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NOTES BIOGRAPHIQUESLe mauvais génie
COMMENT CONSIDÉRER ‘ETRE ET TEMPS’ ?
‘ETRE ET TEMPS’ VU PAR LÉVINAS
Martin Heidegger et l’ontologie
HEIDEGGER VA PLUS LOIN QUE HUSSERL
Première strate de l’Analytique existentiale d’Heidegger
Seconde strate de l’Analytique existentiale d’Heidegger
La nouveauté de la philosophie de l’existence sur le plan des catégories
LÉVINAS VA PLUS LOIN QUE HEIDEGGER
En juin 1979, Richard Kearney et Joseph O’Leary organisèrent à Paris un colloque sur « Heidegger et la question de Dieu ». Ils y réunirent les fidèles du philosophe allemand, Jean Beaufret, François Fédier, François Vezin…Mais aussi Lévinas, Ricoeur, Marion, Dupuy, Breton, Greisch. La confrontation eut lieu au Collège irlandais. La tension fut vive. Les organisateurs avaient placé la rencontre sous la « double appartenance » à l’hébraïsme et à l’hellénisme.
Ricoeur donna le ton : « Ce qui m’a souvent étonné chez Heidegger, c’est qu’il ait, semble-t-il, systématiquement éludé la confrontation avec le bloc de la pensée hébraîque. Il lui est arrivé de penser à partir de l’Evangile et de la théologie chrétienne, mais toujours en évitant le massif hébraïque, qui est l’étranger absolu par rapport au discours grec, il évite la pensée éthique avec ses dimensions de relation à l’autre et à la justice, dont a tant parlé Lévinas ».Lévinas inscrivit sa communication dans le même sillage, en se demandant si, à la question « Pourquoi il y a de l’être plutôt que rien », il ne fallait pas en substituer une autre, « contre nature, contre la naturalité même de la nature : Est-il juste d’être ? Mauvaise conscience. La question la plus refoulée, mais plus ancienne que celle qui recherche le sens de l’être ». En fait, Ricoeur répondait ici au silence de Heidegger qui avait refusé de lui répondre, des années plus tôt, à Cerisy, lorsque le philosophe et exégète protestant avait osé soulever la question que le Dieu biblique formule à l’horizon de l’être, particulièrement dans le livre de l’Exode, en disant : « Je suis celui qui suis ». Une interpellation que Lévinas, lui, ne pouvait que parfaitement comprendre. Mais par-delà la rencontre du Dieu de la Bible et de l’être, demeurait, plus vive encore, celle du bien, « au-dessus de l’être ». Bernhard Casper ayant organisé un colloque aux Pays-Bas, comme d’habitude, Lévinas avait fait le détour par Liège, puis Maastricht, pour ne pas passer par l’Allemagne[4], Jean Greisch l’accompagnait et se trouvait dans le même compartiment que lui et sa femme. « J’entends encore, raconte-t-il, comme si c’était aujourd’hui, Lévinas me faire part de son étonnement que des penseurs aient pu imaginer que l’étonnement devant le fait que quelque chose soit plutôt que rien, était le point de départ radical de la métaphysique. Puis il ajoutait qu’à ses yeux, le fait que sur une terre aussi cruelle que la nôtre, quelque chose comme le miracle de la bonté ait pu apparaître, était infiniment plus digne d’étonnement ».Ultime trace de cette relation contradictoire, en mars 1987 [onze ans après la mort de Heidegger], au Collège international de philo- sophie, Miguel Abensour ayant demandé à Emmanuel Lévinas de parler de Heidegger, il le fit avec toute la hauteur de vue dont il était capable : « (…) Je ne saurais oublier l’année où, il y a près d’un demi-siècle, j’étais étudiant à Fribourg et où au dernier semestre du professorat de Husserl succédait l’enseignement heideggerien, où 1933 n’était pas encore pensable et où je vécus sous l’impression d’assister au Jugement Dernier de l’Histoire de la philosophie en présence de Husserl et de Heidegger, la mémoire traversée par les accords parfaits du bergsonisme enseigné par mes maîtres de Strasbourg en contrepoint de tout ce qui leur était vrai ou de ce qui pouvait s’ajouter à leurs évidences sans les compromettre. Le bergsonisme n’était-il pas à sa façon une mise à part du sens verbal du mot être dans le concret de la durée précisément, où le temps n’est plus pure forme, héritage de la philosophie transcendantale, mais où la signification ultime la plus profonde de sa non-stabilité diachro- nique consiste à s’ éveiller dans la représentation de tous les étants, de toutes ces choses solides et étendues et stables issues de l’acte technique et qui, d’emblée, viennent sous la main – zuhanden ; diachronie à éveiller aussi dans ces idées et ces concepts figés, éternels dans la science ; diachronie qui dans la durée des Deux Sources de la morale et de la religion se révélera amour du prochain ? Quoi qu’il en soit, la certitude de l’importance philoso- phique primordiale de ces discours prestigieux de la phénomé- nologie et de ces lumières bergsoniennes ne m’a jamais quitté. Malgré toute l’horreur qui vint un jour s’associer au nom de Heidegger – et que rien n’arrivera à dissiper – rien n’a pu défaire dans mon esprit la conviction que ‘Etre et Temps’ de 1927 est imprescriptible, au même titre que les quelques autres livres éternels de l’histoire de la philosophie – fussent-ils en désaccord entre eux. Rien n’a pu faire oublier que ses pages auront notamment cherché – sous les sentiers brouillés au cours des âges par les marches et les démarches, les allées et venues des professeurs et des étudiants – les originelles voies et intentions de la philosophie et des philosophes, pensée de l’Occident ouverte à tous les hommes ». >Le premier apport d’Heidegger consiste non seulement dans son refus d’admette que le problème de la signification de l’être est impossible, mais de voir en lui le problème philosophique fondamental
< La remise en question de la notion d ‘être et de son rapport avec le temps est le problème fondamental de la philosophie heideg- gerienne – le problème ontologique. La manière dont l’homme se trouve amené au centre de la recherche, est entièrement commandée par la préoccupation fondamentale qui consiste à répondre à la question « qu’est-ce qu’être ? » Le privilège du problème concernant l’homme ne répond pas à un souci d’inspiration critique, cherchant à établir préalablement la validité de l’instrument qu’est la connaissance.
