Espacethique : Emmanuel Levinas

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2. Penser le sujet à partir du corps d'autrui (Manuscrit)

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Prendre conscience de la réalité d’autrui, c’est appréhender corporellement une énigme[1]. Chez Lévinas, cette énigme renvoie au mystère de sa personne, à ses tiraillements et déchirements intérieurs, à son ambivalence de jouir de la vie au sortir d’une expérience de mort[2]. Après avoir situé l’auteur dans son contexte familial, nous considérons l’époque de la détention en tant que prisonnier de guerre comme un arrêt sur image. Les deux dates qui constituent la période 1939-1945 servent la saisie de l’origine de tous les maux et renvoient à une bonté qui échappe à la valeur englobante des termes : au cœur de l’œuvre de négation humaine, le vivant ne peut se refuser de confier en l’homme.

Il semble que la terre allemande constitue symboliquement, pour l’auteur, l’espace moral du temps mort. Avant guerre, c’est à Fribourg-en-Brisgau que Lévinas rencontre Husserl et Heidegger, et s’enthousiasme pour la phénoménologie. Après guerre, pour avoir fait le vœu de ne plus jamais fouler le sol allemand, c’est son fils Michael qui recevra en son nom, à Heidelberg, le prix Karl Jaspers (1983)[3]. Mais pour prolonger l’image cinématographique, le refus de retourner sur les lieux du tournage ne l’empêche pas –durant sa captivité– de se tenir informé sur «l’extérieur» à travers livres, colis et lettres.

2.1. Le corps est une énigme

Emmanuel Lévinas évoque rarement ses quatre années de captivité dans un stalag en Allemagne. Pourtant, au détour d’un entretien ou en marge de son œuvre principale, il ne manque pas d’apporter au lecteur certaines indications, voire de partager certains sentiments plus personnels sur l’extermination humaine de la Seconde Guerre mondiale[4]. Ainsi, dans son œuvre En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, il rend hommage à Madame Yvonne Picard, morte en déportation, en faisant «remuer ses lèvres de morte»[5]. Au retour de guerre, il publie De l’existence à l’existant. L’ouvrage est accompagné d’un bandeau : «Où il n’est pas question d’angoisse»[6]. Une de ses œuvres maîtresses, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, est dédicacée «à la mémoire des êtres les plus proches» parmi les six millions de victimes juives assassinées par les nationaux-socialistes. La pudeur de l’auteur se comprend d’autant mieux qu’elle évoque le corps humain dans sa nudité et au cœur de l’approche affective. Combien même Lévinas considère une certaine littérature comme «inutile», il n’en manquera pas moins –après guerre– de remplir pleinement sa responsabilité de survivant à travers publications, conférences et enseignements : «tout survivant des massacres hitlériens –fût-il juif– est Autre par rapport aux martyrs. Par conséquent responsable et incapable de se taire»[7].

a) le corps se reconnaît à ses stigmates

Lévinas est blessé jusque dans sa chair par l’antisémitisme[8]. L’expérience de l’humiliation et la souffrance inutile le conduisent à professer son judaïsme comme un humanisme. Pour lui, l’antisémitisme désigne la haine de l’autre homme. Son expérience repose sur un vécu chargé d’affects très divers, sur des faits traumatiques non nommés[9]. Juif, il partage avec sa famille l’exclusion dans la société russe[10]. Emigré en France, il est la proie –en 1938– d’une violente campagne antisémite. Détenu au stalag XI B[11], il est «d'emblée restreint à une condition spéciale : déclaré comme juif, mais épargné par l'uniforme du sort des déportés, regroupé avec d'autres juifs dans un commando spécial. Travaillant –séparé de tous les autres français– dans la forêt, mais bénéficiant apparemment des dispositions de la convention de Genève protégeant le prisonnier»[12]. Sur son uniforme, il porte le signe de reconnaissance JUD[13].

Réduit à la catégorie des vivants qui sont traités par leurs gardes-chiourme «comme des chiens»[14], Emmanuel Lévinas accueille son humanité de manière nouvelle dans les sautillements amicaux et joyeux d’un petit chien; alors que les regards des habitants autour du camp lui laissent penser qu’il appartient à un groupe anonyme «de condamnés ou de contaminés porteurs de germes»[15]. De la même façon qu’un être humain –dans la peur du chien–, peut éprouver une angoisse pour sa mort[16], Lévinas va lire dans l’amitié du chien la non-indifférence pour l’autre homme[17]. A l’instar du coq qui discerne entre le jour et la nuit[18], le chien est celui qui manifeste «une transcendance» dans le règne animal[19].


Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité –pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé– un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui –c’était incontestable– nous fûmes des hommes[20].


b) le mystère du corps donné pour la mort

Comme ployant sous le joug du Pharaon d’Egypte ou des préjugés de la Conquête des Amériques –«ceux-là ne sont pas des hommes !»[21]–, Lévinas expérimente dans sa chair que la terre des promesses est une terre humaine à assumer. Il ne s’agit ni de prendre ni de posséder ; à moins que la prise soit celle de la conscience et que la possession désigne une liberté gagnée par la honte. Prendre conscience c’est entrer en rapport avec ce qui est, être en relation avec ce qui entoure. C’est prendre conscience librement de sa culpabilité et de son usurpation du lieu[22]. La conscience de soi est une crainte pour «tout ce que mon exister –malgré son innocence intentionnelle et consciente– peut accomplir de violence et de meurtre»[23]. L’individu est un usurpateur[24]. Il n’existe pas seulement pour lui. Tout ne lui est pas permis. Il est coupable, c’est-à-dire responsable de tout et de tous.

Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis «sujet» essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : «Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres». Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres[25].


c) l’identité de l'être à l’épreuve de la corporéité

La vie d’Emmanuel Lévinas se structure à partir du concept de la survivance. L’attention à son être-au-monde révèle que le sujet humain est profondément marqué par sa condition d’être mortel. Sa pensée et son approche de l’humanité nous interpellent à partir de l’expérience limite de la condition de détention. Mais même au cœur de l’humiliation la plus profonde, une trouée s’effectue dans l’être. Le moi pour être soi passe –à son insu et paradoxalement– par l’Autre. Ce détour n’est pas seulement une rhétorique, c’est la condition même d’un autrement qu’être.

Dès lors, l’histoire est le champ du présent où se préfigure la responsabilité du vivant et le jugement possible de l’histoire. Plutôt que de franchir les limites de l’être, il convient de fuir l’être en tant qu’être et se laisser déstabiliser par l’infini de l’existence des autres. Etre soi ce n’est pas être identique à un moi appartenant au passé –ressemblance de propriétés. Etre soi c’est combattre l’ontologie de son être propre pour communier avec l’être de l’autre par transcendance –besoin d’excendance[26].

2.2. La nudité du corps

L’éthique d’Emmanuel Lévinas est une optique spirituelle[27], la vision d’une nudité : altérité qui fait la différence[28]. Désir qui creuse la faim de l’Autre, elle se mesure à l’Infini à travers l’idée du parfait. Cette éthique est un langage dépouillé de toute contenance, mais non pas de toute exigence. Participation volontaire à la responsabilité pour les autres, l’éthique de Lévinas mène la transcendance à son terme dans l’œuvre fraternelle de justice. Voie royale qui conduit à l’Autre, elle est une manière d’être et de se situer socialement en sa présence.

Mais que reste-t-il des nobles principes moraux lorsque le sujet est confronté à l’épreuve limite de la guerre ? Ne convient-il pas de penser que «l’état de guerre suspend la morale» et qu’il «dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité»[29]? Exposé à la violence et au «pas encore» de sa mort, le sujet éthique chez Lévinas est sujet aux situations limites de la conscience[30]. L’épreuve suprême de sa liberté réside dans la souffrance inutile, dans le massacre des innocents –celui de l’étranger, de la veuve, du pauvre et de l’orphelin[31].

Quand l’esprit humain prend conscience de sa finitude, il s’emballe et désire une paix autre que celle de la simple évasion d’un corps limité et mortel. C’est pourquoi, Lévinas introduit la tempérance et propose la perspective d’une conduite morale qui n’a rien d’une attitude réactionnelle. Qu’importe si les balises de la normalité se modifient, puisque le normal consiste à réécrire un entre-deux : entre vérité et mensonge, guerre et paix, silence et parole, autel du sacrifice et balance de la justice. A présent, entre Moi et Autrui s’écrit l’inévitable responsabilité pour l’autre homme.

Ni violence, ni ruse, ni simple diplomatie, ni simple tact, ni pure tolérance, ni même simple sympathie, ni même simple amitié –cette attitude devant les problèmes insolubles– que peut-elle donc être et que peut-elle apporter ? Que peut-elle être ? Présence de personnes devant un problème. Attention et vigilance : ne pas dormir jusqu’à la fin des temps, peut-être. Présence de personnes qui, pour une fois, ne s’en vont pas en paroles, ne se perdent pas en technique, ne se figent pas en institutions ou structures. Présence de personnes dans toute la force de leur irremplaçable identité, dans toute la force de leur inévitable responsabilité[32].


a) proximité et promiscuité des corps

La pensée d’Emmanuel Lévinas se fraie un passage entre une proximité affective souhaitée et une promiscuité supportée par des écorchés vifs de la vie. Pendant son temps de captivité, Lévinas a-t-il vécu l’humiliation corporelle des camps de concentration ? Chez lui, la proximité du prochain est une «obsession»[33]. Cette obsession est l’étape brûlante d’une conscience qui s’affirme dans une approche par excès d’autrui. Non pas que l’Autre ait tous les droits sur le Même, mais le Même est l’otage d’Autrui.

Vulnérable et sans défense, le Même est investi et traqué par l’Autre. Sa grandeur consiste à faire face à l’Autre dans un «Me voici» et à le servir avec dés-intér-essement : «autrement qu’être»[34]. Répondre «me voici» c’est ne-pas-laisser-seul-l’autre-homme[35]. Dans l’approche affective et effective d’autrui, la proximité désigne moins une distance physique qu’un ratage méta-physique, une trace non-thématisable, an-archique, extra-ordinaire[36].Chez Lévinas, la phénoménologie du corps dépasse l’image plastique où se produit la tentation ou la négation de l’autre. Le corps est visage. Il marque la fin de l’absurde bruissement de l’il y a. Rapport à la socialité, il est l’être-pour. Parole adressée à la conscience, il rend possible et impossible le meurtre. Mis à nu, il met l’être en présence de sa condition et investit la liberté dans la proximité du pauvre. La proximité est inquiétude philosophique, complicité fraternelle «pour rien». Elle est premier dire d’un délire originel : Dieu. La proximité est caresse parce qu’elle touche «tout» et ne retient «rien»[37]. Elle est peau –trace d’elle-même–, écart entre le visible et l’invisible[38], recherche de celui qui est proche comme s’il n’était pas là.

b) conscience de soi et corporéité

Chez Lévinas, le corps humain constitue l’unité de mesure à partir de laquelle le sujet se situe dans un lieu et est en relation avec le monde. Le sujet n’a pas un corps, il est corps. S’il fait corps avec les choses c’est toujours au cœur d’une lutte. De cette lutte, le sujet sort nécessairement claudicant. La position du corps est «tenue». Penser ce n’est pas être, c’est penser avec son corps. Le corps «prête le sens» à toute chose. Indigent et nu, il est le changement de sens, débordement du sens fixé par les conditions de la survie, de l’alimentaire[39]. Le corps n’est pas la prison de l’âme. Il n’est pas le tombeau de l’infini, mais son approche[40].

