Espacethique : Emmanuel Levinas

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Natzweiler-Struthof (Lévinas de A à Z)

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Camp

Me voici donc dans un commando juif. Ce n’était pas une période de torture. on allait au travail dans la forêt, on passait la journée dans la forêt. Soutenus matériellement par les colis, moralement par les lettres, comme tous les prisonniers français. Vie à laquelle on arrachait des loisirs pour la lecture. Contacts fraternels entre milieux sociaux et culturels très différents. Des livres arrivaient, on ne savait d'où. Des gens de métiers manuels lisaient de l'Anatole France et du Proust.

Captivité

En captivité Lévinas lit des auteurs philosophiques... comme à la recherche d'un temps qui ne serait pas perdu... celui qui le conduira à rédiger son premier livre, "De l'existence à l'existant".

Tout ce que nos familles avaient vécu n'était pas connu. Toutes les horreurs des camps, inimaginables. Dans la conscience raisonnée d'un destin, sans pitié ni exception, conscience sans illusion -le quotidien provisoire et oubli dans les livres, ou dérisoire lucidité avec ou sans abrutissement.

 

Devoir de mémoire

Lévinas est blessé jusque dans sa chair par l’antisémitisme[1]. L’expérience de l’humiliation et la souffrance inutile le conduisent à professer son judaïsme comme un humanisme. Pour lui, l’antisémitisme désigne la haine de l’autre homme. Son expérience repose sur un vécu chargé d’affects très divers, sur des faits traumatiques non nommés[2]. Juif, il partage avec sa famille l’exclusion dans la société russe[3]. Emigré en France, il est la proie –en 1938– d’une violente campagne antisémite. Détenu au stalag XI B[4], il est «d'emblée restreint à une condition spéciale : déclaré comme juif, mais épargné par l'uniforme du sort des déportés, regroupé avec d'autres juifs dans un commando spécial. Travaillant –séparé de tous les autres français– dans la forêt, mais bénéficiant apparemment des dispositions de la convention de Genève protégeant le prisonnier»[5]. Sur son uniforme, il porte le signe de reconnaissance JUD[6].

Réduit à la catégorie des vivants qui sont traités par leurs gardes-chiourme «comme des chiens»[7], Emmanuel Lévinas accueille son humanité de manière nouvelle dans les sautillements amicaux et joyeux d’un petit chien; alors que les regards des habitants autour du camp lui laissent penser qu’il appartient à un groupe anonyme «de condamnés ou de contaminés porteurs de germes»[8]. De la même façon qu’un être humain –dans la peur du chien–, peut éprouver une angoisse pour sa mort[9], Lévinas va lire dans l’amitié du chien la non-indifférence pour l’autre homme[10]. A l’instar du coq qui discerne entre le jour et la nuit[11], le chien est celui qui manifeste «une transcendance» dans le règne animal[12].

Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité –pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé– un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui –c’était incontestable– nous fûmes des hommes[13].

A propos du Struthof

Au cœur de l’édition de Difficile Liberté (1963), l’auteur cite une lettre adressée au Monde du 17 juillet 1954 et intitulée : A propos du Struthof. Le camp de concentration de Natzweiler-Struthof (France) [14], avait été ouvert le 21 avril 1941. «Le procès du Struthof nous rappelle, contre les métaphysiques trop orgueilleuses, que la liberté de l’homme succombe à la souffrance et à la mystique». La faim et le froid brisent la liberté humaine. Détrônée de sa souveraineté et soumise à l’ordre d’autrui, la liberté humaine ne peut avoir d’autre prétention que celle de prévoir le danger de sa propre déchéance en se prémunissant contre elle. Rappeler le procès du Struthof, même lorsque celui-ci «s’est déroulé avec huit ans de retard», c’est faire justice. Il est juste «que parmi les bruits joyeux ou besogneux de la rue, dans les murmures des brises nocturnes ou des échanges amoureux, les hommes de 1954 aient entendu de nouveau les cris indiscrets d’hommes torturés»[15].

  Livres relatifs au Struthof



[1] «Madame Husserl me parlait de juifs rigoureusement à la troisième personne, pas même à la deuxième. Husserl ne m’en parlait jamais. Sauf une fois. Sa femme devait profiter de son passage à Strasbourg pour faire un très important achat. Rentrant des courses qu’elle avait faites en compagnie de Madame Hering, mère du théologien et du philosophe strasbourgeois, elle a déclaré en ma présence : ‘Nous avons trouvé une maison sérieuse. Die Leute obgleich Juden, sind sehr zuverlässig’. Je n’ai pas caché ma blessure. Alors Husserl : ‘Laissez cela, M. Lévinas, je proviens moi-même d’une maison de commerçants etc. …’. Il n’a pas continué. Les juifs sont durs les uns pour les autres, bien qu’ils ne tolèrent pas les ‘histoires juives’ que les non-juifs leur racontent, comme les clercs qui détestent les facéties anticléricales venant des laïcs, mais qui doivent, entre eux, s’en conter. La réflexion de Husserl m’a apaisé» : EDE 125-126, note 2.

