Espacethique : Emmanuel Levinas

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Monothéisme (Dialogue)

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Le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam appartiennent aux religions révélées. Ces trois courants spirituels se laissent parfois réduire au concept de «religions du Livre». Toutefois, aucune de ces religions ne se laisse saisir intégralement dans cette appellation. Sans déprécier la valeur de l’Islam ou ignorer l’apport des religions traditionnelles et des sagesses orientales, nous limitons le commentaire des textes de l’auteur au dialogue judéo-chrétien. Il semble que Lévinas succombe parfois dans ses écrits à la tentation de réduire le christianisme à la seule représentativité de l’Eglise catholique romaine. Il évoque le protestantisme dans un sens général et passe sous silence la présence de l’Eglise orthodoxe. Au moment d’accueillir l’interpellation que l’auteur adresse aux Eglises chrétiennes, il appartient au lecteur de situer les protagonistes du dialogue dans leurs «lieux théologiques» respectifs.

Emmanuel Lévinas a acquis une maturité intellectuelle et spirituelle au contact de la souffrance des autres hommes. Le Dieu qu’il évoque n’appartient pas à un «Ancien Testament». Il ne se laisse pas davantage contenir par le monde des Idées platoniques ou le concept du «premier moteur» aristotélicien. Et si l’humain est un être en dialogue, la parole dont il use semble se soumettre davantage au régime d’incarnation –nudité d’une peau et «regard» de la corporéité– qu’au mystère divin. Le malentendu long de vingt siècles entre christianisme et judaïsme est-il dû à une rigidité anatomique –peuple à la nuque raide– ou à une raison qui ne connaît pour seule échappatoire à la puissance barbare que l’ordre hellène ? Peut-être pouvons-nous lire une réponse dans le rapport au Livre[1].

Dès le plus jeune âge, Emmanuel Lévinas a côtoyé le christianisme[2]. Dans sa mémoire, la proximité du christianisme évoque bien plus des souffrances qu’un véritable dialogue inter-religieux [3]. Tout au long de son existence et de son œuvre, l’auteur semble tenter de saisir par la pensée l’insaisissable, voire l’insupportable de la vie. Il ne manque pas de saluer le courage de la hiérarchie de l’Eglise de France et de certains de ses représentants. Mais il affirme également que les atrocités survenues dans les camps de concentration sont à la mesure de l’ébranlement du christianisme en Europe occidentale[4].

Lorsque Lévinas publie le texte Le lieu et l’utopie (1950), treize années le séparent de l’Encyclique du pape Pie XI Mit brennender Sorge (14 mars 1937) et 15 années de Nostra aetate, Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes du Concile Vatican II (Paul VI, 28 octobre 1965)[5]. Jusqu’à la fin de sa vie, Lévinas sera témoin d’attitudes «humiliantes» à l’égard du peuple juif. La profanation du cimetière juif de Carpentras (France) et l’installation d’un carmel sur le site d’Auschwitz (Pologne) prouvent que certaines critiques de l’auteur gardent toute leur puissance, même un demi-siècle plus tard. L’auteur ne conteste pas l’importance politique et sociale des institutions civiles ou religieuses. Mais il sait que ces dernières ne sauraient retirer aux individus leur responsabilité et encore bien moins assurer d’un diplôme de vie éternelle ceux qui sont morts au prix d’utopies meurtrières ou d’un totalitarisme dont l’idéologie est le cadavre.

Qu’est-ce qu’un individu, sinon un usurpateur ? Que signifie l’avènement de la conscience –et même la première étincelle de l’esprit– sinon la découverte des cadavres à mes côtés et mon effroi d’exister en assassinant ? Attention aux autres, et par conséquent, possibilité de me conter parmi eux, de me juger –la conscience c’est la justice.Etre sans être meurtrier. On peut s’arracher à cette responsabilité, renier le lieu où elle m’incombe, rechercher le salut d’anachorète. On peut choisir l’utopie. Mais on peut au contraire ne pas fuir, au nom de l’esprit, les conditions où son œuvre puise son sens, rester ici-bas. Et cela veut dire –choisir l’action éthique[6].