Par sa condition mortelle, le corps échappe au totalitarisme de l’il y a en suspendant l’activité psychique et physique par le sommeil. L’ici de la conscience, sa «base» et le lieu de son sommeil, c’est le corps.

Dans son énigme, le corps est éthique. Il dévoile à travers le visage la proximité de l’Autre. Exposé aux coups comme à la caresse, le corps est une «synthèse passive» de ce qui «se passe» en lui et autour de lui. Il est passage du pur au trouble[41]. «L’ambiguïté du corps est la conscience»[42]. Au plus profond de son mystère, la conscience devient peau –manière extrême d’être exposé : je souffre et je jouis donc je suis[43]. Elle est également Désir d’Autrui, non pas entendu comme une possession sexuelle, mais comme la trace prophétique d’une sortie de soi libératrice de sens[44]. Dormir permet à la conscience de sortir de la totalité en se soumettant à l’espace infini de l’inconscient. La possibilité de dormir expose également le sujet à l’insomnie et à l’impossibilité de se soustraire à la présence qui opprime. Dans l’insomnie, l’autre exploite le Même en le rendant dépendant. L’insomnie est «l’absolue impossibilité de se dérober et de se distraire»[45]. La nudité est le risque que court la conscience qui croit se libérer de la présence des autres.

c) la nudité ouvre à la sensibilité

Toucher terre c’est déjà être conditionné par sa position et par son «milieu». Penser le sujet avec Lévinas, c’est penser avec ses pieds nus et ses mains vides. Ce régime d’incarnation plonge le sujet dans «l’élémental» de sa condition. Dans la faim et le froid, les dieux sont sans visage. Dans la pauvreté et la misère, l’homme court le risque du paganisme ; c’est-à-dire de l’enracinement dans l’être[46]. Placé aux frontières de la nuit de l’esprit, il assiste impuissant à la mort des dieux païens. Il jouit, mais sa jouissance est sans sécurité. Séparé des dieux et des hommes, il est alors ramené à l’athéisme et capable de s’ouvrir à la transcendance.

Le corps suppose une terre où il puisse poser les pieds et reposer la tête. Indigent et nu, il vit de ses besoins. Il vit et dépend des autres. Manger c’est se penser à partir de celui qui donne. Vêtir c’est cacher à la conscience son «autre face». Pourtant le besoin de nourriture et de vêtement ne constituent pas l’existence d’un être humain, ils sont seulement son balbutiement. Pour inquiéter l’être, la nudité doit être sensibilité : conscience d’une façon d’être autre. Etre nu c’est ne plus se suffire à soi-même. Etre nu c’est se sentir regardé par le dos et les nuques des pauvres et entendre à travers eux le cri et les sanglots d’une humanité souffrante. Etre nu, c’est prendre conscience de l’existence d’un monde et à travers l’existence de ce monde.

d) mémoire corporelle et mauvaise conscience

Alors, «philosopher, est-ce déchiffrer dans un palimpseste une écriture enfouie ?»[47]. Appliquée au sens de l’existence, la question surprend. En effet, il n’est pas nécessaire d’être érudit pour éprouver dans sa chair la différence entre soi et les autres, voire entre le moi et le soi. Pourtant, il convient néanmoins de s’arracher à sa manière d’être, non pas pour être autrement, mais pour que l’être de l’Autre se substitue à celui du Même. Dans sa nudité, le sujet se reçoit comme étranger à lui-même, inquiet par la présence de l’Autre. Voué au prochain par sa nudité, l’homme s’approche de l’homme dans une vulnérabilité extrême, une sensibilité de soi pour les autres. Cette sensibilité est silence, «dire qui ne dit mot, qui infiniment –pré-volontairement– consent»[48]. Elle est sincérité qui se découvre, se pose et se propose sans honte ni trouble au visage. Elle est l’aptitude d’un corps qui s’offre à la volonté de l’Autre et qui dit l’humain dans une passivité ouverte à tous les possibles. Il revient au philosophe de traduire cet indicible, non pas dans l’ambiguïté de beaux discours mais dans un dire prophétique du mystère humain qui prend en compte «le réel de violences et d’oppression»[49].

La vulnérabilité, c’est l’obsession par autrui ou approche d’autrui. Elle est pour autrui, de derrière l’autre de l’excitant. Approche qui ne se réduit ni à la représentation d’autrui ni à la conscience de la proximité. Souffrir par autrui, c’est l’avoir à charge, le supporter, être à sa place, se consumer par lui. Tout amour ou toute haine du prochain comme attitude réfléchie, supposent cette vulnérabilité préalable : miséricorde «gémissement d’entrailles». Dès la sensibilité, le sujet est pour l’autre : substitution, responsabilité, expiation[50].

Lévinas ne craint pas pour son corps au sens où la mort pourrait correspondre à la finalité de ce dernier. Il semble rester «en deçà» du moment de la mort pour mieux éprouver la «menace» de l’au-delà. L’expérience même d’avoir un corps, d’être là, correspond chez lui à une faute, à un manquement aux convenances[51]. La nudité découvre la conscience honteuse. Etre nu, ce n’est pas seulement ne pas porter d’habits. Etre nu c’est être en rapport avec tout ce qu’il y a à cacher et qui ne peut être enfoui. Dans l’incapacité radicale de se cacher aux autres et à soi-même, la conscience se découvre par excès d’extériorité, comme «une percée vers la Hauteur»[52].

