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BESOIN D’ÉVASION
En ouvrant « De l’Evasion », essai d’Emmanuel Lévinas réédité par FATA MORGANA en
Ce qui a conduit Jacques Rolland, dans sa propre introduction, à nous préciser les deux tâches distinctes qui se sont faites jour pour lui. Il s’est agi, dans un premier temps « de chercher à situer la signification du mot ‘être’ dans cette étude, de s’interroger sur la volonté d’en ‘renouveler l’antique problème’ quand elle s’est faite jour au cœur des années trente de notre siècle et de se demander enfin ce qu’est devenue la compréhension alors en vigueur de son concept dans l’œuvre postérieure. Il s’est agi dans un deuxième temps d’élucider cette exigence d’ ‘évasion’ qui s’est levée à partir de cette façon d’entendre le verbe être puis de clarifierle ‘programme ‘ de recherches philosophiques qu’elle annonçait ; en un mot il s’est agi de se demander ce que promettait cette expression quelque peu énigmatique d’évasion et de repérer les traces de son devenir dans l’œuvre ultérieure ».
Aussitôt après, J. Rolland nous offre d’entrer très vite dans le sujet :
– que se cache-t-il derrière cette métaphore de l’évasion ? C’est l’exigence de penser au-delà de l’être entendu au sens verbal, exigence qui ne trouvera cependant son expression philosophique adéquate qu’en forgeant le contre-concept de l’autrement qu’être.
– qu’est-ce qui caractérise au mieux la situation philosophique de cette étude de
Par là le besoin de l’évasion – plein d’espoirs chimériques ou non, peu importe – nous conduit au cœur de la philosophie. Il permet de renouveler l’antique problème de l’être en tant qu’être. Quelle est la structure de cet être pur ? A-t-il l’universalité qu’Aristote lui confère ? Est-il le fond et la limite de nos préoccupations comme le prétendent certains philosophes modernes ? N’est-il pas au contraire rien que la marque d’une certaine civilisation, installée dans le fait accompli de l’être et incapable d’en sortir ? Et dans ces conditions l’excendance est-elle possible et comment s’accomplit-elle ? Quel est l’idéal de bonheur et de dignité humaine qu’elle promet ? »(
Laprésenterecension de l’essai J. Rolland explicitant « De l’évasion » de Lévinas, comporte trois parties :
Ce qui, dans l’essai sur l’évasion se désigne sous le nom d’être pur, d’être en tant qu’être, de fait d’être ou d’existence de ce qui est – est déjà très précisément ce qui se pensera plus tard sous le titre d’il y a : le retour de rien en une présence irrémissible rivant « l’être-là »[le Dasein], dans l’inamovibilité.
La ‘perfection’ de l’être, c’est la vérité élémentaire qu’il y a de l’être.
« L’être est : il n’y a rien à ajouter à cette affirmation tant que l’on n’envisage dans un être que son existence. Cette référence à soi-même, c’est précisément ce que l’on dit quand on parle de l’identité de l’être. L’identité n’est pas une propriété de l’être et ne saurait consister en une ressemblance de propriétés qui supposent elles-mêmes l’identité. Elle est l’expression de la suffisance du fait d’être dont personne, semble-t-il, ne saurait mettre en doute le caractère absolu et définitif »(
La ‘perfection’ de l’être est sa brutalité, la brutalité de son il y a. Elle est en effet sa perfection de verbe, sa pure verbalité, c’est-à-dire encore sa pure affirmation. L’être est, la proposition ne sort pas de la tautologie mais, en celle-ci même ; elle signifie que l’être s’affirme ou se pose ; elle signifie pourrait-on dire son énergie d’être. Affirmation ou position ‘parfaites’ en tant précisément qu’elles ne sont pas celles d’un étant mais désignent le verbe par lequel l’étant peut seulement être posé – en tant qu’elles désignent le fait même de l’affirmation ou de la position, le fait qu’il y a, en deçà ou en retrait de tout ce qu’il y a, le fait par lequel il y a tout ce qu’il y a. Mais simultanément – et ce sera la tâche de cette étude que de le montrer – affirmation ou position imparfaites, essentiellement imparfaites en tant qu’horribles dans la manière qu’elles ont de s’affirmer sans retenue ou de se poser jusqu’à s’imposer absolument. Energie ‘parfaite’ en son genre, mais essentiellement ‘imparfaite’ dans la logique de son opération.
