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Le mal et la souffrance dans l'oeuvre de sylvie Germain (Contributions|Luc Crommelinck)

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Le mal et la souffrance dans l’œuvre de Sylvie Germain

En décembre dernier, Sylvie Germain m’envoyait, en signe d’amitié, son livre « Songes du temps »[1]avec cette dédicace : « ces petits Songes du temps, qui parfois traversent des turbulences, mais pour mieux se redéployer dans la Lumière. » Cette phrase me semble résumer une thématique centrale dans l’œuvre de cette amie écrivaine qui n’hésite pas à faire entendre sa quête spirituelle et cela dans une écriture superbe et si particulière. Celle que beaucoup considèrent, à juste titre, comme l’une des plus belles voix de la littérature française contemporaine alterne depuis une vingtaine d’années romans et essais qui constituent une oeuvre impressionnante de beauté et de cohérence, couronnée de nombreux et prestigieux prix, reconnue unanimement dans les pays francophones et même au-delà (ses livres sont traduits dans de nombreuses langues, un colloque autour de son œuvre a été organisé, il y a quelques années, à l’université d’Oxford[2], et une journée d’étude tout récemment à la Sorbonne).

« Nous sommes au temps des génocides »

        L’œuvre de Sylvie Germain est traversée par une question centrale : l’énigme du mal et de la souffrance et celle du silence de Dieu. Qu’il s’agisse de l’horreur des guerres, de ses champs de bataille et de ses exodes ou de toute autre forme de violence et d’oppression qui déchire les humains, le mal blesse et brise profondément. Notre monde et particulièrement le siècle qui est derrière nous ont traversé de terribles turbulences qui les ont plongés dans une nuit désertée de toute tendresse où la voix des victimes n’était plus que plainte, pleurs, cri ou silence  : « Si l’on se penche sur les erres de ce siècle prédateur on peut voir trembler en leur fond des regards par millions, hallucinés de faim, de souffrance et d’effroi, on peut entendre des voix par millions crier, gémir, supplier, et réclamer leur dû : leur dû de vie volée, de justice, de sens et de lumière. »[3]  « Nous sommes au temps des génocides », martèle Sylvie Germain, « la terre est peuplée d’Abel de tous âges, de toutes races, qui gisent dans la boue, dans l’oubli. Le ciel est empesté de fumées âcres qui furent les corps, les regards, les sourires d’Abel de tous âges et de toutes nations. » (ES, p.17). Le grand talent de Sylvie Germain réside aussi dans cette manière bien à elle de faire entendre dans une langue de douleur le chagrin et les larmes des hommes, ainsi le chagrin et les larmes de celles et ceux qui, chassés de leurs maisons par la guerre, marchaient sur les routes de l’exode : « Et tous avaient dans la bouche, non seulement le goût acide de la faim, de la soif, mais aussi, celui, plus âcre encore, de la peur, du chagrin. Ils ne pleuraient pas, ils mâchaient leurs larmes en silence, ils mâchaient des lambeaux de nuit lacérée de feu, de cris, de sang. Et leur amour, fou d’inquiétude les uns pour les autres, leur brûlait le front, sifflait entre leurs lèvres sèches. »[4] Les larmes ou plutôt un « chuchotis de larmes », Sylvie Germain nous les fait entendre doucement comme un battement rythmant les apparitions fugaces de La Pleurante des rues de Prague, géante aux pas boiteux, déambulant dans les rues de la ville à l’appel de secrètes urgences : « C’est qu’elle a perçu alors un bruit inaudible à tout autre. Le battement d’un cœur oppressé par un excès de solitude, ou de peine, ou de peur, quelque part dans une chambre, une cuisine, ou dans un tramway passant non loin de là. »[5]

Il faut sans doute prendre mesure, ainsi que le fait notre auteur dans ses essais et ses romans[6], de ce mal terriblement humain, injustifié et injustifiable, de ses traces et des blessures de mémoire qu’il imprime dans les cœurs et les consciences.

L’énigme du silence de Dieu

            Cette énigme du mal et de la souffrance n’est pas séparable d’une énigme plus insoutenable et plus tragique encore : celle du silence de Dieu. La Bible lui donne une place éminente dans le livre de Job que Sylvie Germain relit, attentive à la plainte de l’homme qui hurle son mal et sa souffrance et qui ne reçoit de réponse que le vide et l’absence  : « Si je vais vers l’orient, il est absent ; vers l’occident, je ne l’aperçois pas. Quand je le cherche au nord, il n’est pas discernable, il reste invisible si je me tourne au  midi » (Jb 23,8- 9). Sylvie Germain commente : « Les axes horizontaux de l’espace établissant la quadrature du monde s’entrecroisent à la dimension verticale pour dessiner la sphère immensurable de l’espace cosmique – espace vital et spirituel de l’homme. Et cette sphère résonne de vide. La rose des vents s’éploie comme un désert en expansion et sifflant de silence tout autour de Job, girouette aux abois qui virevolte en tous sens. » (ES, pp.31- 32).