Avoir conscience c’est accueillir autrui au cœur d’une liberté mise en question dans sa «glorieuse spontanéité de vivant»[53]. Cette mise en question de la spontanéité constitue le caractère fondamental de la conscience morale. Seule la conscience morale permet de sortir de l’être qui existe sans tenir compte de l’Autre et des autres. La conscience morale n’est pas une option, mais la condition même pour fonder la liberté humaine sur la vérité et la justice. «Etre libre, c’est construire un monde où l’on puisse être libre»[54].

L’homme timide, qui ne sait quoi faire de ses bras et de ses jambes, est incapable en fin de compte de couvrir la nudité de sa présence physique par sa personne morale. La pauvreté n’est pas un vice, mais elle est honteuse car elle fait transparaître comme les guenilles du mendiant la nudité d’une existence incapable de se cacher. Cette préoccupation de vêtir pour cacher concerne toutes les manifestations de notre vie, nos actes et nos pensées[55].


L’humain, c’est le retour à la mauvaise conscience, «c’est l’impossibilité d’envahir la réalité comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce qui l’entoure»[56]. L’humain, c’est pouvoir comprendre qu’au plus profond de la faim réside l’aveuglement de l’âme et, au cœur de l’opulence, la nécessaire compromission du libre arbitre[57]. La véritable nudité c’est le moment où le Moi est atteint par le tourbillon de la souffrance de l’autre, persécuté par la faute de ses persécuteurs[58].

Même extérieur à soi, le monde –dont s’est libérée la conscience– menace l’inconscient. Etre soi c’est ne pas pouvoir échapper à l’altérité du prochain, c’est être opprimé par sa présence. Le désir n’a de repos que s’il repose en l’Autre. La conscience ne supporte sa nudité que si elle est couverte par la nudité de l’autre. Il faut que la nudité de l’autre tire le moi de son sommeil pour que le soi trouve la paix. La mémoire corporelle –mémoire du corps nu– est à la conscience ce que le pauvre est pour la société : le secret de l’amour du prochain.

2.3. Corporéité et souffrance inutile

Envisager la souffrance comme une approche possible d’autrui ne peut se faire que dans un climat de paix et de dépassement intérieur. En présence d’un humain qui souffre, il convient de se taire pour laisser résonner en son for intérieur le cri des sans-voix. Les mots en effet ne parviennent pas à exprimer le mystère d’une peau dénudée et exposée à l’outrage et à la blessure. Dans la souffrance, la préoccupation du sujet ne consiste pas à être ou ne pas être, mais à «préférer l’injustice subie à l’injustice commise et ce qui justifie l’être à ce qui l’assure»[59].

a) souffrance physique et dignité humaine

Au cœur de la souffrance physique et psychique, la dignité humaine se risque et la conscience atteint sa limite. Physique, la souffrance est douleur du corps[60]. Quand la douleur est «trop forte», le «trop» en appelle à un «c’est assez» –anticipation d’une fin définitive. Psychique, la souffrance est prise de conscience d’un non-sens, question posée à l’autre qui fait souffrir ou à soi qui subit. La souffrance éveille à la sensibilité et interpelle le sujet dans sa responsabilité. Scandaleuse et inutile, elle questionne le bien-fondé du sens de la vie. Dans la souffrance, la vie apparaît sans issue. Bien plus, le corps semble être lui-même à l’origine de cette impossibilité de «s’en sortir». Il ne reste alors à la personne qui souffre que le cri de révolte ou l’ultime soupir comme recherche éperdue d’altérité : première prière[61].

Exposés à la souffrance, le corps et l’esprit sont autant passivité extrême –objet– qu’affirmation magistrale du sujet. A l’état végétatif ou ramené au rang du règne animal, le corps humain reste un homme pour l’homme[62]. Insupportable, la souffrance engage la conscience dans un compte à rebours humanitaire. Ne pas supporter la souffrance des autres c’est ne-pas-se-supporter. Supporter la souffrance des autres c’est déjà être leur bourreau, coupable originel d’une non-assistance à personne en danger.

b) la non-indifférence à la souffrance d’autrui

La philosophie d’Emmanuel Lévinas invite à envisager la souffrance dans une perspective interhumaine, c’est-à-dire dans une non-indifférence[63] des uns aux autres. Dans une patience qui prend l’allure d’une complicité avec les bourreaux[64], il déplace le centre de gravité de la personne pour le placer en l’autre, comme un Désir, une Bonté. Conscient que les souffrances de la torture sont plus fortes que la mort, il rappelle la nécessité des institutions sociales et politiques. Celles-ci préservent la liberté de l’homme pour l’homme. Mais elles servent également de refuge à ceux qui trahissent l’homme pour se préserver de la violence et de la mort.

Lévinas ne cherche ni à innocenter Dieu, ni à justifier la souffrance au nom de la foi. Pourtant, au cœur d’une souffrance «pour rien»[65], il retrouve le sens de l’Autre et des autres, le sens d’une responsabilité des uns pour les autres. Dans l’attention à la souffrance d’autrui, la subjectivité humaine s’élève alors en principe éthique[66]. Cette douleur «pour rien» c’est le devoir du sujet, l’appel au secours de l’autre. Dans ce cas, la notion de subjectivité signifie passivité, vulnérabilité, sensibilité, nudité et responsabilité[67]. Dans la souffrance,

l’être qui s’exprime s’impose, mais précisément en en appelant à moi de sa misère et de sa nudité –de sa faim– sans que je puisse être sourd à son appel. De sorte que, dans l’expression, l’être qui s’impose ne limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté. L’ordre de la responsabilité où la gravité de l’être inéluctable glace tout rire, est aussi l’ordre où la liberté est inéluctablement invoquée de sorte que le poids irrémissible de l’être fait surgir ma liberté. L’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la bonté[68].


c) souffrance d’autrui et responsabilité personnelle

Celui qui souffre et qui n’a plus l’apparence humaine est-il encore un homme ? La souffrance humaine a-t-elle un sens ? A qui sert-elle ? Ne pas s’interroger sur la souffrance c’est déjà être complice de l’oppression. Prendre conscience, avant même de sortir de sa léthargie, c’est choisir d’être responsable[69]. Prendre conscience, c’est préférer la parole au silence et l’action à une attente quiète de la Terre Promise. Par la prise de conscience, le Moi découvre une nouvelle raison d’être et d’agir.

