y a. »[121(1 à 25)]

(comme l’existant d’une conscience)

« L’ici de la conscience[25], celui dont nous partons, précède toute compréhension, tout horizon en tout temps. Il est le fait même que la conscience est origine, qu’elle part d’elle-même, qu’elle est existant. Dans sa vie même de conscience, elle vient toujours de sa position, c’est-à-dire de la ‘relation’ préalable avec la base, avec le lieu que, dans le sommeil, elle épouse exclusivement. Les contenus de la conscience sont des états. Son immobilité, sa fixité de sujet tient non pas à la référence invariable à quelques coordonnées de l’espace idéal, mais à sa stance, à l’événement de sa position qui ne se réfère qu’à lui-même, qui est l’origine de la fixité en général - le commencement de la notion même du commencement. »[121(26 à 29) + 122(1 à 18)]

Corps (le)

(où s’accomplit la mue même d’événement en être)

« Le lieu, avant d’être un espace géométrique, avant d’être l’ambiance concrète du monde heideggerien, est une base. Par là, le corps est l’avènement même de la conscience. En aucune façon, il n’est une chose. Non seulement parce qu’une âme l’habite, parce que son être est de l’événement et non pas de l’ordre du substantif. Il ne se pose pas, il est la position. Il ne se situe pas dans un espace donné au préalable - il est l’irruption dans l’être anonyme du fait même de la localisation. De cet événement on ne rend pas compte quand, au delà de l’expérience externe du corps, on insiste sur son expérience interne, sur la cénesthésie.

La cénesthésie est faite de sensations, c’est-à-dire de renseigne- ments élémentaires. Le corps est notre possession, mais le lien de possession se résout finalement en un ensemble d’expériences et de savoirs. La matérialité du corps demeure une expérience de la matérialité. Dira-t-on qu’en la cénesthésie il y a une intimité allant jusqu’à l’identification : que je suis ma douleur, ma respiration, mes organes, que je n’ai pas seulement un corps, mais que je suis un corps ? Mais, là encore, le corps est un être, un substantif, à la rigueur un moyen de localisation, et non pas la manière dont l’homme s’engage dans l’existence, dont il se pose. Le saisir comme événement, c’est dire qu’il n’est pas l’instrument ou le symbole, ou le symptôme de la position, mais la position même, qu’en lui s’accomplit la mue même d’événement en être. »[122(19 à 29) + 123(1 à 21)]

(comme événement en lui-même)

« Certes le corps passait toujours pour être plus qu’un amas de matière. Il logeait une âme qu’il avait le pouvoir d’exprimer. Le corps pouvait être plus ou moins expressif et il avait des parties qui l’étaient plus ou moins. Le visage et les yeux, miroirs de l’âme, étaient les organes par excellence de l’expression. Mais la spiritualité du corps ne réside pas dans ce pouvoir d’exprimer l’intérieur. De par sa position il accomplit la condition de toute intériorité. Il n’exprime pas un événement, il est lui-même cet événement. C’est une des plus fortes impressions qu’on retient de la sculpture de Rodin. Ses êtres ne se trouvent jamais sur un socle conventionnel ou abstrait. L’événement qu’accomplissent ses statues réside beaucoup plus dans leur relation avec la base, dans leur position, que dans leur relation avec une âme - savoir ou pensée, qu’ils auraient à exprimer.»[123(22 à 29) + 124(1 à 10)]

 

 

Présent (le) (1)

(en tant qu’il me situe dans l’être comme sujet)« Par la position, la conscience participe au sommeil. La possibilité de reposer, de s’envelopper en soi, c’est la possibilité de s’abandonner à la base, de se coucher. Elle est contenue dans la conscience en tant que la conscience est localisée. Le sommeil, repli dans le plein, s’accomplit dans la conscience comme position. Mais la position est l’évènement même de l’instant comme présent. Si on aborde le présent dans le temps, il apparaît, conformément à une tradition philosophique déjà ancienne, comme l’évanescence même de l’être. Mais on peut se demander si l’évanescence du présent n’est pas la seule possibilité pour un sujet de surgir dans l’être anonyme et d’être susceptible de temps. En effet, l’instant du temps, dans sa production, peut ne pas venir d’une série infinie qu’il faudrait parcourir, mais montrer de l’indifférence à cette série ; il peut, sans dénouer le nœud gordien du temps, le trancher. Etre à partir de lui-même. Cette façon pour l’instant d’être, d’être présent. En lui, l’infini du temps ou de l’éternité est interrompu et recommence. Le présent est donc ma situation dans l’être où il n’y a pas seulement de l’être en général, mais où il y a un être, un sujet. »[124(11 à 27) + 125(1 à 12)](comme interruption et renouement de la durée)

« Parce que le présent ne se réfère qu’à soi, part de soi, il est réfractaire à l’avenir. Son évanescence, sa pâmoison rentrent dans sa notion. S’il durait, il se léguerait. Il aurait déjà tiré son être d’un héritage et non pas de soi-même. Il ne peut donc avoir aucune continuité. Son évanescence est la rançon de sa subjectivité, c’est-à-dire de la transmutation au sein du pur événement d’être, de l’événement en substantif, de l’hypostase.

Le temps par lui-même se refuse à toute hypostase, les images de courant et de flux par lesquelles on l’explique s’appliquent aux êtres dans le temps et non pas au temps lui-même. Le temps ne coule pas comme un fleuve. Mais le présent réalise la situation exceptionnelle où l’on peut donner à l’instant un nom, le penser comme substantif. Non point par un abus de langage, mais en vertu d’une transmutation ontologique, d’une équivoque essentielle. L’arrêt de l’instant ne doit pas être recherché comme une étendue du temps immobilisée ─ dont une psychologie scientifique pourrait par derrière mesurer la durée. Le présent est arrêt, non pas parce qu’il est arrêté, mais parce qu’il interrompt et renoue la durée à laquelle il vient à partir de soi. Malgré son évanescence dans le temps où on l’envisage exclusive- ment, ou plutôt à cause d’elle, il est accomplissement d’un sujet. Il tranche sur la durée où il est saisi.»[125(13 à 29) + 126(1 à 11)]

Instant (l’)

(comme surgissant dans l’élan vers l’avenir)

« La philosophie moderne professe un mépris pour l’instant où elle voit uniquement l’illusion du temps scientifique dépouillé de tout dynamisme, de tout devenir. L’instant ne lui semble exister qu’à la limite de deux temps, pure abstraction. La réalité serait faite de l’élan concret de la durée, toujours tourné vers l’avenir ; toujours mordant sur lui. La considération fondamentale qui permet ce dénigrement de l’instant tient au fait que, par lui-même, l’instant n’a pas de grandeur, n’a pas de durée, n’est pas la durée.