Heidegger rappelle d’une manière qui d’abord, surprend la conscience moderne, non par la riche éclosion des études de la conscience qui date de Descartes, mais par la phrase d’Aristote qui affirme la place privilégiée de l’âme dans la totalité de l’être : « l’âme est la forme du corps, l’acte premier d’un corps organisé ayant la vie en puissance ». Partons donc du problème fondamental de la signification de l’être. Précisons-en les termes. Heidegger distingue initialement entre ce qui est, « l’étant » (das Seiende) et « l’être de l’étant » (das Sein des Seienden). Ce qui est, l’étant – recouvre tous les objets, toutes les personnes dans un certain sens, Dieu lui-même. L’être de l’étant – c’est le fait que tous ces objets et toutes ces personnes sont. Il ne s’identifie avec aucun de ces étants, ni même avec l’idée de l’étant en général. Dans un certain sens, il n’est pas ; s’il était, il serait étant à son tour, alors qu’il est en quelque manière l’avènement même d’être de tous les « étants ». Dans la philosophie traditionnelle s’accomplissait toujours insensiblement un glissement de l’« être de l’étant » vers l’« étant ». L’être de l’étant – l’être en général, devenait un être absolu ou Dieu. L’originalité de Heidegger consiste précisément à maintenir avec une netteté jamais en défaut, cette distinction. L’être de l’étant est l’« objet » de l’ontologie. Alors que les étants représentent le domaine des sciences ontiques.Serrons de plus près ces distinctions. Les attributs de l’étant font qu’il est ceci ou cela. En déterminant les attributs de l’étant on dit ce qu’il est, on aboutit à son essence. Mais à côté de l’essence de l’étant on peut constater, par une perception ou une démonstration, qu’il existe. Et, en effet, c’est à cette constatation de l’existence que se réduisait, pour la philosophie classique, le problème de l’existence qu’on posait en plus de celui de l’essence. Mais déterminer ce que cette existence constatée signifie, voilà ce qui a été considéré depuis toujours comme impossible, car, étant de généralité supérieure, l’existence ne saurait être définie. La philosophie du moyen âge appelait « transcendant » cet être de l’étant. Kant connaissait également la spécificité de l’« être de l’étant » par rapport à l’étant et par rapport à tout attribut de l’étant, puisque, en réfutant l’argument ontologique, il fit précisément état de l’irréductibilité de l’être à un attribut de l’étant.
Or, [et c’est là le premier apport à retenir], Heidegger conteste précisément que le problème de la signification de l’être soit impossible et voit en lui le problème philosophique fondamental, – ontologie au sens fort du terme – auquel conduisent, à la fois, les sciences empiriques et les sciences « éidétiques », au sens husserlien (c’est-à-dire les sciences a priori qui étudient l’essence, eidos, des différents domaines du réel) et vers lequel tendait la philosophie antique en voulant dans le Sophiste comprendre l’être et en posant avec Aristote le problème de l’« être en tant qu’être ». Précisément parce que l’être n’est pas un étant, il ne faut pas le saisir « per genus et differentiam specificam ». Qu’on puisse le saisir autrement, voilà qui est prouvé par le fait que nous en comprenons la signification à chaque moment. La compréhension de l’être est la caractéristique et le fait fondamental de l’existence humaine. Dira-t-on que, dans ce cas, la recherche doive s’arrêter là ? Mais le fait de la compréhension ne veut pas dire que cette compréhension soit explicite ni authentique. Certes, nous cherchons quelque chose que nous possédons déjà d’une certaine manière – mais expliciter cette possession ou cette compréhension, n’est pas pour autant un travail subalterne ni secondaire.>
Deuxième apport d’Heidegger : pour lui, la compréhension de l’être n’est pas un acte purement théorique mais un évènement fondamental où toute sa destinée est engagée
Troisième apport d’Heidegger : pour lui, le temps n’est pas un cadre de l’existence humaine, mais la ‘temporalisation’ du temps est l’évènement de la compréhension de l’être
< Nous n’avons pas employé cette dernière formule par hasard. La compréhension de l’être qui caractérise l’homme n’est pas simplement un acte, essentiel à toute conscience, et qu’on pourrait isoler dans le courant temporel pour saisir en lui l’être qu’il vise tout en refusant à cet acte de viser – à la relation qu’il accomplit – toute temporalité. Une pareille conception reviendrait précisément à séparer de la dimension temporelle où se fait l’existence de l’homme, le rapport sujet-objet, et à voir dans la compréhension de l’être un acte de connaissance comme un autre. Or toute l’œuvre de Heidegger tend à montrer que le temps n’est pas un cadre de l’existence humaine, mais que sous sa forme authentique, la ‘temporalisation’ du temps est l’événement de la compréhension de l’être. C’est véritablement la compréhension elle-même qui se fait. Il ne faut donc pas commencer par se représenter la structure spécifique de la compréhension de l’être au moyen de notions qu’elle est appelée à dépasser. L’analyse de la compréhension de l’être montrera le temps à la base de la compréhension. Le temps s’y trouvera d’une manière inattendue et dans sa forme authentique et originelle, comme condition des articulations mêmes de cette compréhension. > Quatrième apport d’Heidegger : pour lui, fondamentalement, ce que l’homme est, est en même temps sa manière d’être, sa manière d’être là, de se ‘temporaliser’ < Ces anticipations sur les résultats des analyses heideggeriennes nous permettent de préciser dans quel sens la compréhension de l’être caractérise l’homme. Non point à titre d’attribut essentiel, mais comme le mode d’être même de l’homme. Elle détermine non pas l’essence, mais l’existence de l’homme. Certes, si l’on considère l’homme comme un étant, la compréhension de l’être fait l’essence de cet étant. Mais précisément – et c’est là le trait fondamental de la philosophie heideggerienne – l’essence de l’homme est en même temps son existence. Ce que l’homme est, est en même temps sa manière d’être, sa manière d’être là, de se ‘temporaliser’. Cette identification de l’essence et de l’existence n’est pas un essai d’appliquer à l’homme l’argument ontologique, comme certains ont pu le croire. Elle ne signifie pas que dans l’essence de l’homme est contenue la nécessité d’exister – ce qui serait faux, car l’homme n’est pas un être nécessaire. Mais inversement, pourrait-on dire, la confusion de l’essence et de l’existence signifie que dans l’existence de l’homme est contenue son essence, que toutes les déterminations essentielles de l’homme ne sont rien d’autre que ses modes d’exister. Mais un tel rapport entre l’essence et l’existence n’est possible qu’au prix d’un nouveau type d’être qui caractérise le fait de l’homme. A ce type d’être Heidegger réserve le mot existence – que nous emploierons désormais dans ce sens – et il réserve le mot de présence pure et simple (Vorhandenheit), à l’être des choses inertes. Et c’est parce que l’essence de l’homme consiste dans l’existence que Heidegger désigne l’homme par le terme Dasein ou coéternelles à elles (être ici-bas) et non pas le terme Daseiendes (l’étant ici-bas). La forme verbale exprime ce fait que chaque élément de l’essence de l’homme est un mode d’exister, de se trouver là. >Cinquième apport, apport principal d’Heidegger : pour lui, il importe que le dévoilement de l’être soit lui-même un événement de l’être, que l’existence de l’esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité
< La forme verbale [retenue par Heidegger] exprime encore autre chose qui est de la plus haute importance pour l’intelligence de sa philosophie. Nous l’avons déjà dit : l’homme n’intéresse pas l’ontologie pour lui-même. L’intérêt de l’ontologie va vers le sens de l’être en général. Mais l’être en général pour être accessible doit au préalable se dévoiler. Jusqu’à Heidegger la philosophie moderne supposait à cette révélation un esprit connaissant ; elle était son œuvre. L’être dévoilé était plus ou moins adéquat à l’être voilé. Que ce dévoilement soit lui-même un événement de l’être, que l’existence de l’esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité – tout cela était, certes déjà soupçonné par Platon[10] ; mais que cet événement, ce retournement de l’être en vérité s’accomplisse dans le fait de mon existence particulière ici-bas, que mon ici-bas, mon Da soit l’événement même de la révélation de l’être, que mon humanité soit la vérité – constitue l’apport principal de la pensée heideggerienne. L’essence de l’homme est dans cette œuvre de vérité ; l’homme n’est donc pas un substantif, mais initialement verbe ; il est dans l’économie de l’être, le « se révéler » de l’être, il n’est pas Daseiendes, mais Dasein. En résumé, le problème de l’être que Heidegger pose nous ramène à l’homme, car l’homme est un étant qui comprend l’être. Mais d’autre part, cette compréhension de l’être est elle-même l’être ; elle n’est pas un attribut, mais le mode d’existence de l’homme. Ce n’est pas là une extension purement conventionnelle du mot être à une faculté humaine – en l’occurrence, à la compréhension de l’être, – mais la mise en relief de la spécificité de l’homme dont les « actes » et les « propriétés » sont autant de « modes d’être ». C’est l’abandon de la notion traditionnelle de la conscience comme point de départ, avec la décision de chercher, dans l’événement fondamental de l’être – de l’existence du Dasein – la base de la conscience elle-même. Dès lors l’étude de la compréhension de l’être est ipso facto une étude du mode d’être de l’homme. Elle n’est pas seulement une préparation à l’ontologie, mais déjà une ontologie. Cette étude de l’existence de l’homme, Heidegger l’appelle « Analytique du Dasein »[11]. L’analyse de l’existence humaine qui ignore la perspective de l’ontologie, Heidegger l’appelle existentielle. La replacer dans cette perspective – l’accomplir d’une façon explicite – est l’œuvre d’une analytique existentiale, celle qu’il entreprend maintenant dans ‘ETRE ET TEMPS’. >En quoi va-t-il plus loin ? C’est ce que Lévinas s’est appliqué à chercher et qu’il a trouvé depuis l’avertissement de son mentor ; il nous le présente maintenant.
Sans l’avoir exprimé explicitement, mais c’est ce qui ressort de son étude, Lévinas nous montre que c’est essentiellement dans son Analytique existentiale que Heidegger est allé plus loin que son maître Husserl ; cette ‘Analytique’, il la voit conduite de la façon suivante : il y a d’abord la reconnaissance du combat qui leur est commun contre la séparation faite entre existence et connaissance, puis le développement de la réflexion selon deux strates successives, – la première visant à montrer que comprendre l’être c’est exister de manière à se soucier de sa propre existence, la seconde précisant comment s’articulent les modes de se comprendre.Première strate de l’Analytique existentiale d’Heidegger : là où l’on voit bien que comprendre l’être, c’est exister de manière à se soucier de sa propre existence
< Comprendre, c’est prendre souci. Comment préciser cette compréhension, ce souci ? Si la structure de l’être-dans-le-monde présentait la forme précise sous laquelle se réalise cette compréhension de l’être, la « sortie de soi-même » vers le monde serait intégrée dans l’existence du Dasein, car la compréhension de l’être, nous le savons déjà, est un mode de l’existence. La compréhension de l’être sous la forme de « il y va de l’existence » – apparaîtra à Heidegger au terme de ses analyses, comme la caractéristique fondamentale de la finitude du Dasein. C’est donc sur la finitude de l’existence du Dasein que sa transcendance vers le monde se trouvera fondée. Et ainsi la finitude de l’existence humaine rendra compte de la notion de sujet telle que nous l’avons depuis Descartes. Elle ne sera plus une simple détermination du sujet – on ne dira plus seulement « nous sommes une pensée, mais une pensée finie » – la finitude contiendra le principe même de la subjectivité du sujet. C’est parce qu’il y a une existence finie – le Dasein – que la conscience elle-même se trouvera possible. L’analyse du Monde devient donc la pièce centrale de l’Analytique du Dasein, car elle va nous permettre de rattacher la subjectivité à la finitude, la théorie de la connaissance à l’ontologie, la vérité à l’être.Certes, il faudra commencer par transformer la notion traditionnelle du monde, mais ce procédé n’aura rien d’arbitraire. Ce que Heidegger va mettre à la place de la conception habituelle du monde, c’est quelque chose qui rend celle-ci possible. Procédé de justification qui tient lieu de preuve. Le phénomène du monde, tel que Heidegger le décrit rejoindra ou expliquera l’opinion classique qui ne part pas toujours de phénomènes initiaux ni authentiques. Pour la conscience commune, le monde équivaut à l’ensemble des choses que découvre la connaissance. Notion ontique et dérivée. En effet, les choses, si l’on s’en tient à la signification concrète de leur apparition pour nous, sont dans le monde. Toute apparition d’une chose particulière suppose le monde. C’est à partir d’une ambiance que les choses nous sollicitent. Quelle signification donner à cette référence au monde que l’analyse phénoménologique ne doit pas laisser hors de considération, ni effacer ? Elle se révèle à une première analyse, comme étroitement liée avec le Dasein : l’ « ambiance », ce en quoi le Dasein vit , « notre monde », le « monde d’une époque, d’un artiste » etc. Ceci nous invite à chercher dans un mode d’existence du Dasein lui-même le phénomène du monde qui apparaîtra ainsi comme structure ontologique. Certes, dans la notion « de monde ambiant » (Umwelt), la particule ambi (Um) est l’indice d’une spatialité. Seulement c’est la notion du monde qui déterminera la notion de l’espace, tout à l’opposé de Descartes qui voulait par l ‘espace saisir le sens même du monde. L’ambiance du monde ambiant n’est pas la spatialité nue et abstraite du monde, mais sa référence à l’existence du Dasein. C’est un être caractérisé par un engagement essentiel dans un monde, qui peut découvrir un fait tel que l’ambiance à partir duquel une notion infiniment plus pauvre comme l’espace, acquiert un sens. L’être-dans-le-monde, en tant qu’existence du Dasein, est la source de la notion du monde. Rt l’être-dans-le-monde – nous l’avons déjà dit – n’est que l’articulation de la compréhension de l’être qui résume l’existence du Dasein. >L’ensemble des renvois qui constituent l’être de l’ustensile nous conduisent donc bien au delà de la sphère fort étroite des objets usuels qui nous entourent. Avec le maniement, nous sommes donc présents dans le monde, dans le « monde » au sens habituel du terme, compris comme l’ensemble des choses. Mais par rapport à cet ensemble nous ne sommes pas seulement spectateurs, ni un contenu. Le maniement décrit notre inhérence au monde comme originale et originelle et comme condition de la révélation même du monde à nous.