Cette orientation ne donne pas davantage sens à la souffrance des autres qu’elle ne conforte le sujet dans l’égoïsme de son salut. La souffrance exige la patience de l’exposition et l’accueil de l’ingratitude de l’Autre. Jamais la souffrance ne pourra se réduire à une normalité du sain à côté de celui qui souffre. Par son scandale et son excès, la souffrance place le Moi en relation avec l’Autre et sans dérobade possible. Ce surcroît inassimilable qui rattache le Moi à Autrui est désigné par Lévinas comme idée de l’Infini.

Le Moi, en relation avec l’Infini, est une impossibilité d’arrêter sa marche en avant, impossibilité de déserter son poste [...] : plus je fais face à mes responsabilités et plus je suis responsable. Pouvoir fait d’«impuissances» –voilà la mise en question de la conscience et son entrée dans une conjoncture de relations qui tranchent sur le dévoilement[70].


  • souffrir pour l’autre homme


  • Chez Lévinas, le concept de souffrance renvoie à l’absolu du social. Dans la souffrance, l’homme se révèle pour-l’autre. A travers une bonté qui transcende tout discours, il ne craint pas «d’approcher l’idée de Dieu en partant de l’absolu qui se manifeste dans la relation à autrui»[71]. Non-sens, gratuité injustifiée, générosité qui surgit d’un monde inhumain, la bonté est un mouvement de l’homme vers l’homme, une ouverture vers l’indicible[72]. Cette bonté est l’expression d’une humanité dés-intér-essée, d’un mourir ensemble parce que sa vie passe avant le souci pour soi[73].

    La souffrance du corps humain est l’effondrement de tous les échafaudages intellectuels, la fin de toute théodicée. Par la souffrance de l’innocent, le voile qui jusque-là semblait préserver le sacré du profane se déchire de haut en bas : les dieux tombent à terre. Celui qui veut aborder dans la souffrance autrui de face doit renoncer à toute rhétorique et accueillir l’Autre en tant qu’autre[74]. Par sa souffrance, autrui n’est plus thème de discussion mais interlocuteur[75].

    Le mouvement vers autrui, au lieu de me compléter et de me contenter, m’implique dans une conjoncture qui par un côté ne me concernait pas et devait me laisser indifférent: «que suis-je allé chercher dans cette galère?» D’où me vient ce choc quand je passe indifférent sous le regard d’Autrui? La relation avec Autrui me met en question, me vide de moi-même et ne cesse de me vider, en me découvrant ainsi des ressources toujours nouvelles. Je ne me savais pas si riche, mais je n’ai plus le droit de rien garder. Le Désir d’Autrui est un appétit ou une générosité? Le Désirable ne comble pas mon Désir, mais le creuse, me nourrissant en quelque manière de nouvelles faims. Le Désir se révèle bonté[76].


  • expiation et sainteté


  • Avec Lévinas, l’ouverture à la transcendance au cœur de la souffrance s’exprime en terme d’expiation et de sainteté. L’expiation n’a pas le caractère du sacré ou de la mystique qu’on lui accorde habituellement. Elle exprime la responsabilité du sujet pour autrui allant jusqu’à la substitution à autrui. L’expiation s’entend dans la perspective de la sainteté quand la vie de l’autre importe plus que sa propre mort, c’est-à-dire que l’un meurt pour l’autre.

    La sainteté est «charité gratuite». Par définition, la gratuité est sans mesure et sans attente en retour. Il faut donc qu’une justice vienne limiter cette charité sans borne ; surtout si «l’autre pour qui je suis responsable peut être le bourreau d’un tiers qui est aussi mon autre»[77]. En société, ce sont les institutions qui assurent ce pouvoir régulateur et la mesure politique de l’éthique. Toutefois, le rôle de l’Etat ne saurait retirer aux individus leur propre responsabilité. Il revient au citoyen, lorsque l’anonymat des lois supprime la «charité», de faire droit à autrui en prenant la défense du pauvre, de la veuve et de l’étranger[78].

    Bonté, vertu enfantine ; mais déjà charité et miséricorde et responsabilité pour autrui et déjà possibilité du sacrifice où l’humanité de l’homme éclate rompant l’économie générale du réel et tranchant sur la persévérance des étants s’obstinant dans leur être : pour une condition où autrui passe avant soi-même. Dés-intér-essement de la bonté : autrui dans sa demande qui est un ordre, autrui comme visage, autrui qui «me regarde», même quand il ne me regarde pas, autrui comme prochain et toujours étranger –bonté comme transcendance ; et moi, le tenu à répondre, l’irremplaçable et, ainsi, l’élu et ainsi véritablement unique. Bonté pour le premier venu, droit de l’homme[79].