Considération légitime, s’il est vrai que l’instant doit être compris en fonction du temps et que la relation du temps avec l’existence est claire par elle-même. C’est en effet à partir du temps qu’au cours de toute son histoire, la philosophie comprenait l’instant. Non pas qu’elle se soit imaginé vulgairement le temps composé d’instants. Ni Platon, ni Aristote - et à plus forte raison - ni Hamelin, ni Bergson, ni Heidegger n’ont commis cette erreur. Mais que l’instant soit saisi comme complément dialectique de l’intervalle, ou comme une vue latérale prise sur la durée,- ou comme surgissant dans l’élan vers l’avenir, qui ploie déjà sous la charge du passé - l’instant emprunte dans toute la philosophie moderne sa signification à la dialectique du temps ; il ne possède pas de dialectique propre. Il n’a pas de fonction ontologique autre que celle que, au gré des variations des doctrines, on accorde au temps. »[126(12 à 27) + 127(1 à 14)]

(dans son assomption comme simulation de l’éternité)

« D’autre part, la relation du temps avec l’existence ne semble pas moins évidente, ni moins simple à travers toute la philosophie (à l’exception toutefois de Heidegger qui en pose précisément le problème). L’extension du temps apparaît comme l’extension même de l’existence. La pérennité est la forme supérieure de l’existence. Il est vrai que l’éternité, sur laquelle le temps ne mord pas, se place encore au-dessus de la pérennité. Mais cette supériorité de l’éternité tient précisément au fait que le temps n’y mord pas. La puissance de l’éternité se définit par sa résistance à la destruction du temps. Mais, prémunie contre la destruction temporelle, l’éternité n’est pas sans ressemblance avec le temps en tant que trame de ce qui dure, de ce qui est durable. A l’instant où l’existence naît et meurt succède l’instant où elle naît. Il en recueille l’existence. C’est la persistance d’une existence à travers la durée qui imite l’éternité. Par là, précisément, le temps est une image mobile de l’éternité immobile. La notion classique de l’éternité n’a pas d’autre signification positive. »[127(15 à 29) + 128(1 à 7)]

(dans sa lutte pour l’existence)

« L’instant par lui-même ne saurait, dans la conception classique, imiter l’éternité, puisqu’il est essentiellement évanescence. C’est la disposition continuelle de l’instant suivant toujours assurée qui assume la fonction d’imitation de l’éternité. L’existence est conçue comme une persistance dans le temps ; la « stance » de l’instant ne suffit pas à la philosophie classique pour concevoir l’existence éternelle, c’est-à-dire complète. L’existence est quelque chose qui la traverse, passe à travers, accomplit une durée. Et cette manière de voir prouve notre habitude d’envisager l’instant dans sa relation avec les autres instants - de ne chercher dans l’instant d’autre dialectique que la dialectique même du temps.

La théorie de la création continuée de Descartes et de Malebranche signifie, sur le plan phénoménal, l’incapacité de l’instant de rejoindre par lui-même l’instant suivant. Il est dépourvu, contrai-rement aux théories de Bergson et de Heidegger, du pouvoir d’être au delà de lui-même. L’instant est privé dans ce sens précis de tout dynamisme. Mais la profondeur de vues de Malebranche consiste en ceci : au lieu de situer la véritable dépendance de la création à l’égard du Créateur dans l’origine de la création et dans sa susceptibilité d’être réduite au néant par un nouveau décret du Créateur, Malebranche la place dans son incapacité de se conserver dans l’existence, dans sa nécessité de recourir à l’efficacité divine à tout instant. Par là, Malebranche aperçoit le drame inhérent à l’instant lui-même, sa lutte pour l’existence que le mécanisme méconnaît en considérant l’instant comme un élément simple et inerte du temps. Par là, Malebranche met en valeur un événement de l’instant qui ne consiste pas dans sa relation avec les autres existants. »[128(12 à 29) + 129(1 à 18)]

(comme pris n’importe où dans l’espace du temps)

« La subordination de l’instant au temps tient au fait que l’instant est pris n’importe où dans ‘ l’espace du temps’, dont les différents points ne se distinguent les uns des autres que par leur ordre, mais où ils se valent.

Nous nous associons donc aux critiques adressées depuis Bergson à la confusion du temps abstrait et du temps concret. Mais la distinction s’impose non pas du fait que l’un est spatialisé et homogène et l’autre - durée inséparable de ses contenus hétéro- gènes, toujours renouvelée et imprévisible, mais du fait que dans le temps abstrait il y a un ordre des instants, mais il n’y a pas d’instant central, de cet instant par excellence qu’est le présent. »[129(19 à 28) + 130(1 à 5)]

(comme paradoxe même du commencement de l’existence)

« Le point de départ pour comprendre la fonction de l’instant réside précisément dans sa relation exceptionnelle avec l’existence par laquelle nous sommes autorisés à croire que l’instant est par excellence accomplissement de l’existence.

L’instant, avant d’être en relation avec les instants qui le précèdent ou le suivent, recèle un acte par lequel s’acquiert l’existence. Chaque instant est un commencement, une naissance. En nous en tenant au plan strictement phénoménal, l’instant par lui-même est une relation, une conquête, sans que cette relation se réfère à un avenir ou à un passé quelconque, à un être à un évènement placé dans ce passé ou dans cet avenir. En tant que commencement et naissance, l’instant est une relation sui generis, une relation avec l’être, une initiation à l’être. Relation dont le caractère paradoxal saute aux yeux. Ce qui commence à être n’existe pas avant d’avoir commencé et c’est cependant ce qui n’existe pas qui doit par son commencement naître à soi-même, venir à soi, sans partir de nulle part. Paradoxe même du commencement qui constitue l’instant. Il convient d’y insister. Le commencement ne part pas de l’instant qui précède le commencement : son point de départ est contenu dans le point d’arrivée comme un choc en retour. A partir de ce recul, au sein même du présent, le présent s’accomplit, l’instant est assumé.