Les rapports qu’entretient l’étant avec l’être pur
Mais cette tare simultanément désignée comme perfection et comme imperfection, ce n’est pas dans la contemplation de l’être comme objet théorique qu’elle va pouvoir être explicitée, c’est dans l’élucidation du rapport qu’entretient avec cet être pur l’étant qui a toujours en quelque façon rapport avec lui de telle sorte qu’il en ait toujours une certaine compréhension.
C’est dans l’intrigue qui se noue entre l’homme et l’être et là seulement que quelque chose peut être dit de cet être ; c’est dans cette existence et à travers certaines modalités qui l’affectent et lui donnent sa saveur et ses nuances que la méditation philosophique ou ontologique va trouver son point de départ. Et, dans l’essai sur l’évasion, le sentiment qui à la fois permet initialement d’approcher le problème de l’être et de qualifier la modalité selon laquelle l’étant humain se rapporte à lui, est défini comme « le sentiment aigu d’être rivé [5] ».
Ce n’est donc pas seulement dans l’exister humain que se met en question « l’antique problème de l’être en tant qu’être » et que s’ouvre la voie de son renouvellement, c’est plus précisément dans cet exister s’apercevant de son existence, de son fait même, de l’inamovibilité de sa présence. Remarques qui ne peuvent pas ne pas nous renvoyer de façon évidente à la notion heideggérienne de Geworfenheit[6]
L’explicitation de l’existence du Dasein
« Dans cette étude de Lévinas de
Mais la disposition affective dont la compréhension ne se détache point nous révèle un caractère fondamental de cette dernière. Elle nous révèle que le Dasein est rivé à ses possibilités, que son « ici-bas » s’impose à lui. En existant, le Dasein est d’ores et déjà jeté au milieu de ses possibilités et non pas placé devant elles. Ce fait d’être jeté au milieu de ses propres possibilités et d’y être abandonné, Heidegger le fixe par le terme Geworfenheit que nous traduisons d’une manière plus libre par le mot déréliction. La déréliction est la source et le fondement nécessaire de l’affectivité. L’affectivité est un phénomène compréhensible là où l’existence présente cette structure d’être livré à son propre destin.
La déréliction, l’abandon aux possibilités imposées, donne à l’existence son caractère de fait dans le sens le plus fort et le plus dramatique du terme, et par rapport auquel les faits empiriques des sciences ne sont que des dérivés : c’est un fait qui se comprend comme tel par son effectivité. Après avoir été jeté dans le monde, abandonné et livré à soi-même, voilà la description ontologique du fait. L’existence humaine et les caractéristiques positives de la finitude et du néant humains […] se définit par l’effectivité (Faktizität). Et la compréhension et l’interprétation de cette effectivité, c’est l’ontologie analytique du Dasein elle-même. C’est pourquoi Heidegger et ses disciples définissent l’ontologie comme herméneutique de l’effectivité (Hermeneutik der Faktizität).
Peut-être convient-il de comprendre « De l’évasion » comme un tel essai d’herméneutique de la facticité, qui différerait cependant aussitôt de la manière heideggérienne en s’arrêtant pour s’y attarder à cette Geworfenheit que traduit mieux le fait pour le Dasein d’être rivé à ses possibilités qu’une déréliction aux harmoniques trop existentialistes. De même avons-nous remarqué [à la fin de l’introduction] que la pensée s’arrêtait et s’attardait à la considération de l’existence ou de l’exister pur, c’est-à-dire avant ou sans l’existant. Ici, cet arrêt dans la méditation de la Geworfenheit comprise comme fait d’être rivé va se traduire par un arrêt du mouvement proprede la méditation heideggérienne. Pour le comprendre, on doit lire d’abord la suite de l’analyse donnée en
« Herméneutique de la facticité » que l’on va ici tenter de lire en relation, non pas avec Sein und Zeit, mais avec un écrit beaucoup plus comparable du simple point de vue de ses dimensions, la conférence Was ist Metaphysik[8]?(WM). Herméneutique qui sera conduite grâce à l’analyse d’une disposition (Stimmung) dans laquelle cette Geworfenheit ou ce fait-d’être-jeté-dans, cette facilité ou ce fait-d’être-déjà-là vont se montrer dans toute leur ampleur et toute leur signification, et qui dès lors mériterait d’être considérée comme disposition fondamentale (Grundstimmung).