    Note:
    [1] De dos ou le regard cloué au sol, l’autre «regarde» le sujet et le limite dans sa manière d’entrer en relation avec d’autres. C’est pourquoi, avoir conscience d’exister c’est reconnaître simultanément une proximité et une distance. L’être au monde du sujet est un jeté-là dans toute sa nudité et dans l’intervalle de sa séparation. La vie du sujet est séparation et économie, ouverture aux autres (jouissance) et résistance (corporéité). «Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme» : EDE 125.
    [2] L’autorité de la parole d’Emmanuel Lévinas surgit de son expérience de prisonnier de guerre et d’une pensée qui s’est élaborée sur le lieu même de la mort. Le philosophe ne décrit pas quelque chose qui se serait passé dans un quelque part indifférent. Son témoignage est la traduction et la transmission d’un drame intérieur. Il est important de se rappeler que l’auteur rédige la majeure partie de son ouvrage De l’existence à l’existant en captivité. Dans son avant-propos, l’auteur s’excuse «de l’absence de toute prise de position à l’égard des œuvres philosophiques publiées, avec tant d’éclat, entre 1940 et 1945». Il passe par ailleurs sous silence le possible «choc» qu’il a pu ressentir en apprenant au moment de la libération l’envergure de la barbarie des nazis et en comparant celle-ci à ses conditions de détention en tant que prisonnier de guerre revêtu de l’uniforme français et «protégé» par les dispositions de la convention de Genève. Ce qui est certain, c’est que le «lieu» de la conscience est celui où le corps s’appuie pour chercher le sommeil et pour s’évader. Là est le point de départ de l’éthique de la responsabilité, quel que soit effectivement le lieu foulé par le pied ou travaillé par la main.
    [3] Emmanuel Lévinas n’est plus retourné en Allemagne, mais sa philosophie reste influencée par les penseurs allemands. Cf. G. BENSUSSAN, Emmanuel Lévinas devant la philosophie allemande : G. BENSUSSAN (dir.), La philosophie allemande dans la pensée juive, Paris 1997, 185-196 ; R. WIEHL, Eloge d’Emmanuel Lévinas. Laudatio prononcé à Heidelberg lors du Congrès pour le centenaire de K. Jaspers, 13-16 juin 1983 : Archives de Philosophie 48 (1985) 353-361 ; ELL 127 et 310.
    [4] Avec B. Bettelheim, nous partageons la préoccupation de ne pas utiliser n’importe quelle terminologie lorsqu’il s’agit de décrire les crimes contre l’humanité. Colporter de fausses idées, c’est pervertir l’éducation des personnes en société. Ainsi, qualifier d’«holocauste» –c’est-à-dire «sacrifice par le feu»– l’extermination des Juifs européens par les nazis, c’est recourir à une symbolique religieuse pour désigner l’assassinat collectif et démentiel provoqué par les nazis. Cf. B. BETTELHEIM, Survivre, Paris 1979, 114-115.
    [5] Cf. EDE 156, note 2. Dans un article dédié à la pensée de Martin Buber, l'auteur reprend cette image en l'associant au professeur Moshé Schwartz et en citant le Cantique des Cantiques 7,10, à «rendre parlantes les lèvres assoupies» : HS 34.
    [6] EI 39 ; cf. ELL 127-128.
    [7] DL 176. Citant M. Jankélévitch, il dira dans Ouvertures : la pensée juive aujourd’hui : «Nous n’avons en commun que d’être ici, les uns et les autres, des survivants. Tout ce qui nous est le plus commun, le plus essentiel, vous en conviendrez, c’est d’être vivants ; par hasard, nous sommes là... chacun de nous, individuellement, est là... on ne sait comment!... par une distraction de la Gestapo... On ne sait pas ce qui s’est passé, mais nous sommes revenus... nous avons émergé... On nous a oubliés. Nous sommes passés, nous sommes arrivés après la dernière rafle. Il y a eu dans nos vies d’affreuses tragédies qui nous ont marqués pour toujours et qui nous différencient des autres...» : DL 228.
    [8] «Madame Husserl me parlait de juifs rigoureusement à la troisième personne, pas même à la deuxième. Husserl ne m’en parlait jamais. Sauf une fois. Sa femme devait profiter de son passage à Strasbourg pour faire un très important achat. Rentrant des courses qu’elle avait faites en compagnie de Madame Hering, mère du théologien et du philosophe strasbourgeois, elle a déclaré en ma présence : ‘Nous avons trouvé une maison sérieuse. Die Leute obgleich Juden, sind sehr zuverlässig’. Je n’ai pas caché ma blessure. Alors Husserl : ‘Laissez cela, M. Lévinas, je proviens moi-même d’une maison de commerçants etc. …’. Il n’a pas continué. Les juifs sont durs les uns pour les autres, bien qu’ils ne tolèrent pas les ‘histoires juives’ que les non-juifs leur racontent, comme les clercs qui détestent les facéties anticléricales venant des laïcs, mais qui doivent, entre eux, s’en conter. La réflexion de Husserl m’a apaisé» : EDE 125-126, note 2.
    [9] Cf. E. LEVINAS, La proximité : Archives de Philosophie 34 (1971) 380.
    [10] Socialement rattaché à la bourgeoisie, Emmanuel Lévinas partage avec sa famille –en raison de ses racines juives– une citoyenneté russe de «seconde zone».