 L’événement de l’instant, sa dualité paradoxale ont pu échapper à l’analyse philosophique pour laquelle le problème de l’origine a toujours été un problème de cause. On n’a pas vu que, même en présence de la cause, ce qui commence doit accomplir l’événement du commencement dans l’instant, sur un plan à partir duquel le principe de non-contradiction (A n’est pas dans le même instant non-A) est valable, mais pour la constitution duquel il ne vaut pas encore). En dehors du mystère de la création a parte creatoris, il y a dans l’instant de la création tout le mystère du temps de la créature. »[130(6 à 29) + 131(1 à 20)]

(son évanescence constitue sa présence même)

« Ce mouvement de venir à soi sans partir de quelque part ne se confond pas avec celui qui franchit un intervalle de temps. Il se fait dans l’instant lui-même où quelque chose si l’on peut dire précède l’instant. L’essence de l’instant, son accomplissement, consistant à franchir cette distance intérieure.

La durée n’affecte pas le contact avec l’être accompli par l’instant. Il ne faut pas prendre la durée pour mesure de l’existence et contester au présent la plénitude de son contact avec l’être, sous prétexte que l’instant n’a pas de durée et que dans son contact avec l’être s’annonce déjà son détachement. L’évanescence de l’instant constitue sa présence même ; elle conditionne la plénitude d’un contact avec l’être qui n’est en rien habitude, qui n’est pas hérité d’un passé, qui précisément est présent. L’absolu du présent n’est pas la destruction de la négation qu’opère le temps, n’est pas l’affirmation d’un durable.» [131(21 à 29) + 132(1 à 11)]

Présent (Le) (2)

 

 (dans sa relation exceptionnelle avec l’être)

« L’absolu[26] de la relation entre l’existant et l’existence dans l’instant, est à la fois fait de la maîtrise de l’existant sur l’existence, mais aussi du poids de l’existence sur l’existant. Rien ne saurait annuler l’inscription dans l’existence qui engage le présent. La coupe de l’existence est bue jusqu’à la lie, épuisée ; rien n’est laissé pour le lendemain. Toute l’acuité du présent tient à son engagement sans réserve et en quelque sorte sans consolation dans l’être. Il n’y a plus rien à accomplir . Il n’y a plus de distance à parcourir. L’instant s’évanouira. Mais cela veut dire qu’il ne dure pas. L’évanouissement du présent rend possible cet absolu de l’engagement. La relation avec l’être dans le présent ne s’accomplit pas sur le plan qui mène d’un instant à l’autre dans la durée. Il n’y a dans le présent considéré en lui-même que sa relation exceptionnelle avec l’être - rien qui s’annonce pour après. Il est le terme. Et dans ce sens il est arrêt. L’essentiel dans l’instant est sa stance. Mais cet arrêt recèle un événement. »[132(15 à 27) + 133(1 à 8)]

 (son absolu dans sa présence même)

« L’évanescence du présent ne détruit pas le définitif et l’infini actuel de l’accomplissement de l’être qui est la fonction même du présent. L’évanescence le conditionne : par elle, l’être n’est jamais hérité, mais toujours conquis de haute lutte. Elle ne saurait abolir l’absolu du présent. Non point qu’une réflexion sur la durée parcourue et qu’un jugement abstrait ─ le passé est inviolable ─ découvre l’absolu de ce qui a été présent. L’absolu du présent est dans la présence même du présent, donne une apparence d’être au passé inviolable et défie l’avenir incapable de la réduire à néant. Si la mort est néant, ce n’est pas un néant pur et simple. Il conserve la réalité d’une partie perdue. Le ‘jamais plus’ ─ never more ─ voltige comme un corbeau dans la nuit lugubre, comme une réalité dans le néant. L’insuffisance de cette évanescence se manifeste dans le regret qui l’accompagne. »[133(9 à 29) + 134(1)]

(comme infini de l’existence qui se consomme dans l’instant)

« Le présent est assujetti à l’être. Il lui est asservi. Le moi retourne fatalement à soi ; - il peut s’oublier dans le sommeil, mais il y aura un réveil. Dans la tension et la fatigue du commencement perle la sueur froide de l’irrémissibilité de l’existence. L’être assumé est une charge. Par là, ce qu’on appelle le tragique d’être, est saisi dans son origine même. Il n’est pas simplement la traduction des malheurs et des déceptions qui nous attendent et qui nous arrivent au cours de notre existence parce qu’elle est finie. Il est, au contraire, l’infini de l’existence qui se consomme dans l’instant, la fatalité dans laquelle se fige sa liberté comme dans un paysage hivernal où les êtres transis demeurent captifs d’eux-mêmes. Le temps, loin de constituer le tragique, pourra peut-être délivrer.» [134(11 à 26)]

(gravité et maturité instantanée en son sein)

«La présence du présent tient à son irrémissibilité, à son retour inévitable à elle-même, à son impossibilité de s’en détacher. Ce n’est pas définir le présent par le présent, mais apercevoir dans le présent une relation avec lui-même. Il ne se réfère qu’à soi ; mais la référence qui aurait dû l’éblouir de liberté l’emprisonne dans une identification. Le présent, libre à l’égard du passé, mais captif de lui-même, respire la gravité de l’être où il s’engage. Gravité au sein du présent, malgré sa rupture avec le passé. La fatalité qui écrase le présent ne lui pèse pas comme une hérédité, ne s’impose pas à lui parce qu’il naquit sans choisir sa naissance. Le présent est commencement pur. Mais dans son contact d’initiation, une instantanée maturité l’envahit ; à son jeu il se pique et est pris. Il se pèse. Il est être et non point rêve, non point jeu. L’instant est comme un essoufflement, un halètement, un effort d’être. La liberté du présent trouve une limite dans la responsabilité dont elle est la condition. C’est le paradoxe le plus profond du concept de la liberté que son lien synthétique avec sa propre négation. Seul l’être libre est responsable, c’est-à-dire déjà non libre. Seul l’être susceptible du commencement dans le présent s’encombre de lui-même. Le définitif qui s’accomplit dans le présent ne se pose donc pas initialement par rapport au temps. Il est une marque intrinsèque du présent. C’est en dehors de la dialectique du temps, dont nous indiquerons plus loin quelques traits, que nous avons traité du présent. »[134(27 à 29) + 135(1 à 28)]

« Je » (le)

(comme mouvement de la référence à soi : identité)

« Le retour du présent à lui-même est l’affirmation du je déjà rivé à soi, déjà doublé d’un soi. Le tragique ne vient pas d’une lutte entre liberté et destin, mais du virement de la liberté en destin, de la responsabilité. Le présent - événement de l’origine - se mue en être. De là l’équivoque essentielle du ‘je’ ; il est, mais reste inassimilable à un objet. Il n’est ni une chose ni un centre spirituel dont rayonnent les faits de conscience, s’offrant à la conscience d’un ‘je’ nouveau qui l’appréhenderait dans un nouveau recul.

