Espacethique : Emmanuel Levinas

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Heidegger vu par Lévinas (Contributions|Henri Duthu)

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HEIDEGGER VU PAR LÉVINAS

 

SOMMAIRE
NOTES BIOGRAPHIQUES

Le mauvais génie

COMMENT CONSIDÉRER ‘ETRE ET TEMPS’ ?

‘ETRE ET TEMPS’ VU PAR LÉVINAS

Martin Heidegger et l’ontologie

HEIDEGGER VA PLUS LOIN QUE HUSSERL

Première strate de l’Analytique existentiale  d’Heidegger

Seconde strate de l’Analytique existentiale  d’Heidegger

La nouveauté de la philosophie de l’existence sur le plan des catégories

LÉVINAS VA PLUS LOIN QUE HEIDEGGER

 

NOTES BIOGRAPHIQUES

Le mauvais génie[1]

< Il est né, il a travaillé, il est mort. C’est ainsi que Heidegger commença un jour un cours sur Aristote. Cette phrase, le philosophe de Fribourg eût peut-être aimé qu’on l’appliquât à sa propre vie. Et, dans une certaine mesure, nombre de ses admirateurs en France ont souscrit à ce vœu. Ils ont loué l’œuvre, l’ont portée aux nues, avec une totale indifférence pour les « hasards » de la biographie. La compromission avec le nazisme ? L’appartenance au parti nazi ? L’épisode du rectorat ? Des accidents de parcours. Un égarement. Une sottise. D’ailleurs, Heidegger n’était resté recteur de l’université de Fribourg que de 1933 à 1934. Il avait démissionné. Voilà la thèse sur laquelle s’est bâtie la fortune qu’a connue en France la philosophie de Heidegger. Le débat sur l’engagement politique de l’auteur de ‘Etre et Temps’ n’a jamais été clos, il a rebondi d’année en année. L’histoire de sa réception en France est chaotique. Elle a charrié le meilleur et le pire, comme l’a montré Dominique Janicaud dans un gros essai en deux tomes de plus de mille pages, qui fait le point sur la question. Elle a été traversée aussi de passions et de malentendus, depuis le discrédit après la guerre, la suspension de ses fonctions professorales en Allemagne, les visites d’intellectuels français dans l’immédiat après-guerre, l’amitié avec Jean Beaufret ou avec René Char, les voyages en France (Paris, Cerisy, Aix-en-Provence, le Thor)…jusqu’à l’affaire Farias, à la fin des années 80, qui devait provoquer un branle-bas dans le Landerneau philosophique, et même au-delà. Jeune universitaire chilien, étudiant de Heidegger devenu plus tard enseignant à la Freie Universität de Berlin. Victor Farias avait mené son enquête, et le résultat était accablant : l’adhésion de Martin Heidegger au nazisme n’avait pas été une adhésion de circonstance, et sa démission ne provenait pas d’une protestation. L’attachement au national-socialisme venait de plus loin.   

Avant et après

En dépit du rôle majeur qu’il eut dans l’introduction de la phénoménologie en France, Emmanuel Lévinas ne fit jamais partie des heideggeriens estampillés. Quand, dans les années 50, Cerisy-la-Salle accueillit le philosophe allemand dans une de ses décades prestigieuses, Lévinas était absent. Il n’assista pas non plus, ni ne fut invité, aux séminaires du Thor en 1968-1969. Il ne compta jamais parmi les dévots, prenant même toujours soin de les éviter. Jacques Rolland, disciple et ami, se rappelle avoir entendu Lévinas dire un jour, au sujet de Martin Heidegger : « Si je l’avais rencontré au lendemain de la guerre, je ne lui aurais pas serré la main ». Jean-Luc Marion tient ce mot de lui : « Que voulez-vous ? Le nihilisme, c’est cela. Le plus grand philosophe du siècle, c’est Heidegger. Et Heidegger avait sa carte au parti nazi. C’est cela les temps dans lesquels nous vivons ». Quant à Paul Ricoeur, il parle, lui, d’un « rapport polémique permanent ». Admiration et répulsion mêlées, fascination et abomination tout ensemble, extrême proximité et divorce absolu, Emmanuel Lévinas s’expliqua souvent sur cette relation paradoxale, pour souligner qu’il pouvait d’autant moins pardonner à Heidegger que c’était Heidegger. Ce qu’il y avait à savoir, il le sut pourtant – tout, tout de suite, très vite. Quand parut le livre de Victor Farias, on s’enquit du jugement de Lévinas. Il répondit : « Après Farias, quelques détails se précisent, mais rien n’y est essentiellement inédit ». Et dans un entretien au Nouvel Observateur, il souligna qu’il avait su ou deviné l’engagement pro-nazi de Heidegger, « peut-être même avant 1933 ».Toujours dans les années 80, le philosophe italien Georgio Agambenvint assister à une leçon biblique du samedi matin, emmené par Jacques Rolland. A la fin du cours, une discussion s’engagea entre les deux hommes et Lévinas interrogea le visiteur : « Mais enfin, monsieur Agamben, vous étiez au séminaire du Thor, à la fin des années 60, comment était-il ? » Agamben répondit : « Je ne peux vous dire que ce que j’ai vu, j’ai vu un homme doux ». Et Lévinas : « Moi, vous savez, je l’ai connu en 1928-1929, j’ai connu un homme dur. Je suis bien obligé de vous croire, puisque vous me le dites, mais je ne peux pas me persuader que cet homme ait pu être doux ». Et Agamben de rajouter plus tard, à l’intention de Rolland : « Il faut dire que la défaite était passée par là ! »Pour Lévinas, comme pour Heidegger, il y avait eu un « avant » et un « après », mais concernant une défaite autrement plus abyssale, qui n’était pas celle d’un pays ou d’un régime mais qui, universelle, s’adressait à tous les hommes et à chacun. Plus encore que la relation avec Hannah Arendt, où la fascination amoureuse eut sa part, Lévinas, dans son entière trajectoire, de l’enthousiasme estudiantin de Davos aux certitudes douloureuses de la maturité en passant par l’angoisse de la captivité, fut le juif en travers de la propre route de Heidegger, et le questionnant sur un oubli plus essentiel que celui de l’être. Que la relation n’ait pas été nourrie de rencontres, correspondances, voire polémiques, n’y change guère. Le regard du philosophe de l’éthique, y compris eu égard à la dette conceptuelle, ne pouvait qu’accabler le génie philosophique à l’œuvre.      