La disposition fondamentale manifestant l’être comme être, qui s’annonce dans le sentiment d’être rivé, c’est la nausée
Cette disposition fondamentale n’est pas l’ennui qui « manifeste l’étant dans son ensemble »(WM
La présence qui se fait jour à travers la nausée trouve sa modalité sui generis en adhérant à nous. Adhérence sans adhésion de celui à qui elle adhère, adhérence horrible, qui se traduit positivement par un « refus d’y demeurer, un effort d’en sortir »(
Qu’en est-il de cette expérience de l’être pur ? Autrement dit, comment ce retour de rien en être doit-il être décrit ?
C’est alors que Lévinas serre de plus près la notion pour la dégager d’une interprétation ontique et répond à cette double question. « Mais la nausée n’est-elle pas un fait de la conscience que le moi connaît comme l’un de ses états ? Est-ce l’existence même ou seulement un existant ? Se demander cela ce serait oublier l’implication sui generis qui la constitue et qui permet de voir en elle l’accomplissement de l’être même de l’étant que nous sommes. Car ce qui constitue le rapport entre la nausée et nous c’est la nausée elle-même. L’irrémissibilité de la nausée constitue le fond même de la nausée. Le désespoir de cette présence constitue cette présence même. Par là la nausée ne se pose pas seulement comme quelque chose d’absolu, mais comme l’acte même de se poser : c’est l’affirmation même de l’être » (
Nausée et angoisse diffèrent fondamentalement dans la manière qu’elles ont chacune de se rapporter au rien qu ‘elles manifestent toutes deux, ou encore dans la manière qu’elles ont chacune de le faire paraître. L’angoisse dévoile le rien comme ce qui a trait à l’être de l’étant (als zu gehörig zum sein des Seienden) et nous porte ainsi devant l’étant comme tel. En retrait de cette opération, la nausée manifeste le rien comme l’être comme tel, et celui-ci comme l’acte même de se poser, comme l’acte pur de s’affirmer. La nausée manifeste le rien comme le pur fait d’être dont il est question depuis le commencement de cette introduction. Qu’en est-il alors du rien, doit-on se demander en reprenant la question posée et sans cesse reprise dans la conférence heideggérienne de
Au bout de ces analyses, une formule s’offre ou s’impose ainsi à la réflexion, formule qui pourtant n’obtiendra chez Lévinas la dignité d’un titre qu’une dizaine d’années après la publication de l’essai sur l’évasion, l’il y a . Il y a dont, plus tard encore, Lévinas écrira : « Il n’existe pas par la vertu d’un jeu de mots. La négation de toute chose qualifiable laisse ressurgir l’impersonnel il y a qui, derrière toute négation retourne intact et indifférent au degré de la négation[10] » –– soulignant ainsi cette dimension de retour et de retour de rien qui marque l’il y a comme elle marquait l’être à partir de la Stimmung (disposition) de la nausée. Dimension qui est aussi bien la marque de toutes les analyses de l’il y a publiées dans l’immédiat après-guerre. « Imaginons le retour au néant de tous les êtres, choses et personnes[11] », lira-t-on ainsi au début du chapitre « Existence sans existant » où, dans De l’existence à l’existant, est conduite l’analyse de l’il y a . Et si nous nous efforçons ainsi de feindre la disparition de tout étant[12], voilà ce que nous serons amenés à décrire. « Lorsque les formes des choses sont dissoutes dans la nuit, l’obscurité de la nuit, qui n’est pas un objet ni la qualité d’un objet, envahit comme une présence. Dans la nuit où nous sommes rivés à elle, nous n’avons affaire à rien. Mais ce rien n’est pas celui d’un pur néant. Il n’y a plus ceci, ni cela ; il n’y a pas ‘quelque chose’. Mais cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable[13]. » Et voici encore un texte, quasi contemporain, s’il est possible, encore plus explicite : « Il reste après cette destruction imaginaire de toutes choses, non pas quelque chose, mais