Dans sa mue amphibiologique d ‘événement en ‘étant’ et non point dans son objectivité, il faut saisir le ‘je’. Elle consiste en cette possession originelle de l’être, où le moi cependant retourne fatalement et irrémissiblement à soi. L’identité du présent, comme l’identité du ‘je’, ne supposent pas l’identité d’un terme logique. Le ‘présent’ et le ‘je’ sont le mouvement de la référence à soi qui constitue l’identité. » [135(29) + 136(1 à 19)]

(comme moment d’un événement unique)

« Le cogito cartésien avec sa certitude d’existence pour le ‘ je’ repose sur l’accomplissement absolu de l’être par le présent. Le cogito, d’après Descartes, ne prouve pas l’existence nécessaire de la pensée, mais son existence indubitable. Sur le mode d’existence de la pensée, il n’apporte aucun enseignement. Comme l’étendue, la pensée existe créée, court le risque du néant si Dieu - seul être dont l’essence implique l’existence, s’en retirait. L’évidence du cogito s’appuie dans ce sens à l’évidence de l’existence divine. Mais la certitude exceptionnelle du cogito à quoi tient-elle ? Au présent.

La certitude du cogito dans le passé ne se suffit pas . Contre les défaillances toujours possibles de la mémoire, il faut recourir à Dieu. Mais en même temps, la forme personnelle du cogito, le ‘je’ du ‘ je pense’ force cette certitude. Le cogito n’est pas une méditation sur l’essence de la pensée, mais l’intimité de la relation entre le moi et son acte, la relation unique du « je » au verbe à la première personne. Enfin c’est l’acte du doute - c’est-à-dire l’acte négatif, l’exclusion de toute position en dehors de l’instant qui est la situation privilégiée où s’accomplit irrésistiblement l’existence du présent et du ‘ je’. ‘ Présent’, ‘ je’, ‘ instant’ - moments d’un évé- nement unique.»[136(20 à 29) + 137(1 à 17)]

Position présente

(comme originalité totale)

« Cette référence à soi de l’instant présent est possible par la stance à partir du lieu. L’arrêt du présent est l’effort même de la position, dans lequel le présent se rejoint et s’assume. L’effort et le travail dans lesquels nous avons surpris au début de cette étude l’articulation de l’instant, se rattrapant dans un décalage sur lui-même, renvoient à l’effort et à la tension de la position qui lui sert de base. Maine de Biran n’a vu que l’effort dirigé dur le monde, dont l’analyse lui a fourni l’expérience du sujet et non pas son accomplissement même. La position offre par rapport à toute action et à tout travail dirigés vers le monde une originalité totale. Alors que la volonté et la résistance de l’effort biranien sont coordonnés ou se déterminent mutuellement, le lieu foulé dans la position du sujet soutient l’effort non seulement comme résistance, mais aussi comme base, comme condition de l’effort. Il n’y a, par rapport à l’événement de la position, aucune préexistence du sujet. L’acte de la position n’est étalé dans aucune dimension dont il tirerait son origine, il surgit dans le point même où il agit. Son action ne consiste pas à vouloir mais à être.

Dans l’acte dirigé sur le monde, à la fatigue s’ajoute un élan vers l’avenir - que ce soit pour un objet à fabriquer ou pour une modification à produire en nous-même. L’acte se transcende. L’acte de la position, lui, ne se transcende pas. Cet effort qui ne se transcende pas constitue le présent ou le ‘je’. A la notion d’exis- tence - où l’accent est mis sur la première syllabe, nous opposons la notion d’un être dont l’avènement même est un repli en soi, qui, dans un certain sens, contre l’extatisme de la pensée contempo- raine, est une substance. »[137(18 à 27) + 138(1 à 25)]

(comme relation entre le moi et l’être)

« Le souci heideggerien, tout illuminé par la compréhension (même si la compréhension elle-même se donne comme souci), est déjà déterminé par la structure ‘dedans-dehors’ qui caractérise la lumi- ère. Sans être connaissance, la temporalité de Heidegger est une extase, l’‘être hors de soi’. Non point transcendance de la théorie, mais déjà sortie d’une intériorité vers une extériorité. L’existence demeure chez Heidegger un mouvement du dedans vers le dehors ; c’est même lui qui a saisi, dans sa forme la plus profonde, l’ultime et l’universelle essence de ce jeu d’intériorité et d ‘extériorité, par delà le jeu ‘ sujet-objet’ auquel la philosophie idéaliste et réaliste le réduisait. L’originalité de cette conception consiste à voir dans cette extase plus qu’une propriété quelconque de l’âme, mais ce par quoi l’existence existe. Elle n’est pas relation avec un objet, mais avec le verbe être, l’action d’être. Par l’extase, l’homme assume son existence. L’extase se trouve donc être l’événement même de l’existence. Mais dès lors l’existence est ‘contemporaine’ du monde et de la lumière. La question que nous avons posée en partant de la position consiste précisément à se demander si l’extase est le mode originel de l’existence, si la relation qu’on appelle couramment relation entre le moi et l’être, est un mouvement vers un dehors, si le ex est la racine principale du verbe exister.»[138(26 à 29) + 139(4 à 24)]

Existant (l’)

(comme personnalisation de tout être)

« Par la position dans l’il y a anonyme s’affirme un sujet. Affirmation au sens étymologique du terme, position sur un terrain ferme, sur une base, conditionnement, fondement. Le sujet qui s’arrache à la vigilance anonyme de l’il y a n’a pas été cherché comme pensée, ou comme conscience, ou comme esprit. Notre recherche ne partait pas de l’antique opposition du moi et du monde. Il s’agissait de déterminer la signification de l’apparition même d’un existant, d’un substantif, au sein de cette existence impersonnelle qu’on ne peut nommer, car elle est pur verbe. Le verbe n’est pas simplement le nom d’une action comme le nom est nom d’une chose. La fonction du verbe ne consiste pas à nommer, mais à produire le langage, c’est-à-dire à apporter les germes de la poésie qui bouleverse les ‘existants’ dans leur position et dans leur positivité même. »[139(25 à 27) + 140(1 à 16)]