Un Dieu homme ?

De la même manière que Lévinas n’a pas craint de venir s’établir en France après l’Affaire Dreyfus, il ne cherchera pas davantage à s’installer après-guerre en Israël. Suite à la Seconde Guerre mondiale, la terre d’Israël est devenue pour de nombreux juifs –qui ont quitté les synagogues– une terre de refuge , mais pour lui « la sortie du ghetto n’est pas devenue oubli de la diaspora » . Il lit la Bible ? Il ne manque pas de rappeler que dans sa tradition spirituelle le commentaire de cette dernière garde toute son autorité, même si celui-ci n’émane pas d’un magistère hiérarchiquement autorisé. Il croit en Dieu ? Il semble que cette croyance dérange davantage ses lecteurs et détracteurs que l’auteur lui-même. Son souci ne consiste pas à faire l’unanimité mais à susciter le dialogue.

Par ses écrits, Lévinas dépasse l’angoisse d’une mort prématurée en s’en remettant pleinement à autrui et aux erreurs de lecture. Son humanisme (judaïsme) l’a rapproché et sensibilisé à l’existence de l’autre homme . Mais de la même manière que le peuple juif n’a pas connu l’extermination dans les camps de concentration pour avoir confessé un credo , il se sent libre pour vivre sa foi après-guerre sans nécessité de reconnaître le message des Evangiles ou de recourir aux « certitudes de la résurrection ».

Il n’y a peut-être pas menace de prosélytisme quelconque dans une société où les religions ont perdu de leur rayonnement et font partie de l’ordre privé comme les préférences esthétiques et les goûts culinaires. Encore que le christianisme soit en Europe la religion des forts, l’humilité de bon ton, et que les temps soient révolus, où, selon Reinach, la conversion ne conférait que l’avantage d’être mal reçu dans les salons .[7]

Quelle justice est présente dans les propos d’Emmanuel Lévinas ? Quelle est la blessure que ses paroles tentent de dissimuler ? L’auteur ne se laisse-t-il pas prendre au jeu de la puissance du verbe lorsqu’il se sent plus proche d’une « grande institution moderne qui dirige la vie de millions de nos concitoyens » que du Jésus de l’histoire, sur les lèvres duquel « nous ne reconnaissons plus nos propres versets ». Lorsque Lévinas affirme que « le mal qu’elle [l’Eglise] nous a fait dans le passé ne peut nous rendre sourds et aveugles », désigne-t-il la communauté humaine de foi ou l’Eglise dans sa hiérarchie et ses dogmes?

En préférant l’Eglise à son fondateur –mystère de la personne humaine de l’Homme-Dieu–, Lévinas semble plus « romain » que de nombreux catholiques [8]. Juif, il ne peut reconnaître l’humanité du Christ, combien même serait-il Messie. «Expliquez cela par des souvenirs ineffables, invoquez la psychanalyse, parlez d’entêtement. Deux mille ans d’histoire valent le triomphe du christianisme, pour que notre refus ne soit pas suspect d’utopie »[9] . Il n’y a pas de honte à être homme. Peut-être se dissimule-t-il une honte secrète à penser l’idée d’un Dieu qui pourrait se dire humain !

Les citations ci-dessus datent de 1953 et sont extraites de l’article Une nouvelle version de « Jésus raconté par le juif errant » d'Edmond Fleg. En 1968, Lévinas participe, à Paris, à la Semaine des intellectuels catholiques et présente une conférence intitulée Un Dieu homme ? . Quinze années se sont écoulées entre les deux textes. Entre temps, l’auteur est passé par l’abbaye bénédictine de Tioumliline au Maroc (1957) et a pu parler « à des personnalités spirituelles authentiques ». Il reconnaît que l’amitié judéo-chrétienne consiste à trouver une voie médiane entre le rôle de victime et la tentation de la séduction par la compassion. Il emprunte pour ce faire la voie de l’enseignement ; celle qui consiste à enseigner aux chrétiens les valeurs du judaïsme[10].