Le nœud de contradictions

L’introducteur de Heidegger en France ne désavouera jamais l’admiration qu’il porta à l’auteur de ‘Etre et Temps’. Il ne laissera jamais les critiques contre l’homme refluer vers ce livre qui restait à ses yeux in monument. Dans le même temps, ce qu’il reprochera peut-être par-dessus tout à son ancien professeur de Fribourg est de n’avoir pas rendu impossible, inopérante, inadéquate toute articu- lation entre sa philosophie et son adhésion au national-socialisme. C’est l’intrication de l’homme et de l’œuvre qu’il n’a, en fait, jamais pardonnée.Selon Jacques Rolland, « ce qui est certain c’est que Lévinas a toujours considéré qu’il avait eu le bonheur, et en partie le malheur, de rencontrer deux génies dans sa vie, c’était Heidegger et c’était Chouchani. Il disait deux génies. Il n’est jamais revenu là-dessus, même si cela lui faisait mal ». Et d’ajouter qu’à l’occasion de la publication de son premier article important sur Heidegger – repris plus tard dans ‘En découvrant l’Existence’ – ‘Martin Heidegger et l’ontologie’ paru dans la Revue phiosophique en 1932, Lévinas avait annoncé un futur ouvrage sur Heidegger. Un fois 1933 passé, il lui devint évident que ce livre n’était plus possible (…).En 1947, lorsque Lévinas publia son premier essai personnel, déployant les notions qui lui étaient propres dans ‘De l’Existence à l’Existant’, il précisa que ses réflexions s’inscrivaient dans l’inspi- ration de la philosophie de Heidegger, non sans ajouter qu’elles étaient commandées par « un besoin profond de quitter le climat de cette philosophie ». Puis, dans l’avant-propos de ‘En découvrant l’Existence’, recueil de textes sur Husserl et Heidegger, il souligna que ces études n’avaient pas pour ambition, après les années 1939-1945, « de soutenir une philosophie[2] qui ne garantit pas toujours la sagesse ».Dans la suite de l’après-guerre, alors même que le heideggerisme triomphait en France dans certains milieux, Lévinas ne cessa, et jusqu’à la fin de tenir les deux bouts. Sachant ce qu’il savait, il n’entendait pas moins dire sa dette envers celui qui avait éduqué tout une génération à la « sonorité du verbe être », mais dira aussi, à partir de là, la nécessité, pour lui, précisément, de « sortir de l’être ». En novembre 1981, dans un entretien à l’Arche (mensuel du judaïsme français), il put ainsi déclarer : « C’est toujours avec honte que j’avoue mon admiration pour le philosophe. On sait ce que Heidegger a été en 1933, même s’il l’a été pendant une période courte, et même si ses disciples, dont beaucoup sont très estimables, l’oublient. Pour moi, c’est inoubliable. On peut avoir tout été, sauf hitlérien, même quand on le fut par mégarde ». Etait-de son cas ? « Je ne peux pas vous dire si c’était par mégarde répond Lévinas. Dans quelle mesure n’appartenait-il pas à ce qui, dans une certaine culture germanique et certains milieux, nous est profondément étranger et hostile ? » Cette contradiction entre le penseur et le militant s’avérait donc douloureuse pour Lévinas qui connut l’enthousiasme pour le premier, le dégoût pour le second, voulant toujours néanmoins se tenir, sans le justifier en rien, dans cet écart.

Le futur de la mort

En 1961, lorsque fut publié ‘Totalité et Infini’, l’ouvrage majeur de Lévinas, le divorce parut consommé. « En fait, écrit Dominique Janicaud, [Lévinas] ne cessera d’osciller jusqu’à la fin de sa vie, entre l’hommage nuancé et la critique dévastatrice « . Et il ajoute à propos du livre ; « Dans cette clarification, le franc retournement contre Heidegger a joué le rôle absolument central d’un pivot »[3].

En juin 1979, Richard Kearney et Joseph O’Leary organisèrent à Paris un colloque sur « Heidegger et la question de Dieu ». Ils y réunirent les fidèles du philosophe allemand, Jean Beaufret, François Fédier, François Vezin…Mais aussi Lévinas, Ricoeur, Marion, Dupuy, Breton, Greisch. La confrontation eut lieu au Collège irlandais. La tension fut vive. Les organisateurs avaient placé la rencontre sous la « double appartenance » à l’hébraïsme et à l’hellénisme.

Ricoeur donna le ton : « Ce qui m’a souvent étonné chez Heidegger, c’est qu’il ait, semble-t-il, systématiquement éludé la confrontation avec le bloc de la pensée hébraîque. Il lui est arrivé de penser à partir de l’Evangile  et de la théologie chrétienne, mais toujours en évitant le massif hébraïque, qui est l’étranger absolu par rapport au discours grec, il évite la pensée éthique avec ses dimensions de relation à l’autre et à la justice, dont a tant parlé Lévinas ».Lévinas inscrivit sa communication dans le même sillage, en se demandant si, à la question  « Pourquoi il y a de l’être plutôt que rien », il ne fallait pas en substituer une autre, « contre nature, contre la naturalité même de la nature : Est-il juste d’être ? Mauvaise conscience. La question la plus refoulée, mais plus ancienne que celle qui recherche le sens de l’être ».  En fait, Ricoeur répondait ici au silence de Heidegger qui avait refusé de lui répondre, des années plus tôt, à Cerisy, lorsque le philosophe et exégète protestant avait osé soulever la question que le Dieu biblique formule à l’horizon de l’être, particulièrement dans le livre de l’Exode, en disant : « Je suis celui qui suis ». Une interpellation que Lévinas, lui, ne pouvait que parfaitement comprendre. Mais par-delà la rencontre du Dieu de la Bible et de l’être, demeurait, plus vive encore, celle du bien, « au-dessus de l’être ». Bernhard Casper ayant organisé un colloque aux Pays-Bas, comme d’habitude, Lévinas avait fait le détour par Liège, puis Maastricht, pour ne pas passer par l’Allemagne[4], Jean Greisch l’accompagnait et se trouvait dans le même compartiment que lui et sa femme. « J’entends encore, raconte-t-il, comme si c’était aujourd’hui, Lévinas me faire part de son étonnement que des penseurs aient pu imaginer que l’étonnement devant le fait que quelque chose soit plutôt que rien, était le point de départ radical de la métaphysique. Puis il ajoutait qu’à ses yeux, le fait que sur une terre aussi cruelle que la nôtre, quelque chose comme le miracle de la bonté ait pu apparaître, était infiniment plus digne d’étonnement ».Ultime trace de cette relation contradictoire, en mars 1987 [onze ans après la mort de Heidegger], au Collège international de philo- sophie, Miguel Abensour ayant demandé à Emmanuel Lévinas  de parler de Heidegger, il le fit avec toute la hauteur de vue dont il était capable : « (…) Je ne saurais oublier l’année où, il y a près d’un demi-siècle, j’étais étudiant à Fribourg et où au dernier semestre du professorat de Husserl  succédait l’enseignement heideggerien, où 1933 n’était pas encore pensable et où je vécus sous l’impression d’assister au Jugement Dernier de l’Histoire de la philosophie en présence de Husserl et de Heidegger, la mémoire traversée par les accords parfaits du bergsonisme enseigné par mes maîtres de Strasbourg en contrepoint de tout ce qui leur était vrai ou de ce qui pouvait s’ajouter à leurs évidences sans les compromettre. Le bergsonisme n’était-il pas à sa façon une mise à  part du sens verbal du mot être dans le concret de la durée précisément, où le temps n’est plus pure forme, héritage de la philosophie transcendantale, mais où la signification ultime la plus profonde de sa non-stabilité diachro- nique consiste à s’ éveiller dans la représentation de tous les étants, de toutes ces choses solides et étendues et stables issues de l’acte technique et qui, d’emblée, viennent sous la main – zuhanden ; diachronie à éveiller aussi dans ces idées et ces concepts figés, éternels dans la science ; diachronie qui dans la durée des Deux Sources de la morale et de la religion se révélera amour du prochain ? Quoi qu’il en soit, la certitude de l’importance philoso- phique primordiale de ces discours prestigieux de la phénomé- nologie et de ces lumières bergsoniennes ne m’a jamais quitté. Malgré toute l’horreur qui vint un jour s’associer au nom de Heidegger – et que rien n’arrivera à dissiper – rien n’a pu défaire dans mon esprit la conviction que ‘Etre et Temps’ de 1927 est imprescriptible, au même titre que les quelques autres livres éternels de l’histoire de la philosophie – fussent-ils en désaccord entre eux. Rien n’a pu faire oublier que ses pages auront notamment cherché – sous les sentiers brouillés au cours des âges par les marches et les démarches, les allées et venues des professeurs et des étudiants – les originelles voies et intentions de la philosophie et des philosophes, pensée de l’Occident ouverte à tous les hommes ». >

 