(sa signification ontologique dans l’économie générale de l’être)

« L’impersonnalité de l’il y a, a été décrite dans les termes les plus radicaux. Il n’était pas question seulement d’impersonnalité au sens, par exemple où est impersonnel le Dieu de Spinoza ; ou le monde et les choses inanimées ; ou l’objet par opposition au sujet ; ou l’étendue par opposition à la pensée ; ou la matière par opposition à l’esprit. Tous ces êtres sont déjà personnels, car ce sont des existants, car ils supposent déjà la catégorie du substantif où ils se placent. Nous cherchions l’apparition même du substantif. Et pour indiquer cette apparition, nous avons repris le terme d’hypostase qui, dans l’histoire de la philosophie, désignait l’événement par lequel l’acte exprimé par un verbe devenait un être désigné par un substantif. L’hypostase, l’apparition du substantif n’est pas seulement l’apparition d’une catégorie grammaticale nouvelle, elle signifie la suspension de l’il y a anonyme, l’appa- rition d’un domaine privé, d’un nom. Sur le fond de l’il y a surgit un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie géné- rale de l’être - que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction - se trouve ainsi déduite. Par l’hypostase, l’être anonyme perd son caractère d’il y a. L’étant - ce qui est - est sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la fatalité de l’être devenu son attribut. Quelqu’un existe qui assume l’être, désormais son être. »[140(17 à 29) + 141(1 à 16)]

(comme conscience du fait qu’il se trouve localisé et posé)

« Mais si nous avons cherché l’hypostase et non point la conscien- ce, l’existant, nous avons trouvé la conscience. L’hypostase, l’existant est une conscience, parce que la conscience est localisée et posée et que par l’acte sans transcendance de la position, elle vient à l’être à partir de soi et déjà se réfugie dans l’être en soi ; parce que ─ et c’est un autre moment de la même situation ─ elle est présent, c’est-à-dire encore vient à l’être à partir de soi. Le présent n’est pas une portion de la durée, il en est une fonction : il est cette venue à partir d’un soi, cette appropriation de l’existence par un existant qu’est le ‘je’. Conscience, position, présent, ‘je’, ne sont pas initialement - bien qu’ils le soient finalement - des existants. Ils sont des évènements par lesquels le verbe innommable d’être se mue en substantif. Ils sont l’hypostase. »[141(17 à 29) + 142(1 à 4)]

Liberté (1)

(qui n’est autre que pensée)« Le sommeil est une modalité de l’être quand l’être se retire de lui-même et quand il se libère de sa propre emprise sur lui-même. Liberté qui ne fait pas intervenir le néant, qui n’est pas ‘ néantissement’ comme on dit aujourd’hui. Mais en revanche liberté qui n’est que ‘ pensée’. Sans méconnaître l’événement du sommeil, il faut noter que dans cet événement même est déjà inscrit son échec. Le sommeil fragile, sommeil aux ailes légères est un état second.

Si par la conscience un existant surgit, la subjectivité ─ comme précellence du sujet sur l’être ─ n’est pas encore la liberté. Dans l’hypostase de l’instant ─ où sa maîtrise, sa puissance, sa virilité de sujet se manifestent comme être dans monde ; où l’intention lui est oubli de soi dans la lumière et le désir des choses, dans l’abnégation de la charité et du sacrifice, ─ il est possible de distinguer le retour de l’il y a

Le monde et le savoir ne sont pas des évènements où est émoussée la pointe de l’existence dans un moi qui serait absolument maître de l’être, absolument derrière lui. Le ‘ je’ recule par rapport à son objet et par rapport à soi, mais cette libération à l’égard de soi apparaît comme une tâche infinie. Le ‘je’ a toujours un pied dans sa propre existence. Dehors par rapport à tout, il est intérieur par rapport à lui-même, lié à lui-même. L’existence qu’il a assumée, il y est à jamais enchaîné. Cette impossibilité pour le moi de ne pas être soi, marque le tragique foncier du moi, le fait qu’il est rivé à son être. » [142(8 à 26) + 143(1 à 13)]

(comme moment du drame qui se joue dans notre naissance perpé- tuelle)

« La liberté de la conscience n’est pas sa condition. Autrement dit, la liberté dont la connaissance est accomplissement ne soustrait pas l’esprit à tout destin. Cette liberté elle-même est un moment d’un drame plus profond qui ne se joue pas entre les sujets et les objets - choses ou évènements - mais entre l’esprit et le fait de l’il y a qu’il assume. Il se joue dans notre naissance perpétuelle.

La liberté du savoir et de l’intention est négative. C’est le non- engagement. Mais quelle est la signification du non-engagement dans l’aventure ontologique ? C’est le refus du définitif. Le monde m’offre un temps où je parcours les différents instants et, grâce à l’évolution qui m’est offerte, je ne suis à aucun moment définitif. Toujours est-il que j’emporte mon passé dont chaque instant est définitif. Alors il me reste dans ce monde de lumière où tout est donné, mais où tout est distance, le pouvoir de ne rien prendre ou faire comme si je n’avais rien pris. Le monde de l’intention est précisément la possibilité d’une telle liberté. Mais cette liberté ne s’arrache pas au définitif de mon existence même, au fait que je suis à jamais avec moi-même. Et ce définitif, c’est la solitude. »[143(14 à 29) + 144(1 à 9)]

Solitude

(celle d’un être enfermé dans une existence définitivement une)

« Le monde et la lumière sont la solitude. Ces objets donnés, ces êtres habillés sont autre chose que moi-même, mais ils sont miens. Eclairés par la lumière, ils ont un sens et, par conséquent, sont comme s’ils venaient de moi. Dans l’univers compris, je suis seul, c’est-à-dire enfermé dans une existence définitivement une.