            On peut certes comprendre le désespoir de ceux qui, n’obtenant aucune réponse ni aucune consolation à leur cri, ont conclu à l’inexistence de Dieu. Mais cette conclusion de l’athéisme n’est pas celle de notre amie qui refuse de combler le vide.  Il y a, selon elle, à « chercher une autre voie, repartir à l’aventure dans le mystère du silence de Dieu (…)Se risquer dans une voie qui consent au silence sans le sommer de se briser, sans le clore sur un vide définitif.» (ES, p.26). Et ce lancinant silence qui s’affronte à « ouïe nue », il faut « apprendre à l’écouter. » (ES, p .35). Il se pourrait bien alors que cet apprentissage du silence nous conduise à contempler un Dieu différent, un Dieu dont la toute-puissance « est comme mise en suspens, entre parenthèses indéfinies, dans l’Histoire des hommes – pour que celle-ci puisse s’inventer. »[7]  C’est vers ce Dieu dont la toute-puissance ne peut être dissociée de la toute-faiblesse que Sylvie Germain nous conduit. Un Dieu humble que, comme Elie à l’Horeb, on n’entend que dans « une voix de fin silence » ( 1 R 19,12) : «un brin de silence qui vibre, à peine, et qui déjà s’en va. » (ES, p.47). Un Dieu désarmé et vulnérable qui, à la manière du roi Lear, se destitue de son pouvoir afin que puisse s’exercer la liberté de l’homme. (ES, pp .57 et s.). Un Dieu qui en Jésus n’en finit pas de marcher, de partir, de s’absenter, de mourir…un peu, beaucoup, à la folie.[8] Un Dieu qui en son Fils souffrant notre mal et notre souffrance souffre avec nous. Un Dieu agenouillé devant l’homme, mendiant son amour, au point que s’il ne peut nous aider, c’est à nous de l’aider,  comme le disait Etty Hillesum, jeune femme juive morte à Auschwitz en 1943, dont Sylvie Germain commente dans un magnifique essai[9] l’itinéraire bouleversant et exceptionnel.

Dépouillement et déploiement dans la Lumière

            Etty Hillesum, « la fille qui ne savait pas s’agenouiller » est parvenue à fléchir le genou, non pas en un geste de soumission, mais en un geste de transfiguration de la nuit du mal qui l’enveloppait de toutes parts. Elle a écouté et accueilli, de façon sublime, les pas et le souffle de Dieu se frayant un chemin au plus intime d’elle-même : « elle fut simplement – immensément et radieusement – éprise de Dieu. D’un Dieu tout à la fois transcendant et intime, secret et familier. Et son amour de la vie, de l’humanité, fut à cette même démesure. »[10] Au cœur de la nuit la plus noire que fut la Shoah, Etty a pris résolument « en défi amoureux » un chemin de radical dépouillement. Puisant sa force dans la faiblesse même, sa bonté s’est déployée dans la Lumière et a irradié souverainement.

            On retrouve cette expérience de radical dépouillement au cœur de la nuit du mal chez les personnages des romans de Sylvie Germain. Ainsi, par exemple, Lucie - l’héroïne de L’Enfant Méduse - dont l’enfance a été brisée par un prédateur pédophile, son demi-frère Ferdinand. Certes, il faudra longtemps à Lucie, très longtemps, pour apprendre la patience et «le frêle sourire du pardon »[11], pour réapprendre à regarder la vie - comme elle le faisait dans son enfance avant qu’on ne la profane -, les visages surtout, et à vivre en paix avec les autres comme avec elle-même. Le livre s’achève sur la description d’une fresque représentant une Nativité baignée d’une étrange clarté (EM, pp .261s). Lucie contemple la carte représentant L’Annonciation aux bergers de Taddeo Gaddi. Cette carte, elle l’a reçue de son ami d’enfance, Louis-Félix. Se penchant sur cette Nativité, Lucie se penche à nouveau sur son enfance, mais voici que monte soudain de l’image une douce paix. Les dernières lignes du roman laissent poindre une lueur dans la nuit : « Une seconde enfance vient de naître en Lucie. Une enfance aux yeux non plus brûlés de larmes contenues, mais embués de douceur comme au sortir d’un songe. Une enfance aux yeux non plus démesurés d’idole terrifiante, d’orante hallucinée, mais éblouis par l’amour le plus nu. Nouvelle enfance qui l’appelle déjà et qui, loin de la tirailler en arrière et d’entraver  sa marche, la convoque au-delà de son âge. Là-bas, là-bas, le plus merveilleux de tous les là-bas luit doucement au cœur de l’ici et de l’instant présent. Là-bas, ici, une enfance nouvellement née luit dans la paille blonde. Il faut s’en occuper. Lucie lui donne asile dans son regard. Dans son regard couleur de nuit, toujours. Mais désormais, nuit de la Nativité. » (EM, pp .280-281).