COMMENT CONSIDÉRER ‘ETRE ET TEMPS’ ?Comment considérer ce livre d’Heidegger de 1927 ? Dans son cours sur Schelling daté de l’été 1936, l’auteur n’a pas manqué d’indiquer lui-même ce que recouvre son œuvre : « Nous prenons ici Sein und Zeit comme ce qui doit évoquer une médita- tion dont la nécessité excède largement l’œuvre d’un seul individu, lequel ne saurait d’ailleurs ‘inventer’ ce qui est nécessaire, mais pas davantage le surmonter. Nous distinguons par conséquent la nécessité qui est désignée par ces mots Sein und Zeit : être et temps, et le livre ainsi intitulé [Sein und Zeit comme ce qui nomme un événement appropriant (Ereignis) au sein de l’être lui-même ; Sein und Zeit comme formulation d’une méditation à l’intérieur de l’histoire de la pensée ; Sein und Zeit comme le titre d’un ouvrage qui tente de mener à bien cette pensée].Que ce livre ait ses défauts, je crois en savoir moi-même quelque chose. Il en va ici comme de l’ascension d’une montagne qui n’a encore jamais été gravie. Parce qu’elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive parfois que celui qui s’y aventure se retrouve devant un précipice ; le voyageur s’est brusquement égaré.Parfois aussi il tombe à pic, sans que le lecteur ne le remarque, car après tout la pagination continue ; on peut même faire quelques chutes successives »[5].On lit encore dans le même livre[6] ( sous la plume d’Heidegger) :  « Sein und Zeit est un chemin, et non pas un gîte où se nicher ; qui ne peut aller de l’avant ne doit pas espérer s’y retirer en tout repos. C’est même un chemin et non pas ‘le chemin’, car en philosophie il n’y a jamais rien de tel ». A ce stade, en rapport direct avec les  propos d’Heidegger, il nous est permis de faire intervenir les considérations que Bernard Sichère a récemment développées[7] : < Etre et Temps est un livre risqué, escarpé, dangereux. L’inachèvement du livre, ses escarpements et ses éventuelles chutes à pic sont donc à prendre non comme des accidents extérieurs ou des preuves d’imperfection, mais comme inhérents au mouvement même de la pensée et à la question posée.Quelle question ? On a presque fini par oublier que, dès le début de Sein und Zeit, la réponse à cette question est très claire. On a fini par l’oublier, tant la lecture qui a été faite de ce livre par la génération de Sartre et de Merleau-Ponty, a entretenu la confusion : le Heidegger de 1927, qu’ils découvrent l’un et l’autre tardivement, durant la guerre est ce disciple de Husserl, de la phénoménologie de Husserl, qui sur les traces du maître, auquel il dédie d’ailleurs son  ouvrage, propose une description ou une explicitation des structures de l’existence humaine, de l’homme comme ‘être-au-monde’ dans sa relation constituante au temps et à la temporalité. Confusion entretenue par le fait que, dans ce livre difficile, écrit dans une langue particulièrement ardue pour les profanes, Heidegger parle non pas de vérités abstraites mais de réalités très concrètes, affectives même : ‘la peur’, ‘le on-dit’, ‘la curiosité’, ‘l’angoisse’, ‘le souci’, ‘la mort’. Régions de la passion ou de l’affect que Sartre à son tour commentera abondamment, et qui feront sans aucun doute le succès de l’Etre et le Néant auprès d’un public qui s’entend peu aux raffinements du concept et de l’ontologie. Confusion entretenue également par le fait que Heidegger se revendique hautement de la ‘méthode phénoménologique’ de son maître Husserl : « Le terme ‘phénoménologie’ exprime une maxime qu’on peut ainsi formuler : ‘droit aux choses mêmes’ »(Etre et Temps, p.54). Mais cette maxime n’a-t-elle qu’un seul sens ? La philosophie de Husserl est une philosophie de la subjectivité qui suppose notamment à sa source un partage obligé entre la ‘conscience empirique’ comme réalité observable et la ‘conscience transcendantale’ comme source pure des actes ou des effectuations de conscience : or Heidegger ne fait aucune référence à cette distinc- tion et le mot ‘conscience’ n’apparaît nullement dans son texte. De même, si ses descriptions tiennent compte de la dimension concrète et affective de l’existence humaine, sa démarche n’est nullement celle de Husserl ou celle de Max Scheler lorsque, sur les pas de Husserl, il s’efforce de proposer une phénoménologie des émotions. Et s’il est vrai que son propos est bien d’aborder les structures de la temporalité, ce dont il traite n’est pas ce qu’a en vue Husserl dans ces Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, que Heidegger publie en 1928 en hommage à son maître et sans la moindre note critique. Il suffit pour le savoir, d’ouvrir Etre et Temps et de lire : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli […]. La question que nous touchons là n’est pas une question quelconque . Elle a tenu en haleine Platon et Aristote dans leur investigation, il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là, – en tant que question et thème d’une recherche véritable » ( p. 25).     Il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là : on ne fait pas toujours attention à ceci, que, dans les premiers textes des grands philosophes, il y a comme un immense orgueil, un héroïsme juvénile presque naïf, qui tient moins à l’assurance d’être soi-même exceptionnel qu’à la prise de conscience d’une tâche énorme qui requiert sans délai. Prise de conscience de la nécessité d’une rupture, et de l’urgence de cette rupture. Qui ne consiste pas à tout inventer ex nihilo, mais au contraire à renouer avec une très ancienne tradition que la langue philosophique dominante a fini par oublier. Voilà pourquoi cette ‘étrange publication’ a passablement déconcerté Husserl lui-même, et pourquoi elle ne parle pas la langue de Husserl : « Ma question du temps a été déterminée à partir de la question de l’être. Elle s’avançait dans une direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches de Husserl sur la conscience interne du temps » (Questions IV, p.194). On peut même dire plus clairement : étrangère aux recherches d’Husserl en général et à la phénoménologie husserlienne, puisque celle-ci ne pose pas la question de ‘l’être en tant qu’être’ mais seulement la question de la donation de l’être à la conscience. D’où vient que les quarante premières pages de ‘Etre et Temps’ sont consacrées exclusivement à énoncer et justifier cette ‘primauté de la question de l’être’, ainsi que la méthode philosophique propre à la traiter. D’où vient alors cette cascade de malentendus chez les premiers lecteurs ? Elle tient au mouvement même de Etre et Temps, à sa construction singulière, si nous la regardons de près. Car s’il est bien vrai que la novation du livre inaugural réside dans cette désignation explicite de la ‘question de l’être’ comme enfouie depuis les Grecs, elle ne réside pas moins dans le tour de force que constitue la production d’un mot qui n’a l’air de rien tout d’abord, d’un mot que Heidegger semble se contenter de reprendre à la tradition philosophique, le mot Dasein. Dasein n’est pas un mot nouveau, ni de la langue allemande en général, ni de la langue philosophique. C’est le mot le plus courant qu’un Kant par exemple utilise pour désigner l’‘existence’ à propos des preuves de l’existence de Dieu (existence réelle et non seulement mentale ou conceptuelle), c’est également le mot qu’on trouve au début de la   Logique de Hegel et que Jacques Bourgeois traduit logiquement en français par ‘être-là’, c’est-à-dire l’existence finie. Pourtant ce n’est pas cela que dit Heidegger, et ce trait, là aussi, est un trait de génie, dont il n’a alors probablement pas entièrement conscience lui-même – car la pensée nous précède, analogue en cela à ce que les théologiens appellent la ‘grâce’. Dire Dasein, ce n’est pas dire simplement ‘existence’, ce n’est pas dire ‘homme’ (nous ne sommes pas dans une anthropologie et en traduisant ‘réalité humaine’, on le sait, Henry Corbin va entraîner une génération de lecteurs dans le malentendu), mais ce n’est pas non plus dire ‘sujet’, à la suite de toute une tradition philosophique que la première section du livre, mine de rien, suspend brutalement. Coup de force : faire entendre Sein dans Dasein, là où l’usage de la langue allemande avait cessé de l’entendre, et du même coup faire sonner le Da là où on ne l’entendait pas davantage. En quoi cela importe-t-il de dire Dasein plutôt que ‘homme’ ? Ne peuvent poser la question que ceux qui n’ont pas encore compris que la pensée était un travail de la langue et dans la langue. Il importe beaucoup en vérité . [Ce n’est pas tant du fait que ce que le philosophe appelle Dasein, on doive le penser ‘homme’, c’est l’inverse qui est  attendu : ce qu’on a l’habitude d’appeler ‘homme’, on doit appren- dre à le penser avec le mot Dasein]. Ni l’humanité comme état de fait empirique, ni la subjectivité au sens où depuis longtemps en philosophie elle est définie comme l’autre côté de l’objet, comme l’un des pôles de la dualité prétendument constituante sujet-objet. Dire Dasein, en somme, c’est exactement cela : cesser de s’en tenir à la dualité philosophique su ‘sujet’ et de l’‘objet’, ce qu’à leur tour vont chercher Sartre et Merleau-Ponty[8], mais sans s’emparer ni l’un ni l’autre de la perche que leur tend manifestement Heidegger dès ce premier texte. Etre et Temps a donc en vérité deux objets intimement liés et non pas un seul, et c’est ce que nous devons comprendre pour éviter de lire ce livre soit comme un traité d’anthropologie, soit comme une ontologie au sens traditionnel : à la fois l’objet ‘être’ et l’objet ‘Dasein’. D’une part, comme le dit clairement le commentaire du Schelling, ce n’est pas un traité d’ontologie qui ferait l’impasse sur la manière dont ‘être’ est expérimenté par celui qui pose la question du sens de l’être : « En vérité, Etre et Temps ne répond en aucune façon à ce qu’on est en droit d’attendre d’une ‘ontologie’, dont la première démarche, s’il est permis de parler ainsi, revient à ceci : tenir d’avance pour décidée et hors de doute l’essence de l’être » (Shelling, p.322). Mais ce n’est pas pour autant que nous retombons, d’autre part, dans une anthropologie, une description empirique du propre de l’humain : Dasein n’est pas l’homme défini par ses caractéristiques empiriques, mais ‘cela’ qui pose la  question de l’être. >  ‘ETRE ET TEMPS’ VU PAR LÉVINASEmmanuel Lévinas, comme toutes les notes biographiques le pré- cisent, a eu un contact vivant avec cette philosophie « en train de se faire » ; raison pour laquelle il a  toujours eu une perception aigüe des fins et de la valeur de ‘Etre et Temps’. Dans ses années d’études philosophiques à Strasbourg et dans ses séjours à Fribourg en Brisgau, il a été préservé des travers du parisianisme envoûté par l’existentialisme. C’est vers lui que nous nous tournons pour apprécier les travaux de Heidegger et pour juger de leur emboî- tement avec ceux de Husserl.  