La solitude n’est pas maudite par elle-même, mais par sa signification ontologique du définitif . Atteindre autrui ne se justifie pas par soi-même. Ce n’est pas secouer mon ennui. C’est ontologiquement la rupture la plus radicale des catégories mêmes du moi, car c’est pour moi être ailleurs qu’en soi, c’est être pardonné, c’est ne pas être une existence définitive. La relation avec autrui ne saurait être pensée comme un enchaînement à un autre, l’altérité, ni comme la communion avec lui autour de quel- que troisième terme.

A l’aide d’aucune des relations qui caractérisent la lumière, il n’est possible de saisir l’altérité d’autrui qui doit briser le définitif du moi. Disons en anticipant que le plan de l’éros permet de l’entrevoir, que l’autre par excellence, c’est le féminin par lequel un arrière-monde prolonge le monde. L’amour chez Platon, enfant du besoin, conserve les traits de l’indigence. Sa négativité est le simple ‘ moins’ du besoin et non point le mouvement même vers l’altérité. L’éros séparé de l’interprétation platonicienne qui méconnaît totalement le rôle du féminin, est le thème d’une philosophie qui, détachée de la solitude de la lumière, et, par conséquent de la phénoménologie à proprement parler, nous occupera par ailleurs. La description phénoménologique qui, par définition ne saurait quitter la lumière, c’est-à-dire l’homme seul enfermé dans sa solitude, l’angoisse et la mort-fin, quelles que soient les analyses des relations avec autrui qu’elle apporte, n’y suffit pas. En tant que phénoménologie, elle reste dans le monde de la lumière, monde du moi seul qui n’a pas autrui en tant qu’autrui, pour qui autrui est un autre moi, un alter ego connu par la sympathie, c’est-à-dire par le retour à soi-même. »[144(10 à 29) + 145(1 à 24)]

 

VERS LE TEMPS[27]

Sous le mot temps, le Petit Larousse indique qu’il s’agit d’une durée dans laquelle se succèdent les évènements, les jours, les nuits et cite cet exemple : le temps passe bien vite.

Le sens commun, quant à lui, amplifie grandement cette acception : il parle de la marche du temps, et pense que le temps adoucit les peines. Selon lui, cette durée limitée doit être considérée plus particulièrement au point de vue de ses effets ou par rapport à l’usage qu’en font les hommes : il faut bien employer son temps, j’ai mis un temps fou pour construire cette maquette. Le temps mort n’est que l’interruption provisoire d’une activité, tandis que le temps d’arrêt signifie une interruption prolongée.

Il a conscience d’une partition du temps, du passé et du futur encadrant le présent. Il y est d’autant plus attentif que la grammaire l’oblige à l’appliquer dans ses conjugaisons.

Le sens commun évoque quelque fois certaines allusions littéraires qui lui sont plus ou moins familières :

Le temps est un grand maître, il règle bien des choses (Corneille, dans Sertorius).

Le temps ne fait rien à l’affaire (Molière, Le Misanthrope).

Que peu de temps suffit pour changer toutes choses (V. Hugo, Tristesse d’Olympio).

Les conceptions philosophiques, quant à elles, ne font pas partie de notre bagage habituel ; seuls les spécialistes sont en mesure d’en parler.

Descartes a estimé que le temps est un mode inséparable des choses ; il est la durée même des évènements.

Leibniz a défini le temps comme l’ordre des phénomènes succes- sifs ; il explique que si le temps paraît infini, c’est que l’esprit n’a aucune raison a priori pour limiter le nombre des successions.

Kant, poussant plus loin cette critique, a déclaré que le temps n’est pas un concept, mais une forme a priori de la sensibilité, c’est-à-dire une condition nécessaire de toute expérience, mais qui n’a aucune valeur en dehors de l’expérience.

Bergson s’est appliqué à distinguer le temps véritable, succession psychologique ou durée, création continue et libre, de sa traduction dans l’espace qui est le temps mathématique soumis au détermi- nisme.

Rosenzweig a choisi de situer la notion du temps par rapport à celle de l’espace : [Si ‘l’espace est la forme de la juxtaposition, le temps est la forme qui ne laisse jamais entrer dans la conscience qu’un seul instant’.

Husserl a estimé que le temps de la conscience est une synthèse du passé et de l’avenir , de ‘rétentions’ et de ‘protentions’.

Heidegger, à cette expérience phénoménologique du temps, a donné une signification métaphysique : notre conscience de passé est conscience de la contingence de notre naissance, de notre ‘facticité’ ; la conscience de l’avenir est conscience de la mort ; la synthèse de ces deux expériences produit la conscience du temps authentique de l’homme fini.

E. Lévinas, parfaitement au fait de ces conceptions (il s’est fait l’apôtre de Rosenzweig et a bien connu Husserl et Heidegger) a voulu porter son attention sur les traductions du temps :

« Nous pensons que le temps ne traduit pas l’insuffisance de la relation avec l’être qui s’accomplit dans le présent, mais qu’il est appelé à remédier à l’excès du contact définitif qu’accomplit l’instant. La durée sur un autre plan que celui de l’être - mais sans détruire l’être - résout le tragique de l’être. Mais si le développement de ce thème dépasse les limites que se pose la présente étude, nous ne pouvons pas nous empêcher d’esquisser, ne fût-ce que très sommairement, la perspective où se situent les thèmes sur le ‘je’ et le ‘présent’ que nous venons de poser.[147(1 à 14)]

Moi (le)

 (comme une substance régressant par les accidents)

« Dans le courant de la conscience qui constitue notre vie dans le monde, le moi se maintient comme quelque chose d’identique à travers la multiplicité changeante du devenir. Quelles que soient les traces que la vie nous imprime en modifiant nos habitudes et notre caractère, en changeant constamment l’ensemble des contenus qui forment notre être, un invariable demeure. Le ‘je’ reste là pour relier l’un à l’autre les fils multicolores de notre existence.