[2] «Dans une conscience qu’un objet affecte, l’affection retourne en assomption. Ici le coup de l’affection fait l’impact, traumatiquement, dans un passé plus profond que tout ce que je suis à même de rassembler par la mémoire, par l’histoire ou dominer par l’a priori : dans un temps d’avant le commencement» : E. Lévinas, La proximité : Archives de Philosophie 34 (1971) 380.

[3] Socialement rattaché à la bourgeoisie, Emmanuel Lévinas partage avec sa famille –en raison de ses racines juives– une citoyenneté russe de «seconde zone».

[4] Situé près de Bergen-Belsen, le stalag XI B de Fallingbostel est destiné aux prisonniers de guerre de la Wehrmacht. Avec Bergen-Belsen, Oerbke et Wietzendorf, il réunit des prisonniers de guerre soviétiques. Emmanuel Lévinas a appartenu à un commando spécial de travail. Si l’auteur n’a pas eu connaissance des exterminations juives pendant son temps de détention, il est possible que l’aménagement du «camp spécial» de Bergen-Belsen ait influencé par la suite sa philosophie ; quant à penser le sujet comme «otage» d’autrui –en raison de la «catégorie de personnes» rassemblées à Bergen-Belsen. Cf. la documentation élaborée par le Land de Basse-Saxe : Bergen-Belsen. Guide de l’exposition (1990) et Sowjetische Kriegsgefangene 1941-1945. Leiden und Sterben in den Lagern Bergen-Belsen, Fallingbostel, Oerbke, Wietsendorf (1991).

[5] ELP 92.

[6] JUD est l’expression péjorative pour désigner en langue allemande le(s) juif(s).

[7] Cf. DL 27.

[8] ELP 94.

[9] Dans l’analyse de la peur et de l’angoisse, Lévinas se différencie de Heidegger. Pour l’auteur, la peur pour autrui n’a pas le retour sur soi qu’exprime l’angoisse. En dernière analyse, cette peur est responsabilité pour l’autre, droiture d’une relation avec celui qui est exposé à la mort. Cf. EI 117-118.

[10] Prisonnier de guerre israélite dans un commando forestier près de Hanovre, Lévinas s’est senti blessé jusque dans sa chair par le regard des hommes dits libres. Pour ces êtres, «Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes». Les conditions du stalag peuvent être assimilées à un retour avant le moment de la naissance de l’humain, une vie «entre parenthèses».

[11] «Tout le monde est capable de saluer l’aurore. Mais distinguer dans la nuit obscure l’aube, la proximité de la lumière avant son éclat, l’intelligence c’est peut-être cela [...]. Le coq qui perçoit l’aube, qui sent dans la nuit, quelques instants à l’avance, l’approche de la lumière, quel admirable symbole de l’intelligence. Intelligence qui connaît le sens de l’histoire avant l’événement, et ne le devine pas simplement après coup» : DL 132-133.

[12] Autrui peut-il être un animal –règne auquel appartient l’homme, non pas par sa «bestialité» mais par sa classification biologique ? Celui qui n’a pas l’usage de la parole peut-il saluer son prochain par un aboiement ? Meilleur ami de l’homme, le chien (dog) peut-il signifier par ses sautillements joyeux plus que lui-même (god) ? Penser l’idée du prochain avec Lévinas, c’est aussi considérer l’humanisme de l’autre animal. Cf. J. Llewelyn, Am I obsessed by Bobby ? (Humanism of the Other Animal) : R. Bernasconi et S. Critchley, Re-Reading Lévinas, Bloomington 1991, 234-245 ; E. de Fontenay, L’exaspération de l’infini : CH 180-200 et Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris 1998, 679-685.

[13] Cf. DL 201-202.

[14] Proche de Strasbourg, sa situation isolée –sur les hauteurs de Schirmeck– et la proximité d’une «Grande carrière» permettront la mise en œuvre d’une extermination par le travail. Le manque de nourriture et le travail forcé ont provoqué l’épuisement et le décès de milliers de captifs. Des exécutions sommaires, des expériences médicales, ainsi qu’une chambre à gaz évoquent peut-être à d’aucuns «la bestialité des hommes». Pour Lévinas, ce rappel d’un fait de l’histoire évoque surtout l’ennui et la monotonie des consciences qui, par défaut de responsabilité, laissent le champ libre à l’excès des totalitarismes.

[15] DL 211-212.