Mais une analyse encore plus précise du maniement va nous découvrir le phénomène originel que Heidegger cherche. Nous avons souligné que l’ustensile se perd en quelque façon dans l’œuvre à laquelle il sert – c’est ainsi qu’il existe en soi. Cependant, lorsque l’ustensile est endommagé, il tranche sur le système par rapport auquel il est, et perd, pour ainsi dire son caractère d’ustensile pour devenir, dans une certaine mesure, une simple présence. Dans cette perte momentanée de la maniabilité le « renvoi à ce en vue se quoi l’ustensile est » se réveille, ressort, se met en lumière. Nous nous trouvons tournés de la sorte vers la totalité du système des renvois – toujours implicitement comprise, mais non explicitée jusque-là. C’est là une série des renvois qui ne peut s’achever que dans un « ce en vue de quoi » qui n’est plus en vue d’autre chose, mais en vue d’un soi-même. Nous reconnaissons dans cette structure le Dasein lui-même. Autrement dit la compréhension de l’ustensile ne se fait que par rapport à une compréhension initiale de la structure du Dasein qui, grâce au renvoi à soi-même qui lui est propre, permet de comprendre dans les ustensiles eux-mêmes leur maniabilité, leur usage possible, leur « en vue de ». Par là s’annonce le monde. Il n’est donc pas constitué par la somme des ustensiles car, précisément, la totalité des renvois ne rend possible les ustensiles qu’à condition de rester dans l’arrière-fond. Mais elle en est la condition ontologique.Elle en est la condition. Car pour comprendre l’« en vue de » constitutif de l’ustensile, il nous faut comprendre « ce en vue de quoi il est » qui, à son tour, renvoie à autre chose et s’achève dans le Dasein. Cette totalité est une condition ontologique ? Car la maniabilité n’est pas une propriété, mais un mode d’être de l’ustensile. Ce par rapport à quoi la maniabilité elle-même devient possible ne peut être qu’une structure ontologique. Cette structure, le Dasein la découvre par son existence même. L’existence du Dasein consiste à exister en vue de soi-même. Cela veut aussi dire que le Dasein comprend son existence. Le Dasein comprend donc d’ores et déjà cet « en vue de soi-même » qui constitue son existence. C’est par rapport à cet « en vue de » initial que « l’en vue de » des ustensiles, leur maniabilité, peut apparaître au Dasein. Le Monde n’est rien d’autre que cet « en vue de soi-même » où le Dasein est engagé dans son existence et par rapport auquel peut se faire la rencontre du maniable. Ainsi se trouve explicitée cette référence au Dasein que nous avons relevée dans la notion du monde. >C’est au saut par delà l’étant vers l’être que Heidegger réserve le mot de transcendance
< On peut donc dire que l’existence du Dasein, c’est l’être-dans-le-monde. Le Da – l’ici-bas, – inclus dans le terme, exprime cet état de choses. L’homme en tant que dévoilement de l’être, en tant que vérité, ne s’absorbe pas dans un regard serein tourné vers les idées, affranchi des chaînes qui le fixent ici, et fuyant « là-bas » ; le dévoilement de l’être n’est rien d’autre que l’accomplissement du phénomène même du Da ; la révélation de l’être c’est la condition humaine elle-même.L’être dans le monde n’est donc pas l’affirmation du fait banal que l’homme se trouve dans le monde ; c’est une nouvelle expression de la formule initiale : le Dasein existe de telle manière qu’ il comprend l’être. Elle nous montre aussi comment l’apparition du monde des choses et des ustensiles a sa condition dans l’existence du Dasein et en est un événement. L’acte de sortir de soi pour aller aux objets – ce rapport de sujet à objet que connaît la philosophie moderne a sa raison dans un saut accompli par delà les « étants » compris d’une manière ontique vers l’être ontologique , saut qui s’accomplit par l’existence du Dasein et qui est l’événement même de cette existence et non pas un phénomène qui s’y ajoute. C’est à se saut par delà l’étant vers l’être – et qui est l’ontologie elle-même, la compréhension de l’être – que Heidegger réserve le mot dr transcendance. Cette transcendance conditionne la transcendance de sujet à objet – phénomène dérivé dont part la théorie de la connaissance. Le problème de l’ontologie est pour Heidegger transcendantal et dans ce nouveau sens. En résumé, être, pour le Dasein, c’est comprendre l’être. Comprendre l’être, c’est exister de telle sorte qu’« il y va dans l’existence, de cette existence même ». « Il y va de l’existence même » – c’est-être-dans-le-monde ou être là. Etre là – c’est se transcender. Tout le paradoxe de cette structure où l’existence en vue de soi-même se présente comme essentiellement extatique est le paradoxe même de l’existence et du temps. Mais pour le voir encore mieux il nous faut pousser plus loin l’Analytique du Dasein en développant la structure de la transcendance. >Seconde strate de l’Analytique existentiale d’Heidegger : analyse de l’articulation des différents modes de se comprendre
< Comment s’articule le pouvoir en tant que compréhension ? Comment le Dasein est-il ici-bas ? Le Dasein se comprend dans une certaine disposition affective (Befindlichkeit). Le Dasein se tient ici-bas déjà disposé d’une façon déterminée. Il s’agit de ce phénomène, à première vue banal que la psychologie classique vise en insistant sur la tonalité ou la couleur affective qui se mêle à tout état de conscience : la bonne ou la mauvaise humeur, la joie, l’ennui, la peur etc. Pour Heidegger, ces dispositions ne sont pas des états, mais des modes de se comprendre, c’est-à-dire, puisque cela ne fait qu’un, d’être ici-bas. >< Sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence nous apparaît dans la découverte du caractère transitif du verbe exister. On ne pense pas seulement quelque chose, on existe quelque chose. L’existence est une transcendance non pas en vertu d’une propriété dont elle serait douée ou revêtue ; son exister consiste à transcender. Cet usage du verbe exister caractérise tout ce qui dans les écrits se rattache à la philosophie de l’existence.(…) Nous ne voulons certes pas dire que la notion heideggerienne de l’existence soit une découverte de grammaire ou de style. Le langage nouveau qu’elle introduit, traduit certainement une intuition de l’être et tient métaphysiquement à une distinction entre le temps et toute relation participant de l’infini. Ou encore à l’analogie entre la structure de la pensée et la structure de l’existence.