Martin Heidegger et l’ontologie[9]

Le premier apport d’Heidegger consiste non seulement dans son refus d’admette que le problème de la signification de l’être est impossible, mais de voir en lui le problème philosophique fondamental

< La remise en question de la notion d ‘être et de son rapport avec le temps est le problème fondamental de la philosophie heideg- gerienne – le problème ontologique. La manière dont l’homme se trouve amené au centre de la recherche, est entièrement commandée par la préoccupation fondamentale qui consiste à répondre à la question « qu’est-ce qu’être ? » Le privilège du problème concernant l’homme ne répond pas à un souci d’inspiration critique, cherchant à établir préalablement la validité de l’instrument qu’est la connaissance.  

Heidegger rappelle d’une manière qui d’abord, surprend la conscience moderne, non par la riche éclosion des études de la conscience qui date de Descartes, mais par la phrase d’Aristote qui affirme la place privilégiée  de l’âme dans la totalité de l’être : « l’âme est la forme du corps, l’acte premier d’un corps organisé ayant la vie en puissance ». Partons donc du problème fondamental de la signification de l’être. Précisons-en les termes. Heidegger distingue initialement entre ce qui est, « l’étant » (das Seiende) et « l’être de l’étant » (das Sein des Seienden). Ce qui est, l’étant – recouvre tous les objets, toutes les personnes dans un certain sens, Dieu lui-même. L’être de l’étant – c’est le fait que tous ces objets et toutes ces personnes sont. Il ne s’identifie avec aucun de ces étants, ni même avec l’idée de l’étant en général. Dans un certain sens, il n’est pas ; s’il était, il serait étant à son tour, alors qu’il est en quelque manière l’avènement même d’être de tous les « étants ». Dans la philosophie traditionnelle s’accomplissait toujours insensiblement un glissement de l’« être de l’étant » vers l’« étant ». L’être de l’étant – l’être en général, devenait un être absolu ou Dieu. L’originalité de Heidegger consiste précisément à maintenir avec une netteté jamais en défaut, cette distinction. L’être de l’étant  est l’« objet » de l’ontologie. Alors que les étants représentent le domaine des sciences ontiques.

Serrons de plus près ces distinctions. Les attributs de l’étant font qu’il est ceci ou cela. En déterminant les attributs de l’étant on dit ce qu’il est, on aboutit à son essence. Mais à côté de l’essence de l’étant on peut constater, par une perception ou une démonstration, qu’il existe. Et, en effet, c’est à cette constatation de l’existence que se réduisait, pour la philosophie classique, le problème de l’existence qu’on posait en plus de celui de l’essence. Mais déterminer ce que cette existence constatée signifie, voilà ce qui a été considéré depuis toujours comme impossible, car, étant de généralité supérieure, l’existence ne saurait être définie. La philosophie du moyen âge appelait « transcendant » cet être de l’étant. Kant connaissait également la spécificité de l’« être de l’étant » par rapport à l’étant et par rapport à tout attribut de l’étant, puisque, en réfutant l’argument ontologique, il fit précisément état de l’irréductibilité de l’être à un attribut de l’étant.

Or, [et c’est là le premier apport à retenir], Heidegger conteste précisément que le problème de la signification de l’être soit impossible et voit en lui le problème philosophique fondamental, – ontologie au sens fort du terme – auquel conduisent, à la fois, les sciences empiriques et les sciences « éidétiques », au sens husserlien (c’est-à-dire les sciences a priori qui étudient l’essence, eidos, des différents domaines du réel) et vers lequel tendait la philosophie antique en voulant dans le Sophiste comprendre l’être et en posant avec Aristote le problème de l’« être en tant qu’être ». Précisément parce que l’être n’est pas un étant, il ne faut pas le saisir « per genus et differentiam specificam ». Qu’on puisse le saisir autrement, voilà qui est prouvé par le fait que nous en comprenons la signification à chaque moment. La compréhension de l’être est la caractéristique et le fait fondamental de l’existence humaine. Dira-t-on que, dans ce cas, la recherche doive s’arrêter là ? Mais le fait de la compréhension ne veut pas dire que cette compréhension soit explicite ni authentique. Certes, nous cherchons quelque chose que nous possédons déjà d’une certaine manière – mais expliciter cette possession ou cette compréhension, n’est pas pour autant un travail subalterne ni secondaire.>

Deuxième apport d’Heidegger : pour lui, la compréhension de l’être n’est pas un acte purement théorique mais un évènement fondamental où toute sa destinée est engagée

Quoi qu’il en soit, retenons pour le moment, la caractéristique de l’homme posée au départ : étant qui comprend l’être implicitement (d’une manière pré-ontologique selon l’expression heideggerienne) ou explicitement (d’une manière ontologique). Et c’est parce que l’homme comprend l’être qu’il intéresse l’ontologie. L’étude de l’homme va nous découvrir l’horizon à l’intérieur duquel ,le problème de l’être se pose, car en lui la compréhension de l’être se fait. >

Troisième apport d’Heidegger : pour lui, le temps n’est pas un cadre de l’existence humaine, mais la ‘temporalisation’ du temps est l’évènement de la compréhension de l’être