le fait qu’il y a. L’absence de toutes choses retourne comme une présence : comme le lieu où tout a sombré, comme une densité d’atmosphère, comme une plénitude du vide ou comme le murmure du silence. Il y a, après cette destruction des choses et des êtres, le ‘champ de forces’ de l’exister, impersonnel. Quelque chose qui n’est ni sujet, ni substantif. Le fait de l’exister qui s’impose, quand il n’y a plus rien. Et c’est anonyme : il n’y a personne ni rien qui prenne cette existence sur lui. C’est impersonnel comme ‘il pleut’ ou ‘il fait chaud’. Exister qui retourne quelle que soit la négation par laquelle on l’écarte. Il y a comme l’irrémissibilité de l’exister pur.[14] »
On voit donc maintenant que ce qui, dans l’essai sur l’évasion se désigne sous le nom d’être pur, d’être en tant qu’être, de fait d’être ou d’existence de ce qui est – est déjà très précisément ce qui se pensera plus tard sous le titre d’il y a : le retour de rien en une présence irrémissible rivant « l’être-là »[le Dasein], dans l’inamovibilité.
LES
Dans son propre essai, J. Rolland nous propose trois remarques sur l’il y a :
– Première remarque qui rejoint l’observation de Blanchot[15]qui a vu dans l’il y a une des « propositions les plus fascinantes faites par Lévinas » ;
Blanchot, lorsqu’il s’efforce de penser ce qu’alors il désigne comme le Dehors ou l’autre nuit et qui plus tard percera dans les mots de neutre ou de désastre, ici et là, ne se laissera penser qu’en rapport avec l’il y a[16], recoupe alors très exactement, an niveau formel, les analyses de Lévinas. Ainsi lisons-nous dans l’Espace littéraire : « Dans la nuit, tout a disparu. C’est la première nuit.[…] Mais quand tout a disparu dans la nuit, ‘tout a disparu’ apparaît. C’est l’autre nuit. La nuit est apparition du ‘tout a disparu’. Elle est ce qui est pressenti quand les rêves remplacent le sommeil, quand les morts passent au fond de la nuit, quand le fond de la nuit apparaît en ceux qui ont disparu. Les apparitions, les fantômes et les rêves sont une allusion à cette nuit vide.[ …] Ce qui apparaît dans la nuit est la nuit qui apparaît, et l’étrangeté ne vient pas seulement de quelque chose d’invisible qui se ferait voir à l’abri et à la demande des ténèbres : l’invisible est alors ce que l’on ne peut cesser de voir, l’incessant qui se fait voir[17]. » Dans le langage de Blanchot perce ainsi de façon saisissante ce qui fait le poids et toute l’horreur de l’être entendu au neutre ou comme il y a, et toute la passivité de « l’être-là » à qui s’impose une présence irrémissible qu’il subit sans l’assumer.
– Deuxième remarque qui tient au fait que le concept de l’être ainsi atteint dès les premières réflexions, se maintiendra inchangé jusque dans l’œuvre la plus mûre ;
Dans Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, aussi bien que dans Totalité et infini, si nous ne trouvons pas d’analyse expresse de la notion d’il y a, c’est seulement parce que son emploi est accompagné d’un renvoi à De l’existence à l’existant. Mais rien ne serait plus faux que de penser que cette notion elle-même est oubliée ou reléguée à un plan secondaire. A qui voudrait le croire, la si intéressante préface à la deuxième édition de De l’existence à l’existant (de
Et voici que dans ce livre où s’exprime la pensée la plus mûre et la plus circonstanciée de Lévinas, la manière même de cette effectuation de l’être, l’esse même de cette essance, reconduit à l’il y a ou à l’engloutissement dans ce pur fait d’être que proposait De l’évasion. » L’essence imperturbable, égale et indifférente à toute responsabilité que, désormais, elle englobe, vire, comme dans l’insomnie, de cette neutralité et de cette égalité, en monotonie, en anonymat, en insignifiance, en bourdonnement incessant que rien ne peut plus arrêter et qui absorbe toute signification, jusqu’à celle dont ce remue-ménage est une modalité.