(…) Le propre de la philosophie de l’existence n’est pas de penser le fini sans se référer à l’infini – ce qui aurait été impossible ; mais de poser pour l’être humain une relation avec le fini qui précisément n’est pas une pensée. Une relation qui n’est pas un rapport entre le fini et l’infini, mais l’événement même de finir – de mourir. Cette relation avec le fini qui n’est pas une pensée – c’est l’existence. D’où dans toute la philosophie existentielle et déjà dans la phénoménologie de Husserl, une réflexion qui ne consiste pas à méditer sur la définition des faits humains ni à établir un rapport entre ces faits en fonction de cette définition, mais l’analyse de l’intention qui anime ces faits. Le fait n’est plus un indice, ni un symptôme d’un processus ontologique, ni la vérification d’une loi cosmique universelle – il est ce processus lui-même, il est cet événement. D’où enfin cette manière particulière d’analyser les notions en y faisant intervenir ces notions elles-mêmes. Par exemple : exister c’est comprendre l’existence. D’où cette façon de définir la notion par l’impossibilité même de sa définition. Procédés qui n’expriment que la référence de toute notion à l’existence finie. Mais référence qui ne peut pas être intellectuelle, qui réside dans l’accomplissement de la pensée ; comme la mort n’est pas une idée de la fin, mais le fait de finir. Finitude qui dès lors n’est pas quantitative laquelle supposerait l’infini ; mais qualitative en quelque manière, qui n’est pas donnée mais accomplie par l’événement de finir, une « intention de la fin » qui n’est pas une idée mais existence.Il faut remarquer jusqu’à quel point cette manière de priver la relation avec l’existence de la prétention essentielle de la pensée à une place dans l’absolu, est déjà indiquée par Kant vers qui la philosophie de l’existence ne se tourne pas par hasard. Un entendement séparé de la raison est la première intuition d’une pensée qui ne se réfère pas à l’infini ; et la notion d’une raison pratique et des vérités simplement pratiques, annonce déjà la notion de vérités existentielles, de la vérité dans l’accomplissement distincte de la vérité théorique.(…)Empruntant à la pensée sa transitivité, rejetant sa prétention à l’infini, – telle nous apparaît la notion existentialiste de l’existence. Quelle est la signification métaphysique de cette révolution dans le pays des catégories ? L’existence privée de toute possibilité de se placer par la pensée derrière elle-même, privée de toute relation avec son fondement, de tout substitut idéaliste de l’idée de création, n’existe pas non plus, comme une matière ou une chose, ne repose pas tranquillement dans son présent. Elle est pouvoir. Mais que l’existence soit pouvoir – cela serait compréhensible dans un être qui par la pensée se place déjà dans le parfait et l’infini. Quel sens peut avoir la notion du pouvoir si on la sépare de celle de la pensée ? Comment exister peut-il signifier pouvoir, si exister c’est ne pas pouvoir se placer derrière l’exister ? Incapable de se tourner vers l’absolu qui est l’acte par lequel elle remontait vers sa condition, c’est-à-dire essentiellement accomplissant l’équivalent d’un mouvement vers le passé et au-delà de ce passé – (et l’absolu dans son intemporalité signifie « déjà » – renvoie à un lieu situé derrière le passé, remonte vers le principe) – essentiellement réminiscence d’« un profond jadis, jadis jamais assez » – l’existence est un mouvement vers l’avenir. Et ce mouvement vers l’avenir qui conservera la transitivité de la pensée, sera la négation de la pensée dans la mesure où précisément cet avenir lui-même sera la négation de l’absolu, sera le non-être, sera le néant. Le pouvoir qui n’est pas une pensée – c’est la mort. Le pouvoir de l’être fini – c’est le pouvoir de mourir. Sans la transitivité vers la mort, la philosophie de l’existence serait revenue fatalement vers une philosophie de la pensée. Le « quelque chose », terme de sa transcendance ne peut se présenter que sur le fond infini dont il se détache, comme on le sait depuis Descartes. L’avenir ne serait que l’actualisation d’une puissance, soutenue, comme chez Aristote par l’actualisation préexistante de l’acte. Ou l’avenir serait passé. La notion bergsonienne de renouvellement et d’imprévu ne suffirait pas à l’en préserver.(…) Heidegger [quant à lui] développe jusqu'au bout la thèse kantienne qui fondait la pensée dans la finitude irréparable de l’existence(…). La transcendance vers le néant est la caractéristique fondamentale de la philosophie de l’existence. C’est par elle qu’exister sa douleur ou exister sa faim ou exister sa joie ne veut dire ni penser sa douleur, sa faim ou sa joie, ni en prendre conscience, ni s’identifier avec elles, mais se transcender en elles, c’est-à-dire mourir en elles et, en fin de compte, pouvoir sur elles ou plutôt pouvoir en elles. A la pensée qui se détache de l’être fini en apercevant sa condition, s’oppose l’existence qui se détache de sa finitude en l’assurant dans la mort. C’est pourquoi enfin la formule heideggerienne « la mort est la possibilité de l’impossibilité » est admirablement précise et ne doit pas être confondue avec celle qui pose la mort comme l’impossibilité de la possibilité. La première pose le néant comme assurant le pouvoir de l’homme, l’autre comme heurtant simple- ment le liberté humaine.(…)L’existence faite d’impuissance sur l’origine, est assumée dans la compréhension de la mort. La base ontologique de la « pensée-compréhension », n’est pas l’idée de l’infini mais dans le fini qui n’est plus idée et qui n’est pas à proprement parler un fondement et qui marque toutes les démarches de la philosophie. Nous l’avons dit plus haut en parlant de l’idée du conditionnement chez Heidegger et de l’idée de la description chez Husserl[14]. Le pouvoir de l’existence ne consiste pas à défaire son impuissance sur l’origine en remontant par un acte de réminiscence en deçà de cette origine, mais à pouvoir dans le fini même, à pouvoir finir. L’extase de l’avenir a chez Heidegger une prééminence sur les deux autres. Et cette extase est une extase d’un être fini – en même temps que Heidegger affirme sa prééminence il insiste sur le fait que les trois extases n’en demeurent pas moins originelles au même titre, c’est-à-dire que l’extase de l’avenir n’arrive pas à surmonter le caractère fini de la Geworfenheit, mais à l’assumer seulement par son pouvoir de mourir.