< Nous n’avons pas employé cette dernière formule par hasard. La compréhension de l’être qui caractérise l’homme n’est pas simplement un acte, essentiel à toute conscience, et qu’on pourrait isoler dans le courant temporel pour saisir en lui l’être qu’il vise tout en refusant à cet acte de viser – à la relation qu’il accomplit – toute temporalité. Une pareille conception reviendrait précisément à séparer de la dimension temporelle où se fait l’existence de l’homme, le rapport sujet-objet, et à voir dans la compréhension de l’être un acte de connaissance comme un autre. Or toute l’œuvre de Heidegger tend à montrer que le temps n’est pas un cadre de l’existence humaine, mais que sous sa forme authentique, la ‘temporalisation’ du temps est l’événement de la compréhension de l’être. C’est véritablement la compréhension elle-même qui se fait. Il ne faut donc pas commencer par se représenter la structure spécifique de la compréhension de l’être au moyen de notions qu’elle est appelée à dépasser. L’analyse de la compréhension de l’être montrera le temps à la base de la compréhension. Le temps s’y trouvera d’une manière inattendue et dans sa forme authentique et originelle, comme condition des articulations mêmes de cette compréhension. >   Quatrième apport d’Heidegger : pour lui, fondamentalement, ce que l’homme est, est en même temps sa manière d’être, sa manière d’être là, de se ‘temporaliser’ < Ces anticipations sur les résultats des analyses heideggeriennes nous permettent de préciser dans quel sens la compréhension de l’être caractérise l’homme. Non point à titre d’attribut essentiel, mais comme le mode d’être même de l’homme. Elle détermine non pas l’essence, mais l’existence de l’homme. Certes, si l’on considère l’homme comme un étant, la compréhension de l’être fait l’essence de cet étant. Mais précisément – et c’est là le trait fondamental de la philosophie heideggerienne – l’essence de l’homme est en même temps son existence. Ce que l’homme est, est en même temps sa manière d’être, sa manière d’être là, de se ‘temporaliser’.   Cette identification de l’essence et de l’existence n’est pas un essai d’appliquer à l’homme l’argument ontologique, comme certains ont pu le croire. Elle ne signifie pas que dans l’essence de l’homme est contenue la nécessité d’exister – ce qui serait faux, car l’homme n’est pas un être nécessaire. Mais inversement, pourrait-on dire, la confusion de l’essence et de l’existence signifie que dans l’existence de l’homme est contenue son essence, que toutes les déterminations essentielles de l’homme ne sont rien d’autre que ses modes d’exister. Mais un tel rapport entre l’essence et l’existence n’est possible qu’au prix d’un nouveau type d’être qui caractérise le fait de l’homme. A ce type d’être Heidegger réserve le mot existence – que nous emploierons  désormais dans ce sens – et il réserve le mot de présence pure et simple (Vorhandenheit), à l’être des choses inertes. Et c’est parce que l’essence de l’homme consiste dans l’existence que Heidegger désigne l’homme par le terme Dasein ou coéternelles à elles (être ici-bas) et non pas le terme Daseiendes (l’étant ici-bas). La forme verbale exprime ce fait que chaque élément de l’essence de l’homme est un mode d’exister, de se trouver là. >

Cinquième apport, apport principal d’Heidegger : pour lui, il importe que le dévoilement de l’être soit lui-même un événement de l’être, que l’existence de l’esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité

< La forme verbale [retenue par Heidegger] exprime encore autre chose qui est de la plus haute importance pour l’intelligence de sa philosophie. Nous l’avons déjà dit : l’homme n’intéresse pas l’ontologie pour lui-même. L’intérêt de l’ontologie va vers le sens de l’être en général. Mais l’être en général pour être accessible doit au préalable se dévoiler. Jusqu’à Heidegger la philosophie moderne supposait à cette révélation un esprit connaissant ; elle était son œuvre. L’être dévoilé était plus ou moins adéquat à l’être voilé. Que ce dévoilement soit lui-même un événement de l’être, que l’existence de l’esprit connaissant soit cet événement ontologique  condition de toute vérité – tout cela était, certes déjà soupçonné par Platon[10] ; mais que cet événement, ce retournement de l’être en vérité s’accomplisse dans le fait de mon existence particulière ici-bas, que mon ici-bas, mon Da soit l’événement même de la révélation de l’être, que mon humanité soit la vérité – constitue l’apport principal de la pensée heideggerienne. L’essence de l’homme est dans cette œuvre de vérité ; l’homme n’est donc pas un substantif, mais initialement verbe ; il est dans l’économie de l’être, le « se révéler » de l’être, il n’est pas Daseiendes, mais Dasein.     En résumé, le problème de l’être que Heidegger pose nous ramène à l’homme, car l’homme est un étant qui comprend l’être. Mais d’autre part, cette compréhension de l’être est elle-même l’être ; elle n’est pas un attribut, mais le mode d’existence de l’homme. Ce n’est pas là une extension purement conventionnelle du mot être à une faculté humaine – en l’occurrence, à la compréhension de l’être,  – mais la mise en relief de la spécificité de l’homme dont les « actes » et les « propriétés » sont autant de « modes d’être ». C’est l’abandon de la notion traditionnelle de la conscience comme point de départ, avec la décision de chercher, dans l’événement fondamental de l’être – de l’existence du Dasein – la base de la conscience elle-même. Dès lors l’étude de la compréhension de l’être est ipso facto une étude du mode d’être de l’homme. Elle n’est pas seulement une préparation à l’ontologie, mais déjà une ontologie. Cette étude de l’existence de l’homme, Heidegger l’appelle « Analytique du Dasein »[11]. L’analyse de l’existence humaine qui ignore la perspective de l’ontologie, Heidegger l’appelle existentielle. La replacer dans cette perspective – l’accomplir d’une façon explicite  – est l’œuvre d’une analytique existentiale, celle qu’il entreprend maintenant dans ETRE ET TEMPS’. > 

HEIDEGGER VA PLUS LOIN QUE HUSSERL

Il faut ici rappeler l’anecdote qui correspond à la première lecture de ‘ETRE ET TEMPS’ par Lévinas. Jean Hering, professeur à la Faculté de théologie de Strasbourg, avait encouragé son jeune ami à se consacrer à la lecture de cette œuvre d’Heidegger qu’il considé- rait comme majeure. Ce qu’il fit avec la plus grande attention. Il s’attendait à y trouver une mise en relief ou une extension de la philosophie de Husserl, le propre maître d’Heidegger à qui l’oeuvre avait été dédiée. Tel n’était pas le cas, et quand il évoqua le sujet avec Hering il lui déclara tout de go : « Mais il n’y a pas de Husserl là-dedans ! » Et Hering de lui répondre : « Celui-là va plus loin que Husserl ![12] »

En quoi va-t-il plus loin ? C’est ce que Lévinas s’est appliqué à chercher et qu’il a trouvé depuis l’avertissement de son mentor ; il nous le présente maintenant. 

Sans l’avoir exprimé explicitement, mais c’est ce qui ressort de son étude, Lévinas nous montre que c’est essentiellement dans son Analytique existentiale que Heidegger est allé plus loin que son maître Husserl ; cette ‘Analytique’, il la voit conduite de la façon suivante : il y a d’abord la reconnaissance du combat qui leur est commun contre la séparation faite entre existence et connaissance, puis le développement de la réflexion selon deux strates successives, – la première visant à montrer que comprendre l’être c’est exister de manière à se soucier de sa propre existence, la seconde  précisant comment s’articulent les modes de se comprendre.