Lévinas surmonte l’embarras de devoir s’exprimer sur « le problème de l’Homme-Dieu » en traitant « en philosophe d’une notion qui appartient à l’intimité des centaines de millions de croyants »[11]. Soucieux de s’ouvrir « aux intentions généreuses » de son temps sans oublier « le compagnonnage des années tragiques », il traite « l’ambiguïté de la transcendance » à partir de la « trace » : « proximité de Dieu dans le visage de mon prochain ». Lévinas n’a pas de peine à orienter son discours pour que celui-ci soit reçu par des penseurs chrétiens[12]. L’important n’étant pas de convertir, sinon d’entamer avec autrui un dialogue sur les hauteurs et depuis le lieu de l’humanité de l’autre homme.

L’attitude personnelle de Lévinas à l’égard du christianisme s’est modifiée au long des années. La lecture de L’étoile de la Rédemption[13] de Franz Rosenzweig[14] semble avoir permis à Emmanuel Lévinas de risquer une nouvelle approche de la doctrine de l’humain présente dans le christianisme[15]. A l’instar de Rosenzweig, Lévinas écrit son œuvre au sortir d’une Guerre mondiale[16]. Dans un entretien accordé en 1987, l’auteur expose ses « événements intérieurs » et la possibilité d’un dialogue entre Judaïsme « et » Christianisme[17].

Lévinas n’hésite pas à se rapporter au passage du jugement dernier au chapitre 25 de l’Evangile de Matthieu. Combien même risque-t-il une compréhension de la personne du Christ à partir du concept de kénose de Dieu [18], l’Histoire du christianisme –liée à la Croix du Christ– compromet la réception de l’Evangile et de la foi chrétienne. Un dialogue reste possible, même si celui-ci relève davantage « du sentiment » –dette de charité– que de la raison –possibilité philosophique de penser la vérité[19]. La vertu de tolérance à l’égard du christianisme consiste en un dialogue où fraterniser ne rime pas avec se convertir et où le judaïsme n’est pas « à la remorque du christianisme »[20].

Personne ne doute que l’antisémitisme raciste menace le christianisme autant que le judaïsme. Mais que cette hostilité soit sans merci, qu’elle ne soit pas de pure doctrine, qu’elle vienne des profondeurs de la Nature, de son instinct même de Nature, voilà le point sur lequel M. Maritain projette un jour nouveau. Qu’à son tour la solidarité judéo-chrétienne ne tienne pas seulement à un lien historique, à l’origine de Jésus, à la générosité des chrétiens et au respect d’une morale commune, qu’elle exprime la même émotion ressentie en face des choses, la même destinée étrangère au monde, voilà une vue qui va au cœur même du problème des relations entre juifs et chrétiens et qui doit commander la solution[21].

 



[1] Là où l’Eglise catholique et romaine cherche une institution de droit divin pour ses dogmes, «le peuple du livre s’efforce de devenir un peuple de la terre» (DL 229). Pour Emmanuel Lévinas, cette terre est l’espace accordé à une communauté juive minoritaire en pays chrétien.

[2] De Kovno à Paris, Lévinas se forme à un judaïsme de Diaspora. Son passage par Strasbourg semble avoir gravé dans sa mémoire le regard que le monde chrétien garde du judaïsme ; même si celui-ci n’est que pur art du temps des cathédrales. Volontiers, il soumet sa foi aux lois de la laïcité. Mais il ne manque pas de rappeler que la «Synagogue ne se sent point de bandeau sur les yeux» (DL 156 ; cf. DL 76 et 321).

[3] «Dans mon enfance –il y a trois quarts de siècle–, le christianisme me parlait comme un monde tout à fait fermé, dont, en tant que juif, on n’avait rien de bon à attendre. Les premières pages de l’histoire du christianisme que j’ai pu lire racontaient l’Inquisition. Déjà à huit ou neuf ans j’apprenais la souffrance des marranes en Espagne. Un peu plus tard, ce fut la décisive lecture de l’histoire des croisades. J’ai vécu enfant dans un pays où il n’y avait aucun contact social entre juifs et chrétiens. Je suis né en Lituanie, beau pays avec de belles forêts et des braves gens très catholiques, mais où on ne se fréquentait pas entre juifs et chrétiens, si ce n’est sous quelques prétextes purement économiques» : HN 189.