(…)La mort qui pour Heidegger est ce concept absolument nouveau et en fin de compte contradictoire de la pensée ou du logos de l’avenir – demeure pensée dans la mesure où elle est compréhension c’est-à-dire pouvoir. C’est en termes de compréhension – de ses échecs et de ses succès – que Heidegger décrit finalement l’existence. La relation d’un existant avec l’être est pour lui ontologie – compréhension de l’être. Et par là il rejoint la philosophie clas- sique. Et l’idéalisme et le réalisme demeurent des ontologies. Participer à l’être c’est le penser ou le comprendre. L’idéalisme est la compréhension totale. Pour le réalisme, être c’est se refuser à la compréhension. Mais aucune signification positive ne vient compléter cette signification négative. C’est uniquement par rapport à la connaissance que l’être réaliste affirme son épaisseur et son poids.Mais le rapport de l’homme avec l’être est-il uniquement ontologie ? Compréhension ou compréhension inextricablement mêlée à l’incompréhension, domination de l’être sur nous au sein même de notre domination sur l’être ? Autrement dit est-ce en terme de domination que s’accomplit l’existence ? La relation qu’implique par exemple l’idée de création est-elle épuisée par l’idée de cause comme le pensait la philosophie médiévale dominée encore par les préoccupations cosmologiques de l’antiquité – ou par l’idée d’origine incompréhensible qui prive l’homme de sa maîtrise sur le monde et sur lui-même ? L’homme en tant que créature ou en tant qu’être sexué n’entretient-il pas avec l’être une autre relation que celle de la puissance sur lui ou de l’esclavage, d’activité ou de passivité ? >
A cette question finale, Emmanuel Lévinas a d’ores et déjà la réponse. A cette ‘philosophie de puissance’ il a depuis longtemps fait face. Car pour lui, « être, ce verbe, ne signifierait-il pas dans l’être-là, le Dasein, non indifférence, obsession par l’autre, recherche et vœux de paix, – d’une paix où se cherchent les yeux de l’autre où son regard éveille responsabilité ? » Et c’est à partir de cette valeur éthique qu’il va d’emblée se situer plus loin qu’Heidegger.Comme on le voit dans sa biographie, il semble avoir fait un point définitif de sa relation contradictoire avec Heidegger, en mars 1987, au Collège international de philosophie, lorsqu’il répondit à l’invitation de son directeur, M. Miguel Abensour. Les actes de ce colloque ont pu être repris dans « Mourir pour… »[15] dont nous retranscrivons ici les éléments essentiels < Mesdames et Messieurs, Monsieur le Directeur, Merci de ce que vous avez dit. Mon propos, prolongeant votre discours, ne répondra sans doute pas assez à ce que, très généreusement confiant, vous semblez attendre du mien. Vous y trouverez tout de même l’écho d’une crise plus profonde et plus ancienne que celle que comporte le récit d’un conflit entre une admiration de jeunesse – encore aujourd’hui irrésistible – inspirée par une intelligence philosophique d’entre les plus grandes et les très peu nombreuses et l’abomination irréversible attachée au national-socialisme auquel l’homme génial avait pu, d’une façon ou d’une autre – peu importe laquelle ! – prendre part. Crise plus profonde et plus ancienne. Ce recueillement du Sein – de l’aventure d’être – en pensée, en interrogation sur l’être et son sens, ce recueillement en pensée, en guise de l’être-là humain, en guise du Da-sein, décrit avec tant de génie, nous laissa-t-il sans ambiguités ? L’aventure d’être est-elle, comme être-là – comme Da-sein – appartenance inaliénable à elle-même, être en propre Eigentlichkeit, authenticité que rien n’altère – ni soutien, ni aide, ni influence – conquérante, mais dédaignant l’échange où une volonté s’attend au consentement de l’étranger – virilité d’un libre pouvoir-être, telle une volonté de race et d’épée ? Ou, au contraire, être, ce verbe ne signifierait-il pas dans l’être-là, non indifférence, obsession par l’autre, recherche et vœux de paix ? D’une paix qui ne serait pas le silence du laisser-faire où se complaît la liberté de l’acte artiste et où le beau fait silence, garde silence et le protège – d’une paix où se cherchent les yeux de l’autre, où son regard éveille responsabilité ? Paix où l’homme occidental, autant que dans l’indépendance, autant que dans l’acte artistique, n’a pas cessé de se vouloir et de se reconnaître. Le souvenir des valeurs éthiques – peut-être « engourdi » dans les « Ecritures » qu’on dénonce « désuètes » – ne sollicite-t-il pas l’humanité jusque dans sa modernité, à partir des « belles lettres » que ce souvenir anime et qui sont entre toutes les mains ?Dans l’interrogation sur le sens de l’être, telle que l’enseigne l’analyse de ‘Etre et Temps’, dès ses premiers paragraphes, s’installe la recherche de l’authenticité où l’événement d’être se tient, Eigentlichkeit, [indépendance et liberté], à laquelle tout le sensé remonte. Importance primordiale attachée à l’être en propre. L’Eigentlichkeit est le véritable de l’être ou de la pensée qui de l’événement d’être est le recueillement et l’articulation. Evènement ou aventure ou advenir de l’être en souci d’être – de l’être où il va d’être. C’est comme une plénitude du mien – une « mienneté » ou une Jemeinigkeit, selon l’expression heidegerienne, dont l’origi- nelle concrétude implique un je et un tu. Authenticité à laquelle renvoie toute aliénation, avons-nous dit, que cette authenticité subit. Mais d’où vient cette aliénation ?Dois-je vous rappeler les premières pages d’Etre et Temps où le souci d’être, interprété d’une façon existentiale, se formule être-au-monde, être auprès des choses ; lesquelles, avant de se montrer dans la « neutralité » d’objets à connaître ou comme choses qui ne sont rien que des choses – comme Vorhandenheit – choses à percevoir, ou choses de pure présence à se représenter – s’offrent, d’après Heidegger, en en appelant, originellement, au savoir-faire d’une main qui saisit telle chose comme marteau, telle autre comme matière à travailler ou comme aliments à porter à la bouche ? Etre à la portée d’une main – Zu-handenheit – serait ici non point simple propriété du réel, mais son comment, sa manière d’être. Mais, dès lors, les autres hommes sont d’ores et déjà signifiés dans ce travail impliqué dans les choses, qui sont d’ores et déjà des « affaires » ou nos « affaires », et dans un monde d’ores et déjà commun. Etre-au-monde signifie ainsi être auprès des choses ayant un sens et dont la signifiance cohérente à partir du souci