L’essence s’étirant indéfiniment, sans retenue sans interruption possible – l’égalité de l’essence ne justifiant, en toute équité, aucun instant d’arrêt – sans répit, sans suspension possible –, c’est l’il y a horrifiant derrière toute finalité propre du moi thématisant et qui ne peut pas ne pas s’enliser dans l’essence qu’il thématise[22]. » Il en est ainsi parce que l’essence, être différent de l’étant, se donne en fait comme la différence des deux, comme la différence ontologique, et que celle-ci s’interprète comme « amphibolo-gie de l’être et de l’étant[23] », comme une inextricable équivoque où l’être-verbe se ‘nominalise’ tandis que l’étant-nom se ‘verbalise’. Articulation de la présence et du présent, l’essence va ainsi s’effectuer comme présence interminable s’étirant indéfiniment en revenant combler tout vide qui pourrait par la négation s’inscrire non pas en elle mais dans l’étant, dans le présent . C’est ainsi qu’elle va se résorber en il y a.
– Troisième et dernière remarque qui part d’un constat de fait et d’un étonnement : toute cette méditation sur l’‘être rivé’ et l’évasion dont il suscite le besoin est aussi bien une méditation sur le corps et tous les phénomènes qu’elle analyse – le besoin, le malaise, la nudité honteuse, la nausée – sont des phénomènes liés au corps.
Et pourtant, ce mot corps est à peine présent dans le texte, il n’est prononcé qu’en passant – en deux groupes de trois occurrences qui chaque fois n’en font qu’une, et les deux fois en relation avec la honte.
En
Cependant, une chose est de reconnaître ce tragique sui generis lié à l’existence comme telle du corps – autre chose est de fonder une société sur une détermination de l’homme qui s ‘en contente ou même le revendique comme la valeur suprême : « L’importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l’esprit occidental n’a jamais voulu se contenter, est à la base d’une nouvelle conception de l’homme. Le biologique avec tout ce qu’il comporte de fatalité devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l’hérédité et du passé auxquels le corps sert d’énigmatique véhiculeperdent leur nature de problèmes soumis à la solution d’un Moi souverainement libre. Le Moi n’apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces problèmes. Il en est constitué. L’essence de l’homme n’est plus dans la liberté, mais dans une espèce d’enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi ; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement inéluctable, unique à notre corps ; c’est surtout accepter cet enchaînement […] Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l’esprit. Et alors, si la race n’existe pas, il faut l’inventer[28] ! »
Il y a donc un caractère intrinsèquement particulariste dans une société fondée, telle la société hitlérienne, sur cette acceptation ou plutôt cette revendication du corps comme lieu d’adhérence. En
PAR L’ÉVASION
– La première, grâce à l’hypostase où l’être plus fort que la négation, se soumet, si on peut dire aux êtres, l’existence à l’existant[33]:
Cette métamorphose est trouvée dans De l’existence à l’existant et les conférences contemporaines sur le Temps et l’Autre. Hypostase, position d’un sujet dans l’être qui comme il y a le submerge, elle suppose ainsi une inversion du rapport entre l’existence et l’existant. Alors que dans la situation ‘imaginaire’ de l’il y a ou dans l’épreuve de la nausée telle qu’on l’a décrite, l’existant est entièrement soumis à l’existence qui le déborde de toutes parts, l’enferme de partout et le soulève de l’intérieur, alors qu’il y devient en quelque sorte « l’objet plutôt que le sujet d’une pensée anonyme[34] » – dans l’hypostase, l’existant « porte l’exister comme un attribut, il est maître de cet existercomme le sujet est maître de l’attribut [35] ». L’hypostase dont la condition primaire est trouvée dans la possibilité de dormir et, grâce au sommeil, de se libérer de l’oppressante présence de rien qui se faisait insomnie, est ainsi à penser comme métamorphose de l’évasion et il est à noter qu’elle est d’ailleurs désignée comme « une évasion en soi [36]».
