Espacethique : Emmanuel Levinas

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L'élémental de la condition humaine (Thèmes)

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Tout au long de sa vie intellectuelle, Emmanuel Lévinas revient continuellement à ses intuitions premières en leur donnant des développements inédits et en les plaçant face à de nouveaux horizons. Porte-parole d'une crise morale profonde dans l'Europe d'après-guerre, Lévinas permet par ses écrits à un au-delà-de l'être de prendre sens. Sens qui s'arrache à la fascination de la pensée de Heidegger pour se perdre dans la «petite bonté» décrite par Vassilij Grossmann dans Vie et destin et qui va d'un homme à son prochain.

Dans le camp régnait la famine.
La faim, comme l’eau est liée naturellement à la vie, et soudain, comme l’eau, elle se transforme en une force qui détruit le corps, qui brise et mutile l’âme, qui extermine des masses humaines.
Le manque de nourriture, la neige, les sécheresses, les inondations, les épizooties emportent les troupeaux de brebis et de chevaux, les truites et les vipères. Les êtres humains, pendant les catastrophes naturelles, deviennent par leurs souffrances les égaux des bêtes.
L’Etat peut décider d’enserrer artificiellement la vie dans des digues et alors, telle l’eau prise entre des rives trop étroites, la force terrible de la faim mutile, brise, extermine l’homme, une race, un peuple.
Molécule après molécule, la faim élimine des cellules les protéines et les graisses ; la faim ramollit les os, tord les jambes rachitiques des enfants, liquéfie le sang, dessèche les muscles, mange les cellules nerveuses ; la faim écrase l’âme, chasse la gaieté et la foi, détruit la pensée, fait naître soumission, bassesse, cruauté, désespoir et indifférence.
L’humain peut alors disparaître en l’homme, et l’être affamé est capable de meurtre, de cannibalisme.
L’Etat est capable de construire un barrage qui sépare le blé et l’orge de ceux qui les ont semé et provoquer ainsi des morts massives comparables à celles des Léningradois pendant le blocus allemand, à celles de millions de prisonniers de guerre dans les camps hitlériens (524)

La femme, elle, ne voyait plus rien d’autre que le visage de l’Allemand au mouchoir. Sans comprendre ce qui lui arrivait, objet de cette force qui assujettissait tout à la ronde, elle sortit de sa poche un morceau de pain que lui avait donné la veille un soldat russe, le tendit à l’Allemand et dit :
— Tiens, prends, bouffe (759)