d’être, constitue précisément le monde. Et être-au-monde est ainsi, dans Etre et Temps, aussitôt être avec les autres. Etre-avec-les-autres appartient selon Heidegger à l’existential de l’être-là [le Dasein], de l’être-au-monde. La phénoménologie du § 26 d’Etre et Temps dégage les modalités de cet être-avec. Il s’agit des autres dont le mode d’existence – toujours distinct de celui des choses, rien que choses, et des choses s’offrant à la main – est le mode de l’être-là humain, partageant le même monde, compris précisément à partir du travail et autour de l’ordre instrumental de ces choses du monde et où, ainsi, « ils sont ce qu’ils font ». Mais le souci-d’être de l’être-là humain porte aussi le souci pour l’autre homme, la sollicitude de l’un pour l’autre. Elle ne vient pas s’ajouter à l’être-là, mais est constitutive de ce Dasein. Souci pour l’autre homme, sollicitude pour son manger, pour son boire, se vêtir, pour sa santé, son s’abriter. Souci qui ne se démentit pas par la solitude de fait du solitaire, ni par l’indifférence que peut inspirer le prochain, solitude et indifférence qui, modes déficients du pour-l’autre, le confirment, tout comme l’oisiveté ou le chômage, modes déficients de l’existence entendue à partir du travail, confirment cette signifiance à partir du travail. L’être-là où il y va toujours d’être, serait donc, dans son authenticité même, être-pour-l’autre. Le là de l’être-là est monde qui n’est pas le point d’un espace géométrique, mais la concrétude d’un lieu peuplé où les uns sont avec les autres et pour les autres. Et réciproquement. L’existential du Miteinandersein est un être-ensemble avec les autres dans une réciprocité dans la relation. Suis-je allé trop vite – lors de l’ouverture de mon intervention – en affirmant comme alternative à la sévérité de l’authentique, la paix de l’amour du prochain ?Et cependant, c’est précisément dans ce rapport aux autres comme Miteinandersein, signifié par l’être-au-monde, que l’être-là humain, dans son authenticité, se met à se confondre avec l’être de tous les autres et à se comprendre à partir de l’anonymat impersonnel du On, à se perdre dans la médiocrité du quotidien, ou à tomber sous la dictature du On, selon l’expression heideggerienne. Le On, « Monsieur tout le Monde », le personnage impersonnel, le voici, législateur des mœurs, des modes et des opinions, des goûts et des valeurs. Subtile présence du On jusque dans sa propre dénonciation, suspect dans les unanimités des décisions. « Le On décharge ainsi à chaque fois l’être-là humain en sa quotidienneté. Mais il y a plus encore : avec cette décharge d ‘être, le On complaît au Dasein, [à l’être-là] pour autant qu’il y a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et c’est précisément parce que le On complaît constamment au Dasein [à l’être-là] – qu’il maintient et consolide la domination têtue » (Etre et Temps, trad. Martineau, p.108).Dès lors, le retour à l’authentique n’est plus recherché dans un recours, hors le On, à l’identité substantive et substantielle du moi, ni à travers la médiation de quelconques rapports qui iraient aux autres, – le miteinander et le Für-sorge – et que comporte précisément l’être-au-monde. Dans le projet philosophique de Heidegger, en effet, la relation à autrui est conditionnée pat l’être-au-monde et, ainsi, par l’ontologie, par l’entendement de l’« être de l’étant » dont l’être-au-monde est fondement existential. L’Eigentlichkeit [indépendance et liberté] – la sortie du On – se reconquiert par un bouleversement, intérieur à l’existence quoti- dienne du On, de par une détermination résolue et libre par l’être-là qui est ainsi être-pour-la-mort, anticipant, dans le courage de l’angoisse, la mort. Dans le courage de l’angoisse, non point dans la peur et les dérobades du quotidien ! Authenticité par excellence ! « Avec la mort, l’être-là humain se précède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde… Tandis qu’il se précède comme cette possibilité de lui-même, il est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette précédence tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous ». Authenticité du pouvoir-être le plus propre et dissolution de tout rapport avec autrui ! Et Heidegger de continuer : « Cette possibilité la plus propre, absolue, est en même temps la possibilité extrême. En tant que pouvoir-être le Dasein ne peut jamais dépasser la possibilité de la mort. La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité de l’être-là, du Dasein. » « En avant de soi », « précédence » (Vorstand), « précédence indépassable » qui sera qualifiée d’insigne (ausgezeichnete). Terminologie expressive – elle aurait convenu à l’ouverture de la « transcendance » par l’altérité d’un unique sans genre, vers le dehors absolu. Rapport par la mort impossible. Elle ne décrit que le moment structural su souci ouvert à lui-même « selon la guise du en avant-de-soi ». Le souci « a dans l’être-pour-la-mort sa concrétion la plus originaire ». L’Eigent- lichkeit par excellence de l’être-là n’est pas un au-delà de l’être[16].J’ai intitulé mon propos sur Heidegger « mourir pour » ou « mourir pour un autre » où s’expriment certaines questions que me semble poser son œuvre considérable. Voici l’ontologie à travers l’être-là soucieux d’être et voici l’être-au-monde gardant une priorité et un privilège d’Eigentlichkeit par rapport à la sollicitude pour autrui. Sollicitude certes assurée, mais conditionnée par l’être-au-monde ; approche d’autrui certes, mais à partir des occupations et travaux dans le monde, sans rencontrer de visages, sans que la mort d’autrui signifie à l’être-là, au survivant, plus que des comportements et de émotions funéraires et des souvenirs.Je n’aurai pas la naïve prétention, après avoir exposé quelques positions et aspects – toujours remarquables – d’Etre et Temps et après avoir rappelé des points qui m’ont toujours préoccupé dans ces positions, de proposer une « doctrine meilleure ». Ambition qui serait insensée ! Mais vous savez peut-être aussi que des recherches personnelles et, notamment la méditation de Etre et Temps, m’ont amené à des pensées qui n’ont jamais perdu de vue ce livre primordial, tout en m’éloignant de sa thèse sur la priorité fondamentale de l’ontologie. Je ne vais pas substituer ces pensées à la présentation des idées heideggeriennes qui sont le thème principal de ce soir, mais je vais vous dire en terminant ce qui m’importe. Très brièvement.