    [11] Situé près de Bergen-Belsen, le stalag XI B de Fallingbostel est destiné aux prisonniers de guerre de la Wehrmacht. Avec Bergen-Belsen, Oerbke et Wietzendorf, il réunit des prisonniers de guerre soviétiques. Emmanuel Lévinas a appartenu à un commando spécial de travail. Si l’auteur n’a pas eu connaissance des exterminations juives pendant son temps de détention, il est possible que l’aménagement du «camp spécial» de Bergen-Belsen ait influencé par la suite sa philosophie ; quant à penser le sujet comme «otage» d’autrui –en raison de la «catégorie de personnes» rassemblées à Bergen-Belsen. Cf. la documentation élaborée par le Land de Basse-Saxe : Bergen-Belsen. Guide de l’exposition (1990) et Sowjetische Kriegsgefangene 1941-1945. Leiden und Sterben in den Lagern Bergen-Belsen, Fallingbostel, Oerbke, Wietsendorf (1991).
    [12] ELP 92.
    [13] JUD est l’expression péjorative pour désigner en langue allemande le(s) juif(s).
    [14] Cf. DL 27.
    [15] ELP 94.
    [16] Dans l’analyse de la peur et de l’angoisse, Lévinas se différencie de Heidegger. Pour l’auteur, la peur pour autrui n’a pas le retour sur soi qu’exprime l’angoisse. En dernière analyse, cette peur est responsabilité pour l’autre, droiture d’une relation avec celui qui est exposé à la mort. Cf. EI 117-118.
    [17] Prisonnier de guerre israélite dans un commando forestier près de Hanovre, Lévinas s’est senti blessé jusque dans sa chair par le regard des hommes dits libres. Pour ces êtres, «Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes». Les conditions du stalag peuvent être assimilées à un retour avant le moment de la naissance de l’humain, une vie «entre parenthèses».
    [18] «Tout le monde est capable de saluer l’aurore. Mais distinguer dans la nuit obscure l’aube, la proximité de la lumière avant son éclat, l’intelligence c’est peut-être cela [...]. Le coq qui perçoit l’aube, qui sent dans la nuit, quelques instants à l’avance, l’approche de la lumière, quel admirable symbole de l’intelligence. Intelligence qui connaît le sens de l’histoire avant l’événement, et ne le devine pas simplement après coup» : DL 132-133.
    [19] Autrui peut-il être un animal –règne auquel appartient l’homme, non pas par sa «bestialité» mais par sa classification biologique ? Celui qui n’a pas l’usage de la parole peut-il saluer son prochain par un aboiement ? Meilleur ami de l’homme, le chien (dog) peut-il signifier par ses sautillements joyeux plus que lui-même (god) ? Penser l’idée du prochain avec Lévinas, c’est aussi considérer l’humanisme de l’autre animal. Cf. J. LLEWELYN, Am I obsessed by Bobby ? (Humanism of the Other Animal) : R. BERNASCONI et S. CRITCHLEY, Re-Reading Lévinas, Bloomington 1991, 234-245 ; E. de FONTENAY, L’exaspération de l’infini : CH 180-200 et Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris 1998, 679-685.
    [20] Cf. DL 201-202.
    [21] Cf. le sermon de Antonio Montesinos : S. RODRÍGUEZ, Pasado y futuro de la Teología de la Liberación. De Medellín a Santo Domingo, Estella 1992, 33-34. Voir également Y. H. YERUSHALMI, L’antisémitisme racial est-il apparu au XXe siècle ? De la «limpieza de sangre» espagnole au nazisme : continuité et ruptures : Esprit 190 (1993) 5-35 ; J.-F. SCHAUB, Les juifs du roi d’Espagne, Paris 1999.
    [22] Usurper la terre, c’est revendiquer sa place au soleil en expulsant autrui dans un tiers monde. Usurper la terre, c’est revendiquer à l’instar de l’Allemagne nazie un espace vital (Lebensraum) pour persévérer dans l’être. Cf. S. MALKA, Lire Lévinas, Paris 1984, 110 ; ELP 115 et 133 ; EN 139.
    [23] AT 44.
    [24] DL 134.
    [25] EI 94-95. Emmanuel Lévinas aime à citer le passage des Frères Kamarazov de Dostoïevski. Dans un contexte différent, il citera Rabbi Haïm de Volozin (1759-1821), rabbin lituanien du XVIIIe siècle pour qui «tout homme est obligé de penser que la subsistance de l'univers tout entier dépend de lui exclusivement, qu'il en est responsable» : HS 119-120. Parce qu'en Israël, «tous sont responsables les uns des autres» (cf. le Traité Shevouoth du Talmud de Babylone), les circonstances éthiques de la responsabilité pour autrui se vérifient dans l'épreuve de la vérité pour l'autre homme.
    [26] Cf. DE 97-98.
    [27] L’éthique qui se dévoile est une optique, «l’accession même à la Divinité» (DL 137). Spirituelle, cette optique reflète l’invisible à partir de la présence humaine. Œuvre de justice, elle donne «connaissance» de Dieu en s’appuyant sur l’indispensable rapport présent dans les relations humaines. Morale, elle inclut l’auteur et son œuvre dans l’expérience sensible de l’entendement sans verser dans un sublime esthétique ou ontologique.
    [28] Cf. R. VISKER, D’une autre nudité d’autrui : N. FROGNEUX et F. MIES (dir.), Emmanuel Lévinas et l’histoire. Actes du Colloque international des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (20-21-22 mai 1997), Paris 1998, 211-214.
    [29] Préface, TI 5.
    [30] «Nous nous trouvons dans une situation extrême quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d’adaptation anciens ne fonctionnent plus et que certains d’entre eux mettent même en danger la vie qu’ils étaient censés protéger. Nous sommes alors, pour ainsi dire, dépouillés de tout notre système défensif et nous touchons le fond; nous devons nous forger un nouvel ensemble d’attitudes, de valeurs et de façons de vivre, selon ce qu’exige la nouvelle situation» : B. BETTELHEIM, Survivre, Paris 1979, 24.
    [31] Cf. TI 281.
    [32] AT 100-101.