[4] Qu’est-ce qui unit la paysanne chrétienne qui servait la famille Lévinas en Lituanie et le philosophe Karol Wojtyla qui rencontrera l’auteur lors de sa visite pontificale en France (1980) et au cours des séminaires d’été tenus à Castel Gandolfo ? Quel lien existe-t-il entre la majorité des bourreaux du national-socialisme qui ont reçu une éducation chrétienne et la bonté de chrétiens anonymes au long des années de guerre ? Selon Emmanuel Lévinas, le christianisme a cessé d’être une «menace» pour les autres confessions religieuses. Après deux mille ans de procès, le peuple juif –accusé de déicide– a été libéré de partager avec les chrétiens un héritage salvifique qui se dirait sous le signe de l’Irrationnel, du Numineux et du Sacramental.

[5] Lévinas semble lire dans ce texte du souverain Pontife un «caractère de nécessité» de l’existence du peuple juif ; cf. ELP 144-145.

[6] DL 145.
[7] DL 186-187.
[8] « Mais est-ce vraiment l’Eglise qui nous empêche de rejoindre le Christ ? L’Eglise est, après tout, ce que nous comprenons le mieux. Le vieux voisinage ! Il existe un plan autre que celui du dogme et du mystère, où nous la rencontrons. Elle a absorbé bien des éléments de l’humanisme rationaliste, depuis qu’elle absorba Aristote. La sagesse hellène que les talmudistes admiraient, les idées de la Révolution qu’elle admit depuis Léon XIII et le Ralliement, nous ont créé un langage commun » : DL 150-151.
[9] DL 151.
[10] ELL 280-284.
[11] EN 64.
[12] Cf. T. FREYER, Emmanuel Lévinas’ Vorstellung vom Gott-Menschen –eine Herausforderung für die Christologie ? : Theologische Quartalschrift 179 (1999) 52-72.
[13] Cf. F. ROSENZWEIG, Der Stern der Erlösung, Francfort sur le Main 1996.
[14] Cf. G. PETITDEMANGE, La provocation de Franz Rosenzweig : Recherches de Science Religieuse 70 (1982) 499-524 ; Introduction à « Théologie Athée » de Franz Rosenzweig : Recherches de Science Religieuse 74 (1986) 537-544.
[15] Cf. B. CASPER, La prière comme être voué à l’au-delà de l’essence. Quelques considérations sur Rosenzweig dans la perspective de l’œuvre de Lévinas : J. GREISCH et J. ROLLAND (dir.), Emmanuel Lévinas. L’éthique comme philosophie première, Paris 1993, 259-271 ; R. A. COHEN, La non-in-différence dans la pensée d’Emmanuel Lévinas et de Franz Rosenzweig : C. CHALIER et M. ABENSOUR (co.), Cahier de l’Herne. Emmanuel Lévinas, Paris 1998, 380-393 ; P. MASSET, Judaïsme et christianisme : « l’étoile de la rédemption » de Franz Rosenzweig : Nouvelle Revue Théologique 120 (1998) 384-403.
[16] Cf. S. MOSES, Rosenzweig et Lévinas : Au-delà de la guerre : N. FROGNEUX et F. MIES, Emmanuel Lévinas et l’histoire, Paris 1998, 137-155.
[17] Cf. HN 189-195.
[18] Cf. E. LEVINAS, Judaïsme et Kénose : HN 133-151.
[19] Cf. E. LEVINAS, La philosophie de Franz Rosenzweig : HN 175-185.
[20] Cf. Fraterniser sans se convertir (à propos d’un livre récent) : C. TACOU (dir.), L’Herne. Emmanuel Lévinas, Paris 1991, 148-149.
[21] E. LEVINAS, L’essence spirituelle de l’antisémitisme (d’après Jacques Maritain) : C. TACOU (dir.), L’Herne. Emmanuel Lévinas, Paris 1991, 150-151.