« Mourir pour », « mourir pour l’autre ». J’ai pensé aussi, à un certain moment à appeler mon propos « mourir ensemble ». En effet, malgré la séparation que signifie la mort communément et malgré les textes de Etre et Temps cités plus haut où la mort « pouvoir-être le plus propre », « le plus authentique » est aussi celui où « tous les rapports à d’autres Dasein – à d’autres être-là – à d’autres hommes sont dissous ». Un verset biblique me venait à l’esprit : Samuel II, 1, 23, verset du chant funèbre du prophète pleurant la mort au combat du roi Saül et de son fils Jonathan : « Chéris et aimables durant leur vie, ils n’ont pas été séparés par la mort, plus légers que les aigles, plus forts que les lions ». Comme si, contrairement à l’analyse heideggerienne, dans la mort, ne se dissolvait pas toute relation avec autrui. Je ne pense pas que ce verset fasse allusion à un « autre vie » qui, après la mort, puisse unir ceux qui ne sont plus là. Mais je ne pense pas non plus que ces mots sur la « non-séparation dans la mort » ne reviennent dans le verset qu’à une façon métaphorique de parler pour exalter l’amour entre père et fils, lequel se dirait ainsi « plus fort que la mort » et se trouverait ainsi un symbole ou un signe ou une image dans l’impressionnante simultanéité de leurs heures ultimes au combat. A moins que les termes de cette métaphore ne soient plus rigoureux et jusqu’à nous dire l’essence de cette force d’amour par-delà le concept quantitatif d’intensité. » Plus légers que les aigles, plus forts que les lions » – dépassement dans l’humain de l’effort animal de la vie, purement vie – du conatus essendi de la vie – et percée de l’humain à travers le vivant : de l’humain dont la nouveauté ne se réduirait pas à un effort plus intense dans son « persévérer à être » ; de l’humain qui, dans l’être-là où « il y allait toujours d’être », se réveillerait en guise de responsabilité pour l’autre homme ; de l’humain où le « pour l’autre » déborde la simple Für-sorge s’exerçant dans un monde où les autres, autour des chose sont ce qu’ils font ; de l’humain où l’inquiétude pour la mort d’autrui passe avant le souci pour soi. Humain du mourir pour l’autre qui serait le sens même de l’amour dans sa responsabilité pour le prochain et, peut-être, l’inflexion primordiale de l’affectif comme tel. Appel de la sainteté précédant le souci d’exister, le souci d’être-là et d ‘être-au-monde, utopie, dés-inter-essement, plus profonds que l’avec-les-autres ou le pour-les-autres de la Für-sorge impliquée dans l’être-au-monde où l’être de l’autre équivaut à son métier et ne s’entend qu’à partir des « affaires » et de l’intéressement. Souci comme sainteté , ce que Pascal appelait amour sans concupiscence. Non-lieu préalable au là de l’être-là, préalable au Da du Dasein, à cette place au soleil où Pascal redoutait « l’image et le commencement de l’usurpation de toute la terre ».
Langage et formules qui remontent à toute une phénoménologie dont je ne vais pas vous accabler, à un discours sur le visage, sur le moi responsable de l’autre que le visage convoque – en le brisant –
dans l’être-là humain soucieux de son être-au-monde.Formules qui ne sauraient signifier, après les épreuves du XXe siècle, des propos dérisoires d’un bavardage idéaliste. Ce qu ‘elles énoncent – quelle que soit leur audace spéculative – nomme le sérieux de l’intrigue humaine, le contraire de la vanité des vanités.« Sterben für » est évoqué par Heidegger au § 47 (trad. Martineau, p.178) de Etre et Temps. Le philosophe y est à la recherche de l’existential de l’être-pour-la-mort et s’achemine vers sa signifi- cation « authentique » dans l’anticipation (Vorweg) libre et courageusement angoissée, sans partage, ni association, mais où « mourir pour… » ne lui apparaît que comme « simple sacrifice » et sans que la « mort pour autrui » puisse en vérité dégager autrui de mourir et sans mettre en question la vérité du « chacun meurt pour soi ». L’éthique du sacrifice n’arrive pas à secouer la rigueur de l’être et de l’ontologie de l’authentique.Le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre partagé entre l’authentique et l’inauthentique. La relation à autrui dans le sacrifice où la mort de l’autre préoccupe l’être-là humain avant sa propre mort, n’indique-t-elle pas précisément un au-delà de l’ontologie – ou un avant l’ontologie – tout en déterminant – ou révélant – une responsabilité pour l’autre et par elle un « moi » humain qui n’est ni l’identité substantielle d’un sujet ni l’Eigentlichkeit dans la « mienneté » de l’être. Le moi de celui qui est élu à répondre du prochain et ainsi identique à soi, et ainsi le soi-même. Unicité de l’élection ! Par-delà l’humanité se définissant encore comme vie et conatus essendi et souci d’être, une humanité dés-inter-essée. La priorité de l’autre sur moi, par laquelle l’être-là humain est élu et unique, est précisément sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là que se passe le souci de sa mort où le « mourir pour lui » et « de sa mort » a la priorité par rapport à la mort « authentique ». Non pas une vie post-mortem, mais la démesure du sacrifice, la sainteté dans la charité et la miséricorde. Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est probablement l’un des secrets originels de la temporalité elle-même et au-delà de toute métaphore. >[5] Schelling, p.324.
[6] cf., p.117
[16] Cf. pour les textes ici cités : Etre et Temps, trad. Martineau, pp. 185-186).