Le combat commun aux deux philosophes

Dasein qui, initialement ne se comprendrait pas. Or, ce serait précisément effectuer la séparation entre existence et connaissance, dont nous avons parlé précédemment, séparation contre laquelle Heidegger combat.     Pour faire mieux ressortir la légitimité du combat mené par Heidegger contre la séparation qui est faite entre existence et connaissance il faut renvoyer à l’idée de l’intentionnalité élaborée par Husserl et pensée jusqu’au bout par Heidegger. On sait que Husserl voit dans l’intentionnalité l’essence même de la conscience. La nouveauté de cette vue n’a pas simplement consisté à affirmer que toute conscience est conscience de quelque chose, mais que cette tension vers quelque chose d’autre faisait toute la nature de la conscience ; qu’il ne fallait pas se représenter la conscience comme quelque chose qui est d’abord et qui se transcende ensuite, mais que de par son existence la conscience se transcendait. Si cette transcendance présentait l’allure de la connaissance tant qu’il s’agissait de vie théorétique, elle avait, dans les autres ordres de la vie, une autre forme. Le sentiment, lui aussi, vise quelque chose, quelque chose qui n’est pas un objet théorique, mais d’adéquat et d’accessible au sentiment seul. L’« intentionnalité » du sentiment ne signifie pas que la chaleur affective du sentiment – et tout ce qui en fait le contenu – n’est qu’un noyau auquel s’ajoute une intention dirigée sur un objet senti ; cette chaleur affective elle-même et comme telle est ouverte sur quelque chose et quelque chose auquel, en vertu d’une nécessité essentielle, on n’accède que par cette chaleur affective, comme on accède par la vision seule à la couleur.Nous comprenons maintenant dans quel sens l’existence du Dasein caractérisée comme une manière d’exister telle « qu’il y va toujours dans son existence de cette existence même » y équivaut à la compréhension de l’être par le Dasein. En effet, l’être qui se révèle au Dasein, ne lui apparaît pas sous forme de notion théorique qu’il contemple, mais dans une tension intérieure, dans le souci que le Dasein prend de son existence même. Et, inversement, cette manière d’exister où « il y va de l’existence », n’est pas un état aveugle auquel la connaissance de la nature de l’existence devrait s’ajouter, mais cette existence, en prenant soin de sa propre existence – et de cette manière seulement – s’ouvre à la compré- hension de l’existence.Nous comprenons maintenant mieux que tout à l’heure, comment l’étude de la compréhension de l’être est une ontologie du Dasein, une étude de l’existence du Dasein dans toute sa plénitude concrè- te, et non pas seulement la réflexion sur un acte isolé de cette existence par lequel une existence s’écoulant dans le temps serait à même de quitter ce plan existentiel pour comprendre l’être. La transcendance de la compréhension est un événement de l’existence. >      

Première strate de l’Analytique existentiale  d’Heidegger :  là où l’on voit bien que comprendre l’être, c’est exister de manière à se soucier de sa propre existence

< Comprendre, c’est prendre souci. Comment préciser cette compréhension, ce souci ? Si la structure de l’être-dans-le-monde présentait la forme précise sous laquelle se réalise cette compréhension de l’être, la « sortie de soi-même » vers le monde serait intégrée dans l’existence du Dasein, car la compréhension de l’être, nous le savons déjà, est un mode de l’existence. La compréhension de l’être sous la forme de « il y va de l’existence » – apparaîtra à Heidegger au terme de ses analyses, comme la caractéristique fondamentale de la finitude du Dasein. C’est donc sur la finitude de l’existence du Dasein que sa transcendance vers le monde se trouvera fondée. Et ainsi la finitude de l’existence humaine rendra compte de la notion de sujet telle que nous l’avons depuis Descartes. Elle ne sera plus une simple détermination du sujet – on ne dira plus seulement « nous sommes une pensée, mais une pensée finie » – la finitude contiendra le principe même de la subjectivité du sujet. C’est parce qu’il y a une existence finie – le Dasein – que la conscience elle-même se trouvera possible. L’analyse du Monde devient donc la pièce centrale de l’Analytique du Dasein, car elle va nous permettre de rattacher la subjectivité à la finitude, la théorie de la connaissance à l’ontologie, la vérité à l’être.Certes, il faudra commencer par transformer la notion traditionnelle du monde, mais ce procédé n’aura rien d’arbitraire. Ce que Heidegger va mettre à la place de la conception habituelle du monde, c’est quelque chose qui rend celle-ci possible. Procédé de justification qui tient lieu de preuve. Le phénomène du monde, tel que Heidegger le décrit rejoindra ou expliquera l’opinion classique qui ne part pas toujours de phénomènes initiaux ni authentiques.       Pour la conscience commune, le monde équivaut à l’ensemble des choses que découvre la connaissance. Notion ontique et dérivée. En effet, les choses, si l’on s’en tient à la signification concrète de leur apparition pour nous, sont dans le monde. Toute apparition d’une chose particulière suppose le monde. C’est à partir d’une ambiance que les choses nous sollicitent. Quelle signification donner à cette référence au monde que l’analyse phénoménologique ne doit pas laisser hors de considération, ni effacer ? Elle se révèle à une première analyse, comme étroitement liée avec le Dasein : l’ « ambiance », ce en quoi le Dasein vit , « notre monde », le « monde d’une époque, d’un artiste » etc. Ceci nous invite à chercher dans un mode d’existence du Dasein lui-même le phénomène du monde qui apparaîtra ainsi comme structure ontologique. Certes, dans la notion « de monde ambiant » (Umwelt), la particule ambi (Um) est l’indice d’une spatialité. Seulement c’est la notion du monde qui déterminera la notion de l’espace, tout à l’opposé de Descartes qui voulait par l ‘espace saisir le sens même du monde. L’ambiance du monde ambiant n’est pas la spatialité nue et abstraite du monde, mais sa référence à l’existence du Dasein. C’est un être caractérisé par un engagement essentiel dans un monde, qui peut découvrir un fait tel que l’ambiance à partir duquel une notion infiniment plus pauvre comme l’espace, acquiert un sens. L’être-dans-le-monde, en tant qu’existence du Dasein, est la source de la notion du monde. Rt l’être-dans-le-monde – nous l’avons déjà dit – n’est que l’articulation de la compréhension de l’être qui résume l’existence du Dasein. >

Notre accession à l’ambiance du monde ambiant des choses

< Partons donc du monde ambiant pour en déterminer l’ambiance, pour décrire la « mondanité du monde » (die Weltlichkeit der Welt) selon l’expression d’Heidegger. Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont, avant tout, objets de soins, de sollicitude (das Besorgte) ; elles s’offrent à la main, invitent au maniement. Elles servent à quelque chose : des haches pour fendre du bois, des marteaux pour marteler le fer, des poignées pour ouvrir des portes, des maisons pour nous abriter etc. Ce sont, au sens très large du terme, des ustensiles (Zeuge). Quel est leur mode d’être ? L’être de l’ustensile ne s’identifie avec celui d’un simple objet matériel se révélant à la perception ou à la science. La contemplation ne saurait saisir l’ustensile en tant que tel. « Le regard purement contemplatif, quelque pénétrant qu’il soit (das schärfste Nur-noch – Hinsehen), jeté sur l’aspect de telle ou telle chose  ne saurait nous découvrir un ustensile » (Etre et Temps, p. 69). C’est par l’usage, par le maniement que nous accédons à lui d’une manière adéquate et entièrement originale. – Mais non seulement le maniement accède d’une manière originale aux objets, il y accède d’une manière originelle : il n’est pas consécutif à une représentation. C’est par cela surtout que Heidegger s’oppose à l’opinion courante – opinion que Husserl partage encore – avant de manier, il faut se représenter ce qu’on manie.Les ustensiles sont donc des objets que le Dasein découvre par un mode déterminé de son existence : le maniement. Ils ne sont donc pas de simples choses. Le maniement est en quelque manière, l’effectuation de leur être. Il détermine non pas ce qu’ils sont, mais la manière dont ils rencontrent le Dasein, dont ils sont. L’être des ustensiles, c’est la maniabilité (Zuhandenheit). Et c’est précisément parce que le maniement n’est pas consécutif à une représentation que la maniabilité n’est pas une simple présence (Vorhandenheit) sur laquelle se grefferait une nouvelle propriété. Elle est entièrement irréductible et originelle. Tout en refusant au maniement la structure de la représentation, nous disions que le maniement découvrait la maniabilité. C’est que le rapport de maniement est une compréhension, une vision sui generis, un pouvoir illuminé. Heidegger la fixe par le terme de circonspection (Umsicht). Le langage exprime d’ailleurs le fait de cette circonspection illuminant le pouvoir : en français, on dit par exemple, « savoir écrire », « savoir danser », « savoir jouer » etc. >

Des choses renvoyées à d’autres choses et en cohésion avec elles : la genèse de l’œuvre et du Monde

< Quelle est donc la structure de la maniabilité ? Elle est essentiellement constituée par le « renvoi » (Verweisung). L’ustensile est « en vue de » quelque chose. C’est pourquoi ce n’est pas un être séparé, mais toujours en cohésion avec d’autres ustensiles. Il appartient même à son mode d’être de céder le pas à la totalité de l’œuvre par rapport à laquelle il est. L’ustensile est parfaitement dans son rôle – et la maniabilité caractérise son être en soi – uniquement quand cette maniabilité n’est pas explicite, mais se retire dans un arrière-fond et que l’ustensile est compris à partir de l’œuvre. – Cette œuvre à son tour est un ustensile : le soulier est pour être porté, la montre est pour indiquer l’heure. Mais d’autre part, le fabrication de l’œuvre est une utilisation de quelque chose en vue de quelque chose. Le maniable renvoie donc aux matériaux. Nous découvrons ainsi à partir de l’ustensile, la nature, les forêts, les eaux, les montagnes, les métaux, le vent, etc. La Nature découverte ainsi est toute relative au maniement : « matières premières ». Nous n’avons pas de forêt, mais du bois, les eaux sont de la houille blanche ou des moyens de transport, la montagne est la carrière, le vent est vent en poupe. Enfin, l’œuvre est faite non seulement en vue de quelque chose, mais aussi pour quelqu’un. La fabrication s’oriente sur le consommateur ; les hommes en tant que « consommateurs » se révèlent avec le maniable et, avec eux, la vie publique (die Oeffentlichkeit) et tout l’ensemble des institutions, tout l’attirail de la vie publique.