– Seconde métamorphose de l’évasion lorsque l’on devient sujet de l’être par l’intériorisation de la jouissance qui est un « au-dessus » de l’être ;
Evasion en soi, constitution d’un sujet ou d’un Moi susceptible de s’évader, telle sera encore la problématique de Totalité et infini. Au niveau de ce livre cependant, cette sortie de l’horreur de l’il y a [s’annoncera] dans le contentement de la jouissance[37] ». Nous pouvons donc lire ces quelques phrases, dont l’intelligence exacte suppose cependant la lecture de la seconde section de l’ouvrage : « On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du bonheur, par l’intériorisation de la jouissance, qui est aussi une exaltation, un ‘au-dessus de l’être’[…]. Etre moi, c’est exister de telle manière qu’on soit déjà au-delà de l’être dans le bonheur[38] ».
Pourtant, cette figure de l’évasion ne convient pas encore au « thème inimitable qui nous propose de sortir de l’être » qu’avait annoncé l’étude de
– La troisième métamorphose de l’évasion interviendra quand on viendra à penser le sujet comme en lui-même ou dans sa subjectivité comme telle, déjà « évadé », parce que déjà expulsé ;
Ainsi, pour voir la crise de l’être dans l’humain, il ne suffira plus de poser le sujet comme Même et, si l’on peut dire, facteur du Même ; il faudra le penser comme l’Autre-dans-le Même, et ainsi déjà comme le nœud d’une in-quiétude qui ne le laisse pas revenir à soi, pour se poser dans une identité, et ainsi déjà comme le lieu d’une expulsion : expulsion par l’Autre s’installant pour y battre au cœur du Même et expulsion pour l’Autre exigeant au-delà du possible et marquant ainsi l’identité de façon indélébile. Pour cela, il faudra écrire Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence – comme, pour le comprendre, il faudra le lire. Sans prétendre donner accès à ce maître-livre – et d’autant moins que tel n’est en rien le propos de son introduction –, Jacques Rolland tient à citer ces quelques lignes, où se rassemblent admirablement les significations qui viennent d’être évoquées. « L’identité du même dans le ‘je’ lui vient malgré soi du dehors, comme une élection ou comme l’aspiration, en guise d l’unicité d’assigné. Le sujet est pour l’autre ; son être s’en va pour l’autre ; son être se meurt en signification[43] ». Mouvement de ‘pâmoison’ qui, à la différence du plaisir et parce qu’il ne connaît pas d’orgasme, n’inscrit pas dans son trajet la brisure contemporaine de l’extase et le retour honteux à son point de départ. Mouvement de déprise sans retenue, passive, plus passive que la passivité de la réceptivité dont l’essence est précisément d’assumer encore ce qu’elle reçoit, passive jusqu’à ne pouvoir ni consentir ni résister à son assignation de sujet ou accusé ou acculé à la responsabilité. Passive d’une passivité qu’égalerait seulement celle de la nausée où l’existant est submergé par une existence qu’il ne peut en aucune manière maîtriser. Mais, au sein de cette passivité, subjectivité encore délogée de sa torpeur, dégrisée de sa nausée même, réveillée de sa ‘gueule de bois’ – exposée sans parade à l’altérité d’Autrui qui l’identifie comme sujet en l’accusant ou en l’élisant pour mourir à sa place, pour se substituer. Subjectivité, en ce sens, structurée comme évasion, c’est-à-dire inversion en autrement qu’être du Moi qui s’identifie en persévérant dans son être , en existant au rythme de l’essance.