Que signifie cette identité ? Nous sommes portés à la considérer comme l’identité d’une substance. Le ‘je’ serait un point indes- tructible, dont émanent actes et pensées sans l’affecter par leurs variations et leur multiplicité. Mais la multiplicité des accidents peut-elle ne pas affecter l’identité de la substance ? Les relations de la substance avec les accidents sont autant de modifications de cette substance, et dès lors l’idée de substance apparaît dans une régression à l’infini. »[148(1 à 20)]

(sous l’action bénéfique de la liberté du savoir)

« L’idée du savoir - relation et acte hors-rang - permet de fixer l’identité du ‘ je’, de le garder enfermé dans son secret. Il se maintient sous les variations de l’histoire qui l’affecte en tant qu’objet sans l’affecter dans son être. Le ‘ je’ est donc identique parce qu’il est conscience. La substance par excellence, c’est le sujet. Le savoir est le secret de sa liberté à l’égard de tout ce qui lui arrive. Et sa liberté garantit son identité. C’est grâce à la liberté du savoir que le ‘ je’ peut demeurer sous les accidents de son histoire. La liberté du ‘je’, c’est sa substantialité ; elle n’est qu’un autre mot pour le fait que la substance n’est pas engagée dans la variation de ses accidents. Loin de dépasser la conception substantialiste du moi, l’idéalisme la préconise sous une forme radicale.

Le ‘ je’ n’est pas une substance douée de pensée ; il est substance parce qu’il est doué de pensée. »[148(27-28) + 149(1 à 17)]

(comme identification et enchaînement à soi)

« L’identité, en effet, est le propre non point du verbe être, mais de ce qui est ; d’un nom qui s’est détaché du bruissement anonyme de l’il y a. L’identification est précisément la position même d’un étant au sein de l’être anonyme et envahissant. On ne peut donc pas définir le sujet par l’identité, puisque l’identité recèle l’événement de l’identification du sujet.

Cet événement ne se produit pas en l’air ; nous avons montré qu’il est l’œuvre de la position et la fonction même du présent qui dans le temps est la négation ou l’ignorance du temps, pure référence à soi, hypostase. En tant que référence à soi dans un présent, le sujet identique est certes libre à l’égard du passé et de l’avenir, mais reste tributaire de lui-même. La liberté du présent n’est pas légère comme la grâce, mais une pesanteur et une responsabilité. Elle s’articule dans un enchaînement positif à soi : le moi est irrémis- siblement soi.

Considérer la relation entre moi et soi comme constituant la fatalité de l’hypostase, ce n’est pas faire un drame d’une tautologie. Etre moi comporte un enchaînement à soi[28], une impossibilité de s’en défaire. Le sujet recule certes par rapport à soi mais ce mouvement de recul n’est pas la libération. C’est comme si on avait donné de la corde à un prisonnier sans le détacher. »[149(21 à 26) + 150(1 à 20)]

(comme association silencieuse avec soi-même)

« L’enchaînement à soi, c’est l’impossibilité de se défaire de soi-même. Non seulement un enchaînement à un caractère, à des instincts, mais une association silencieuse avec soi-même où une dualité est perceptible. Etre moi, ce n’est pas seulement être pour soi, c’est aussi être avec soi. Quand Oreste dit : ‘…Et de moi-même me sauver tous les jours’ ou quand Andromaque se plaint : ‘Captive, toujours triste, importune à moi-même’, le rapport avec soi que disent ces paroles, dépasse la signification de métaphores. Elles n’expriment pas l’opposition dans l’âme de deux facultés : volonté et passion, raison et sentiment. Chacune de ces facultés enferme le moi tout entier. Tout Racine est là. Le personnage cornélien est déjà maître de lui-même comme de l’univers. Il est héros. Sa dualité est surmontée par le mythe auquel il se conforme : honneur ou vertu. Le co,nflit est en dehors de lui, il y participe par le choix qu’il fera. Chez Racine, le voile du mythe se déchire. Le héros est débordé par lui-même. C’est là son tragique : le sujet est à partir de soi et déjà avec ou contre soi. La solitude du sujet est plus qu’un isolement d’un être, l’unité d’un objet. C’est si l’on peut dire une solitude à deux ; cet autre que moi court comme une ombre accompagnant le moi. Dualité de l’ennui distincte de la socialité que nous connaissons dans le monde et vers laquelle le moi fuit son ennui ; distincte aussi du rapport avec autrui qui détache le moi de son soi. Dualité qui éveille la nostalgie de l’évasion, mais qu’aucun ciel inconnu , aucune terre nouvelle n’arrive à satisfaire, car dans nos voyages nous nous emportons ».[150(21 à 27) + 151(1 à 28)]

Liberté (2)

(Pensée ou espoir de la)

«Mais pour que cette charge et ce poids soient possibles en tant que charge, il faut que le présent soit aussi la conception d’une liberté. Conception et non point la liberté même. On ne peut pas tirer de l’expérience de la servitude la preuve de son contraire. La pensée d’une liberté suffirait pour en rendre compte, pensée qui, par elle-même, impuissante sur l’être, montre ce que l’expression ‘l’acte de la pensée’ comporte de métaphore. La pensée ou l’espoir de la liberté expliquent le désespoir qui caractérise dans le présent l’engagement dans l’existence. Elle est faite du scintillement même de la subjectivité qui se retire de son engagement sans le détruire. C’est cela la pensée de la liberté qui n’est que pensée : le recours au sommeil, à l’inconscience, fugue et non pas évasion ; divorce illusoire entre moi et soi qui finira par une reprise de l’existence en commun ; liberté qui ne suppose pas un néant où elle se jette, qui n’est pas comme chez Heidegger un événement de néantissement, mais qui se fait dans le ‘plein’ même de l’être par la situation ontologique du sujet. Mais, espoir seulement de la liberté et non point liberté à l’égard de l’engagement, cette pensée frappe dans les portes fermées d’une autre dimension : elle pressent un mode d’existence où rien n’est définitif et qui tranche sur la subjectivité définitive du ‘je’. Nous venons de désigner l’ordre du temps.