L’ensemble des renvois qui constituent l’être de l’ustensile nous conduisent donc bien au delà de la sphère fort étroite des objets usuels qui nous entourent. Avec le maniement, nous sommes donc présents dans le monde, dans le « monde » au sens habituel du terme, compris comme l’ensemble des choses. Mais par rapport à cet ensemble nous ne sommes pas seulement spectateurs, ni un contenu. Le maniement décrit notre inhérence au monde comme originale et originelle et comme condition de la révélation même du monde à nous.

Mais une analyse encore plus précise du maniement va nous découvrir le phénomène originel que Heidegger cherche. Nous avons souligné que l’ustensile se perd en quelque façon dans l’œuvre à laquelle il sert – c’est ainsi qu’il existe en soi. Cependant, lorsque l’ustensile est endommagé, il tranche sur le système par rapport auquel il est, et perd, pour ainsi dire son caractère d’ustensile pour devenir, dans une certaine mesure, une simple présence. Dans cette perte momentanée de la maniabilité le « renvoi à ce en vue se quoi l’ustensile est » se réveille, ressort, se met en lumière. Nous nous trouvons tournés de la sorte vers la totalité du système des renvois – toujours implicitement comprise, mais non explicitée jusque-là. C’est là une série des renvois qui ne peut s’achever que dans un « ce en vue de quoi » qui n’est plus en vue d’autre chose, mais en vue d’un soi-même. Nous reconnaissons dans cette structure le Dasein lui-même. Autrement dit la compréhension de l’ustensile ne se fait que par rapport à une compréhension initiale de la structure du Dasein qui, grâce au renvoi à soi-même qui lui est propre, permet de comprendre dans les ustensiles eux-mêmes leur maniabilité, leur usage possible, leur « en vue de ». Par là s’annonce le monde. Il n’est donc pas constitué par la somme des ustensiles car, précisément, la totalité des renvois ne rend possible les ustensiles qu’à condition de rester dans l’arrière-fond. Mais elle en est la condition ontologique.Elle en est la condition. Car pour comprendre l’« en vue de » constitutif de l’ustensile, il nous faut comprendre « ce en vue de  quoi il est » qui, à son tour, renvoie à autre chose et s’achève dans le Dasein. Cette totalité est une condition ontologique ? Car la maniabilité n’est pas une propriété, mais un mode d’être de l’ustensile. Ce par rapport à quoi la maniabilité elle-même devient possible ne peut être qu’une structure ontologique. Cette structure, le Dasein la découvre par son existence même. L’existence du Dasein consiste à exister en vue de soi-même. Cela veut aussi dire que le Dasein comprend son existence. Le Dasein comprend donc d’ores et déjà cet « en vue de soi-même » qui constitue son existence. C’est par rapport à cet « en vue de » initial que « l’en vue de » des ustensiles, leur maniabilité, peut apparaître au Dasein. Le Monde n’est rien d’autre que cet « en vue de soi-même » où le Dasein est engagé dans son existence et par rapport auquel peut se faire la rencontre du maniable. Ainsi se trouve explicitée cette référence au Dasein que nous avons relevée dans la notion du monde. >

Notre accession à un monde intérieur

< Remarquons en marge des enchaînements rigoureux des analyses heideggeriennes, que cette conception du monde qui l’identifie avec un événement fondamental de notre destinée, donne un sens fort à la notion de monde intérieur. Le monde intérieur, le monde d’une époque, le monde d’un Goethe ou d’un Proust, n’est plus une métaphore, mais l’origine même du phénomène du monde. Et cela non pas au sens idéaliste ; [ce dernier] identifie le monde avec l’ensemble des choses existantes dans l’esprit et passe à côté de la « mondanité du monde » distincte de la somme des choses. >

C’est au saut par delà l’étant vers l’être que Heidegger réserve le mot de transcendance

< On peut donc dire que l’existence du Dasein, c’est l’être-dans-le-monde. Le Da – l’ici-bas, – inclus dans le terme, exprime cet état de choses. L’homme en tant que dévoilement de l’être, en tant que vérité, ne s’absorbe pas dans un regard serein tourné vers les idées, affranchi des chaînes qui le fixent ici, et fuyant « là-bas » ; le dévoilement de l’être n’est rien d’autre que l’accomplissement du phénomène même du Da ; la révélation de l’être c’est la condition humaine elle-même.L’être dans le monde n’est donc pas l’affirmation du fait banal que l’homme se trouve dans le monde ; c’est une nouvelle expression de la formule initiale : le Dasein existe de telle manière qu’ il comprend l’être. Elle nous montre aussi comment l’apparition du monde des choses et des ustensiles a sa condition dans l’existence du Dasein et en est un événement. L’acte de sortir de soi pour aller aux objets – ce rapport de sujet à objet que connaît la philosophie moderne a sa raison dans un saut accompli par delà les « étants » compris d’une manière ontique vers l’être ontologique , saut qui s’accomplit par l’existence du Dasein et qui est l’événement même de cette existence et non pas un phénomène qui s’y ajoute. C’est à se saut par delà l’étant vers l’être – et qui est l’ontologie elle-même, la compréhension  de l’être – que Heidegger réserve le mot dr transcendance. Cette transcendance conditionne la transcendance de sujet à objet – phénomène dérivé dont part la théorie de la connaissance. Le problème de l’ontologie est pour Heidegger transcendantal et dans ce nouveau sens. En résumé, être, pour le Dasein, c’est comprendre l’être. Comprendre l’être, c’est exister de telle sorte qu’« il y va dans l’existence, de cette existence même ». « Il y va de l’existence même » – c’est-être-dans-le-monde ou être là. Etre là – c’est se transcender. Tout le paradoxe de cette structure où l’existence en vue de soi-même se présente comme essentiellement extatique est le paradoxe même de l’existence et du temps. Mais pour le voir encore mieux il nous faut pousser plus loin l’Analytique du Dasein en développant la structure de la transcendance. >

L’homme est d’ores et déjà jeté au milieu des possibilités, à l’égard desquelles il est d’ores et déjà engagé, qu’il a d’ores et déjà saisies ou manquées