Dans cette esquisse d’analyse, deux choses semblent à Jacques Rolland devoir être soulignées. La passivité de la subjectivité dans le procès de l’élection renvoie à celle de la nausée où l’être se dévoile comme pur fait d’être et se profile déjà comme neutralité de l’il y a. Ainsi cette notion, qui déjà s’y montre comme la manière même de l’essance, ainsi qu’il a été remarqué plus haut, acquiert-elle encore une éminente fonction au sein d’Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence[44].
Ainsi l’horreur de l’il y a, dont l ‘analyse de la nausée avait déjà mesuré tout le poids sous d’autres noms, devient-elle une condition dans l’intrigue de la subjectivité. Celle-ci de son côté ne se laisse plus penser comme ‘sortie’ de l’être mais plutôt, renonçant à cette métaphore dangereusement spatiale, s’explique comme déneutralisation de l’il y a [45]; elle ne se nomme plus évasion mais délivrance dans l’intrigue de la signification[46].
– La signification de l’ultime métamorphose de l’évasion que ces ligneslaissentclairementpressentirn’estautre que la dé-neutralisation éthique de l’il y a dans l’intrigue de l’autrement qu’être.
Ainsi la ‘folle pensée’ de l’évasion finit-elle par contraindre la pensée à cette autre, plus ‘folle’ encore – ou plus sainte ? – , de « passer à l’autre de l’être, autrement qu’être. Non pas être autrement mais autrement qu’être[47]», où seulement elle prend sa pleine signification. Ainsi, ce que ne laissait entrevoir qu’encore confusément le premier essai ne trouve-t-il le moyen de se dire qu’en s’engouffrant résolument dans la dé-raison, le hors-logos, que celui-ci proposait seulement : la pensée d’un tiers-exclu. D’une ‘folie’ à l’autre, à travers avancées et reculs d’une méditation contrainte d’ouvrir son propre chemin en forgeant son propre langage[48], se dessine ainsi le parcours d’une pensée une, s’attachant à la tâche de penser en se limitant à une seule pensée. Fidélité qui définit ce qui continue à garder le nom de philosophie. Qu’il ait fallu cependant près de quarante ans et plusieurs livres qui ne furent pas seulement des intermédiaires pour aller de l’une à l’autre et pour que la dernière tienne la promesse latente de la première, laisse de son côté apparaître une seconde dimension du travail de la philosophie qui le désigne comme l’exercice de la plus longue patience.
[1] « Sortir de l’être par une nouvelle voie »
[2] « De l’évasion », étude parue en
[3] Ce type de référence renvoie à la page correspondante de « De L’évasion » d’E. Lévinas (éd
[4] L’être est.
[5] « L’impossibilité de sortir du jeu et de rendre aux choses leur inutilité de jouets annonce l’instant précis où l’enfance prend fin et définit la notion même du sérieux. Ce qui compte donc dans toute cette expérience de l’être, ce n’est pas la découverte d’un nouveau caractère de notre existence, mais de son fait même, de l’inamovibilité de notre présence »(
[6] Fait d ‘être jeté au milieu de ses propres possibilités et d’y être abandonné, Geworfenheit, à laquelle. Lévinas avait, dès
[7] « Martin Heidegger et l’ontologie », art.cité p
[8] Les références données entre parenthèses à la suite des citations sont les suivantes : Was ist Metaphysik ? (Frankfurt, V. Klostermann,
[9] Il y a avec l’emploi et la fécondation du même mot dans des sens très voisins par Sartre et Lévinas, un cas de rencontre philosophique d’autant plus intéressant que l’on ne peut parler d’influence ni dans un sens ni dans l’autre. En effet, « De l’évasion » est de trois ans antérieur à la publicationdeLaNausée,mais,mêmesil’onpeutpenserqueSartreétaitunlecteur des Recherches philosophiques, on ne peut oublier que la toute première version du roman remonte à
[10] Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff,
[11] De l’Existence à l’Existant, Vrin
[12] L’expression est utilisée par Lévinas dans « Signature » ; voir Difficile liberté, Paris, Albin Michel
[13] EE, p
[14] TA, p
[15] Blanchot, « Notre compagne clandestine » in Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, Jean-Michel Place,
[16] C’est ce que J. Rolland a essayé de montrer dans une étude sur le neutre chez Blanchot, « « Pour une approche de la question du neutre », in Exercices de la patience, n°
[17] Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard,
[18] EE, Préface à la
[19] Abandon qui en souligne le caractère cartésien, la rapproche de la stratégie du doute hyperbolique ( voir en ce sens, tout particulièrement, les dernières pages de la Première Méditation.