La distinction établie entre libération et la simple pensée d’une libération interdit toute déduction dialectique du temps à partir du présent. L’espoir d’un ordre où l’enchaînement à soi du présent puisse se dénouer, ne force pas encore ce dénouement. Il n’y a aucun exorcisme dialectique dans le fait que le ‘ je’ conçoit une liberté. Il ne suffit pas de concevoir un espoir, pour déclencher un avenir. »[152(1 à 28) + 153(1 à 9)]

Temps (le) (1)

(celui de l’espoir de la réparation)

« Mais impuissant de le déclencher, dans quel sens l’espoir vise-t-il le temps ? Tourné vers l’avenir est-il l’attente des évènements heureux qui peuvent s’y produire ? Mais l’attente d’évènements heureux n’est pas par elle-même espoir. L’événement peut apparaître comme possible, en vertu des raisons positivement perceptibles dans le présent et alors, on attend avec plus ou moins de certitude un événement qui ne comporte d’espoir que dans la mesure où il est incertain. Ce qui fait l’acuité de l’espoir , c’est la gravité de l’instant où il s’accomplit. L’irréparable est son atmosphère naturelle. L’espoir n’est espoir que quand il n’est plus permis. Or ce qui est irréparable dans l’instant d’espoir, c’est son présent même. L’avenir peut apporter une consolation ou une compensation à un sujet qui souffre dans le présent, mais la souffrance même du présent reste comme un cri dont l’écho retentira à jamais dans l’éternité des espaces. Il en est du moins ainsi dans la conception du temps calquée sur notre vie dans le monde et que nous appelons le temps de l’économie. »[153(10 à 27) + 154(1 à 4)]

(celui du monde dans sa monotonie)

« En effet, dans le monde le temps lui-même est donné. L’effort du présent s’allège du poids du présent. Il porte en lui l’écho du désir et les objets lui sont donnés ‘pour la peine’ . Ils ne détendent pas la torsion de l’instant sur lui-même, ils l’indemnisent. La peine est vidée de ses exigences profondes. Le monde est possibilité du salaire. Dans la sincérité de l’intention qui exclut toute équivoque, le moi est naïf. Il se désintéresse du définitif attachement à soi. Le temps, dans le monde, sèche toutes les larmes, il est l’oubli de cet instant impardonné et de cette peine que rien ne saurait compenser. Toutes les implications du moi, toutes ses inquiétudes de soi, toute la mascarade où son visage n’arrive pas à se dépouiller de mane se rachète pas. Il n’y a pas de justice qui puisse la réparer.

On pense généralement que cette réparation est impossible dans le temps et que l’éternité seule, où les instants distincts dans le temps sont indiscernables, est le lieu du salut. Ce recours à l’éternité n’est pas sans témoigner de l’exigence impossible faite au salut, qui doit non seulement donner compensation, mais concerner l’instant même de la douleur. L’analyse du temps économique, extérieur au sujet, n’escamote-t-elle pas la structure essentielle du temps par laquelle le présent n’est pas seulement indemnisé mais ressuscité ? L’avenir n’est-il pas avant tout une résurrection du présent ? » [156(6 à 29) + 157(1 à 12)]

Temps (le) (2)

(celui nécessaire à la résurrection du ‘je’)

« Nous pensons que le temps est précisément cela. Ce qu’on appelle ‘l’instant suivant’ est résiliation de l’engagement irrésiliable de l’existence fixée dans l’instant, la résurrection du ’je’. Nous pensons que dans l’instant suivant, le ‘je’ n’entre pas identique et impardonné ─ simple avatar ─ pour faire une nouvelle expérience dont la nouveauté ne le débarrasse pas de son enchaînement à soi ; mais que sa mort dans l’intervalle vide aura été la condition d’une nouvelle naissance et que l’‘ailleurs’ qui s’ouvre à lui ne sera pas seulement un dépaysement mais un ‘ailleurs qu’en soi’, sans qu’il s’abîme pour autant, dans l’impersonnel ou l’éternel. Le temps n’est pas une succession des instants défilant devant un je, mais la réponse à l’espoir pour le présent que, dans le présent, exprime précisément le ‘je’ équivalent au présent. Toute l’acuité de l’espoir dans le désespoir tient à l’exigence du rachat de l’instant même du désespoir. C’est de l’espoir pour le présent qu’il convient de partir comme d’un fait premier pour comprendre le mystère de l’œuvre du temps. L’espoir espère pour le présent même. Le martyre ne s’en va pas dans le passé pour nous laisser un droit à un salaire. Au moment même où tout est perdu, tout est possible. »[157(13 à 27) + 158(1 à 9)]

(son événement comme la résurrection de l’irremplaçable instant)

« En résumé, il ne s’agit pas de contester le temps de notre existence concrète, constitué par une série d’instants par rapport à laquelle le’ je’ est extérieur. Tel est en effet le temps de la vie économique où les instants se valent et à travers lesquels le ‘je’ circule, pour en assurer la liaison. Le temps y est le renouvellement du sujet, mais ce renouvellement ne chasse pas l’ennui. Il ne débarrasse pas le moi de son ombre.

Il s’agit de se demander si l’événement du temps ne peut pas être vécu plus profondément comme la résurrection de l’irremplaçable instant. A la place du ‘je’ qui circule dans le temps, nous posons le ‘je’ comme le ferment même du temps dans le présent, le dynamisme même du temps. Le dynamisme du ‘je’ réside dans la présence même du présent, dans l’exigence que cette présence implique. Le ‘ je’ n’est pas l’être qui, résidu d’un instant passé, tente un instant nouveau. Il est cette exigence du non-définitif. La ‘personnalité’ de l’être est son besoin même du temps comme d’une fécondité miraculeuse dans l’instant lui-même par lequel il recommence comme autre.

Mais cette altérité, il ne peut pas se la donner. Le ‘ je’ n’est pas indépendant de son présent, ne peut pas parcourir seul le temps , trouver sa récompense en niant simplement le présent. En posant la fonction du ‘ je’ comme inséparable du tragique humain nous ne trouvons pas au sujet les moyens de son salut. Il ne peut venir que d’ailleurs, quand tout dans le sujet est ici. »[158(10 à 29) + 159(1 à 26)]

Temps (le) (3)

(celui de la socialité)

« Comment en effet le temps surgirait-il dans un sujet seul ? Le sujet seul ne peut se nier, n’a pas le néant. L’altérité absolue de l’autre instant - si toutefois le temps n’est pas l’illusion d’un piétinement - ne peut pas se trouver dans le sujet qui est définitive- ment lui-même.

Cette altérité ne vient que d’autrui. La socialité n’est-elle pas, mieux que la source de notre représentation du temps, le temps lui-même ? La dialectique du temps est la dialectique même de la relation avec autrui, c’est-à-dire un dialogue qui doit à son tour être étudié en des termes autres que ceux de la dialectique du sujet seul. Et le néant nécessaire au temps - dont le sujet est incapable - vient de la relation sociale. »[159(27) +


Date de création : 23/10/2005 - 13:46
Dernière modification : 30/12/2006 - 11:35
Catégorie : Contributions|Henri Duthu
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