            Si la souffrance peut receler une part de sens, c’est à condition, dit Sylvie Germain, « de la libérer des ténèbres et du chaos où elle est enfouie « en lui donnant la conscience de ce qu’elle signifie et de ce qu’elle peut » pour lui permettre de se déployer. » (ST, p.102). La souffrance reste certes toujours un mal contre lequel il faut lutter inlassablement ; ainsi celle « des deuils paraît bien davantage être une voleuse d’énergie, une destructrice de confiance et de joie, qu’une pourvoyeuse d’énergie et une source de sens » (ST, p.103). Et pourtant Sylvie Germain croit avec le Père Teilhard de Chardin en « l’énergie de la souffrance ». « Comment féconder ce champ de ruines, de ronces et de cendres laissées en notre cœur et notre esprit par la douleur ? » s’interroge-t-elle ? « En s’y prosternant spirituellement, c’est-à-dire à la façon de l’ordinand prostré bras en croix, front contre le sol, pendant le chant des litanies des saints lors de la cérémonie d’ordination sacerdotale. Cérémonie de dépouillement de soi (…). La souffrance est un corps à corps avec la chair, avec la terre, avec la finitude, et d’un même tenant avec le ciel, avec l’Esprit. Une lutte lente et silencieuse entre soi et infiniment autre que soi, tout au long de laquelle s’extrait et croît une énergie insoupçonnée ; dans la communion avec tous les défunts, les pécheurs et les saints. Seule cette communion transtemporelle rend possible la transmutation de la souffrance en lumière. » (ST, p.103).

            Toute l’œuvre de Sylvie Germain nous apprend la part de sens de la traversée zigzagante et douloureuse du mal et de la souffrance qui, dans l’expérience d’un dépouillement radical et d’une communion dans une solidarité avec les vivants et les morts, peut cependant se déployer dans la lumière, envers et contre tout.

Luc Crommelinck



[1] Songes du temps, Coll. « Littérature ouverte », Paris, Desclée de Brouwer, 2003 (cité ST).
[2] Les actes de ce Colloque ont été publiés récemment aux éditions L’Harmattan, Sylvie Germain. Rose des vents et de l’ailleurs. Textes réunis par Toby Garfitt (2003).
[3] Les échos du silence, Coll. « Littérature ouverte », Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p.15 (cité ES).
[4] Grande nuit de Toussaint, Le Temps qu’il fait, 2000 (avec des photos de Jean-Michel Fauquet), p. 24.
[5] La Pleurante des rues de Prague, Paris, Coll. « L’un et l’autre », Gallimard, 1992 (folio, 1994), p. 16.
[6] Par exemple, Le Livre des Nuits (Gallimard, 1985), Nuit-d’Ambre (Gallimard, 1987), Jours de colère (Gallimard, 1989), L’Enfant Méduse (Gallimard, 1991), Tobie des marais (Gallimard, 1998) ainsi que le roman le plus récent Chanson des mal-aimants (Gallimard, 2002) (publiés aussi dans la collection folio).
[7] Sylvie Germain, dites-nous l’écriture…Propos recueillis par Luc Crommelinck,, in Les Cahiers de Paraboles, 6, Tournai, CDD, 1999, pp.19-20.
[8] Voir le bel essai sur le thème des pas et des traces, Mourir un peu, Coll. « Littérature ouverte », Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
[9] Etty Hillesum, Coll. Chemins d’éternité, Paris, Pygmalion, 1999.
[10] Sylvie Germain, dites-nous l’écriture…, p. 22.
[11] L’enfant Méduse, Paris, Gallimard, 1991 (folio,1993), p.278 (cité EM).