[20] Et, parmi elles, la toute première, où on lit ceci : « L’esse de l’être domine le ne-pas-être lui-même. »
[21] De Dieu qui vient à l’idée, Paris,Vrin
[22] AE, p
[23] AE, p
[24] Quelques réflexions…p
[25] Quelques réflexions…p
[26] TA, p
[27] Quelques réflexions…p
[28]Idem, p
[29] Quelques réflexions…p
[30] On trouve le texte dans Le Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, Paris, Calmann-Lévy,
[31] Quelques réflexions…p
[32] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, trad. A . Charpentier et M.-F. de Paloméra, Paris, Fayard,
[33] EE, préface à la
[34] EE, p
[35] TA, p
[36] EE, p
[37] TI, p
[38] TI, p
[39] C’est Jean Luc Marion qui, dans L’Idole et la Distance (Paris, Grasset,
[40] TI p
[41] AE, p X.
[42] « Le moi, c’est la crise même de l’être de l’étant dans l’humain » (« Ethique comme philosophie première » in Le Nouveau Commerce, cahier
[43] AE, p
[44] C’est ce que montrent les pages essentielles ou véritablement centrales (au sens que Blanchot donne à ce mot dans L’Espace littéraire), du chapitre ‘Sens et il y a’ aux lignes suivantes : « L’il y a – c’est tout le poids que pèse l’altérité supportée par une subjectivité qui ne la fonde pas. Qu’on ne dise pas que l’il y a résulte d’une ‘impression subjective’. Dans ce débordement du sens par le non-sens, la sensibilité – le Soi – s’accuse seulement, dans sa passivité sans fond, comme pur point sensible, comme désintéressement, ou subversion d’essence. De derrière le bruissement anonyme de l’il y a, la subjectivité atteint la passivité sans assomption. L’assomption mettrait déjà en corrélation avec l’acte, cette passivité de l’autrement qu’être, cette substitution d’en-deçàl’opposition de ‘l’actif’ et du passif, du subjectif et de l’objectif, de l’être et du devenir. Dans la subjectivité du Soi, la substitution est l’ultime rétractation de la passivité, à l’opposé de l’assomption où s’achève – ou que présuppose – la réceptivité qui décrit la finitude d’un je pense transcendantal. L’identité de l’élu – c’est-à-dire de l’assigné – qui signifie avant d’être, prendrait pied et s’affirmerait dans l’essence que la négativité elle-même détermine. Pour supporter sans compensation, il lui faut l’excessif ou l’é-coeurant remue-ménage et encombrement de l’il y a » (AE, p
[45] L’expression est proposée dans EE, préf. A la
[46] « La signification – le pour l’autre, ne sera pas un acte de libre assomption, ne sera pas un pour soi qui renie sa propre résignation ; ni la gratuité ludique où la gravité de l’altérité s’en va en fumée dans l’allégresse et l’extase (de celui qui ne fait rien que se celer) comme un ‘rien du tout’ dans l’équivalence du tout et du rien. La signification est la délivrance éthique du Soi par la substitution à l’autre. Elle se consomme comme expiation pour l’autre. Soi d’avant toute initiative,
d’avant tout commencement, signifiant anarchiquement avant tout présent. Délivrance en soi d’un Moi réveillé de son rêve impérialiste, de son impérialisme transcendantal, réveillé à soi, patience en tant que sujétion à tout »(AE, p
[47] AE, p
[48] Il semble possible à J. Rolland d’affirmer que c’est grâce à l’abandon du langage ontologique seulement que les analyses ont pu passer de l’analyse à la transcendance. De sorte que le tour de pensée qui s’est inventé dans Autrement qu’être est indissociable du tour d’écriture dans lequel il s’exprime.