    [33] «Le prochain, premier venu, me concerne pour la première fois (fût-il vieille connaissance, vieil ami, vieil amour, impliqué depuis longtemps dans le tissu de mes relations sociales), dans une contingence excluant l’a priori» : AE 137-138.
    [34] EI 92-98.
    [35] Cf. EN 140.
    [36] «C’est parce que dans la proximité s’inscrit la trace de l’Infini –trace démesurée pour le présent, et qui invertit l’arché du présent en anarchie– qu’il y a délaissement, obsession, responsabilité et Soi» : E. LEVINAS, La substitution : Revue Philosophique de Louvain 66 (1968) 501.
    [37] «Elle [la proximité] est contact d’Autrui. Etre en contact : ni investir autrui pour annuler son altérité, ni me supprimer dans l’autre. Dans le contact même, le touchant et le touché se séparent, comme si le touché s’éloignant, toujours déjà autre, n’avait avec moi rien de commun» : E. LEVINAS, La proximité : Archives de Philosophie 34 (1971) 377.
    [38] Cf. AE 143.
    [39] «Que je mange c’est important, mais il est encore plus important que l’autre mange» : A. MÜNSTER (dir.), La différence comme non-indifférence. Ethique et altérité chez Emmanuel Lévinas, Paris 1995, 138. Cf. B. BETTELHEIM, Survivre, Paris 1979, 371.
    [40] Sensible au message socratique –pour préférer la rencontre des hommes en ville à celle des arbres à la campagne (DL 301)–, Lévinas ne partage cependant pas la notion grecque du corps. «Le corps n’est ni l’obstacle opposé à l’âme, ni le tombeau qui l’emprisonne, mais ce par quoi elle est la susceptibilité même, –ce qui se blesse et s’immole– le Soi» : E. LEVINAS, La substitution : Revue Philosophique de Louvain 66 (1968) 496, note 13.
    [41] Cf. EDE 222-228.
    [42] TI 178.
    [43] Cf. D. ANZIEU, Le Moi-peau, Paris 1985.
    [44] «La sexualité humaine n’est peut-être, que cette attente d’un visage inconnu, mais connu» : EDE 212.
    [45] AE 148.
    [46] Cf. DL 183.
    [47] HH 108.
    [48] HH 106.
    [49] HH 96.
    [50] HH 105.
    [51] Cf. DE 117.
    [52] DL 378.
    [53] TI 83.
    [54] TI 179.
    [55] DE 112.
    [56] DL 23.
    [57] Cf. V. GROSSMAN, Vie et Destin, Paris 1983, 197-198.
    [58] «Non-être c’est porter la charge de la misère et de la faillite de l’autre et même de la responsabilité que l’autre peut avoir de moi : être ‘soi’, c’est toujours avoir un degré de responsabilité de plus. La responsabilité pour autrui est peut-être l’événement concret que désigne le verbe ‘non-être’ quand on veut le distinguer et du néant et du produit de l’imagination transcendantale» : E. LEVINAS, La substitution : Revue Philosophique de Louvain 66 (1968) 502.
    [59] EN 142 et AT 49.
    [60] «Par la souffrance, l’être libre cesse d’être libre, mais, non-libre, est encore libre» : TI 266.
    [61] Cf. ELP 122.
    [62] Cf. EI 74-75.
    [63] Cf. NP 10.
    [64] Les victimes du Troisième Reich ont-elles personnellement contribué à leur sort de façon consciente ou inconsciente ? Est-il possible d’éviter que se reproduise un tel génocide ou doit-on se rendre à l’évidence –après les événements du Ruanda et de la guerre des Balkans– que rien ne prépare véritablement l’humanité à se prémunir contre le retour de pareilles atrocités ? Le survivant de telles situations limites peut-il faire quelque chose avec, et à propos des événements dont il a été victime ? Cf. B. BETTELHEIM, Survivre, Paris 1979, 293.
    [65] La souffrance «pour rien» ouvre la perspective éthique de l'inter-humain. La souffrance d'autrui est mon devoir : différence radicale et impardonnable pour moi lorsque autrui souffre en moi et me sollicite. La souffrance d'autrui est un suprême principe éthique qui ne peut être contesté (cf. EN 100-104).
    [66] Cf. E. LEVINAS, La substitution : Revue Philosophique de Louvain 66 (1968) 498.
    [67] Cf. HH 122, note 8.
    [68] TI 219.
    [69] «Là où j’aurais pu rester spectateur, je suis responsable, c’est-à-dire encore, parlant. Rien n’est plus théâtre, le drame n’est plus jeu. Tout est grave» : HH 86.
    [70] HH 54-55.
    [71] EN 219.
    [72] «Cette bonté n’a pas de discours et n’a pas de sens. Elle est instinctive et aveugle. Quand le christianisme lui donna une forme dans l’enseignement des Pères de l’Eglise elle se ternit, le grain se fit paille. Elle est forte tant qu’elle est muette et inconsciente, tant qu’elle vit dans l’obscurité du cœur humain, tant qu’elle n’est pas l’instrument et la marchandise des prédicateurs, tant que la pépite d’or ne sert pas à battre la monnaie de la sainteté. Elle est simple comme la vie» : V. GROSSMAN, Vie et Destin, Paris 1983, 384.
    [73] Cf. EN 212-214.
    [74] TI 67.
    [75] «C’est peut-être ainsi que le pour-l’autre –rapport le plus droit à autrui– est l’aventure la plus profonde de la subjectivité, son intimité ultime» : EN 109.
    [76] EDE 193.
    [77] S. MALKA, Lire Lévinas, Paris 1984, 111.
    [78] «Autrui en tant qu’autrui n’est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi je ne suis pas. Il l’est non pas en raison de son caractère, ou de sa physionomie, ou de sa psychologie, mais en raison de son altérité même. Il est, par exemple, le faible, le pauvre, ‘la veuve et l’orphelin’, alors que moi je suis le riche ou le puissant. On peut dire que l’espace intersubjectif n’est pas symétrique» : TA 75.
    [79] EN 218.