< « Etre-dans-le-monde » est un mode d’existence dynamique. Dynamique dans un sens très précis. Il s’agit de la possibilité. Non point de la possibilité au sens logique et négatif en tant qu’ «absence de contradiction » (possibilité vide) ; mais de la possibi- lité concrète et positive, de celle qu’on exprime en disant qu’on peut ceci ou cela, qu’on a des possibilités envers lesquelles on est libre. Le règne des ustensiles que nous découvrons dans le monde, ces ustensiles utilisables et propres à quelque chose, ont trait à nos possibilités – saisies ou manquées – de les manier. Possibilités rendues elles-mêmes possibles par la possibilité fondamentale d’être-dans-le-monde, c’est-à-dire d’exister en vue de cette exis- tence même. Ce caractère dynamique de l’existence, en constitue le paradoxe fondamental : l’existence est faite de possibilités, lesquel- les cependant, précisément en tant que possibilités, s’en distinguent en la devançant. L’existence se devance elle-même.      Soulignons d’abord le caractère positif de la possibilité constituant l’existence. Le rapport de l’homme à ses possibilités ne ressemble pas à l’indifférence que manifeste une chose à l’égard des accidents qui pourraient lui arriver. L’homme est d’ores et déjà jeté au milieu des possibilités à l’égard desquelles il est d’ores et déjà engagé, qu’il a d’ores et déjà saisies ou manquées. Elles ne s’ajoutent pas à son existence du dehors, comme des accidents. Mais, par ailleurs, elles ne se trouvent pas devant lui comme des objets de connaissance, comme des images toutes faites qu’on contemplerait en pesant le pour et le contre. Elles sont des modes de son existence , car, précisément, exister pour l’homme c’est saisir ou manquer ses propres possibilités. La base de l’existence ne peut donc être qu’un pouvoir de saisir ou de manquer ses propres possibilités : une possibilité fondamentale du retour sur soi-même. Mais ce retour soucieux sur soi-même, cette attitude initiale prise à l’égard de sa propre existence – attitude qui n’ a rien d’une contemplation  dégagée, mais qui est l’événement essentiel de l’existence humaine – nous la connaissons déjà. Nous ne venons en effet que d’effectuer une analyse plus serrée du phénomène que nous avions déjà rencontré en disant que le Dasein existe de telle manière que dans son existence il y va toujours, pour lui, de cette existence même ou encore qu’exister c’est être dans le monde. Pour traduire l’intimité de ce rapport entre le Dasein et ses possibilités, nous pouvons dire qu’il se caractérise, non pas par le fait d’avoir des possibilités, mais d’être ses possibilités ; structure qui dans le monde des choses serait inconcevable et qui détermine positivement l’existence du Dasein. Etre-dans-le-monde, c’est être ses possibilités. Et le dans, l’« in-esse » enveloppe ce paradoxe du social du rapport existentiel avec une possibilité : être quelque chose qui n’est qu’une possibilité, sans que ce soit par une pure et simple représentation de cette possibilité. Qu’est-ce qu’être ses possibilités ?  Etre ses possibilités, c’est les comprendre. Nous l’avons déjà dit au commencement en montrant que le fait qu’il y va pour le Dasein de son existence, revient à dire que le Dasein existe en comprenant l’être. Mais caractériser par la compréhension ce rapport intime entre l’existence et ses possibilités, ne revient pas à affirmer d’une manière déguisée qu’« être ses possibilités », c’est le connaître. Car la compréhension n’est pas une faculté cognitive qui s’ajouterait à l’existence pour lui permettre de prendre connaissance de ses possibilités ; la distinction entre le sujet connaissant et l’objet connu, inéluctable dans le phénomène de la connaissance, n’a plus de sens ici : l’existence humaine elle-même se sait avant toute réflexion introspective et rend possible cette dernière. Mais cela ne signifie pas un retour à la notion de conscience interne (même si l’on distingue celle-ci de la notion de perception interne, entendue comme réflexion introspective et où, de toute évidence, la structure sujet-objet se retrouve). L’originalité de la conception heideggerienne de l’existence par rapport à l’idée de conscience interne consiste en ce que ce savoir de soi-même, cette illumination interne – cette compréhension – non seulement n’admet plus la structure sujet-objet, mais n’a plus rien de théorique. Ce n’est pas une prise de conscience, une constatation pure et simple de ce qu’on est, constatation capable de mesurer notre pouvoir sur nous-mêmes, cette compréhension c’est le dynamisme même de cette existence, c’est ce pouvoir même sur soi. Et dans ce sens la compréhension constitue le mode dont l’existence est ses possibilités : ce qui était prise de conscience devient prise tout court et, par là, l‘événement de l’existence même. A la place de la conscience de la philosophie traditionnelle, laquelle, en tant qu’elle prend conscience reste sereine et contemplative, extérieure au destin et à l’histoire de l’homme concret dont elle prend conscience, Heidegger introduit la notion du Dasein comprenant ses possibilités, mais qui en tant que comprenant, fait ipso-facto son destin, son existence ici-bas. Ainsi, avec la notion du Dasein, l’illumination interne que connaissaient les philosophes de la conscience, devient inséparable de la destinée et de l’histoire de l’homme concret : l’une et l’autre ne font qu’un. C’est l’homme concret qui apparaît au centre de la philosophie ; par rapport à lui, la notion de conscience n’est qu’une abstraction séparant la conscience, – l’illumination en tant qu’illumination – de l’histoire, de l’existence. Nous pouvons déjà entrevoir comment la connaissance théorique elle-même dont la compréhension est le phénomène originel et le fondement, se trouve engagée dans l’existence, et comment la théorie de la connaissance se trouve intégrée dans l’ontologie sans que ce soit par pure convention, par une extension formelle du mot être à l’activité de la connaissance.

Seconde strate de l’Analytique existentiale  d’Heidegger :  analyse de l’articulation des différents modes de se comprendre

< Comment s’articule le pouvoir en tant que compréhension ? Comment le Dasein est-il ici-bas ? Le Dasein se comprend dans une certaine disposition affective (Befindlichkeit). Le Dasein se tient ici-bas déjà disposé d’une façon déterminée. Il s’agit de ce phénomène, à première vue banal que la psychologie classique vise en insistant sur la tonalité ou la couleur affective qui se mêle à tout état de conscience : la bonne ou la mauvaise humeur, la joie, l’ennui, la peur etc. Pour Heidegger, ces dispositions ne sont pas des états, mais des modes de se comprendre, c’est-à-dire, puisque cela ne fait qu’un, d’être ici-bas. >

La déréliction, abandon aux possibilités imposées, donne à l’existence un caractère de fait, au sens fort et quasi dramatique

< La disposition qui ne se détache pas de la compréhension – par laquelle la compréhension existe – nous révèle le fait que le Dasein est voué à ses possibilités, que son « ici-bas » s’impose à lui. Elle n’est pas le symbole, ni le symptôme, ni l’index de cette situation – elle est cette situation ; la description de l’affectivité n’en prouve pas la réalité mais en fournit l’analyse. En existant le Dasein est d’ores et déjà jeté au milieu de ses possibilités et non pas placé devant elles. Il en a d’ores et déjà saisi ou manqué. Heidegger fixe par le terme de Geworfenheit ce fait d’être jeté et de se débattre au milieu de ses possibilités et d’y être abandonné. Nous le traduisons par le mot déréliction. La déréliction est la source et le fondement nécessaire de l’affectivité. L’affectivité n’est possible que là où l’existence est livrée à son propre destin.La déréliction, l’abandon aux possibilités imposées, donne à l’existence un caractère de fait dans un sens très fort et très dramatique du terme : c’est un fait qui se comprend comme tel par son effectivité. Les faits empiriques de la science s’imposent à un esprit ; mais pour être constatés comme faits, il faut au préalable qu’une situation telle que l’effectivité soit possible. Elle est accomplie par un Dasein qui existe son Da, son ici-bas, qui est jeté dans le monde. Avoir été jeté dans le monde, abandonné et livré à soi-même, voilà la description ontologique du fait. L’existence humaine se définit pour Heidegger par cette effectivité (Faktizität). La compréhension et l’interprétation de cette effectivité, c’est l’ontologie analytique du Dasein elle-même. C’est pourquoi Heidegger et ses disciples définissent l’ontologie comme « Herméneutique de l’effectivité ». >

Le projet esquisse : d’ores et déjà le Dasein est au-delà de soi-même

< Si la compréhension des possibilités par le Dasein se fait dans la déréliction, en tant que compréhension du possible, le Dasein existe dans une propension au-delà de la situation imposée. D’ores et déjà le Dasein est au-delà de soi-même. Etre ainsi au-delà de soi, – être ses possibilités – n’est pas contempler cet au-delà comme un objet, choisir entre deux possibilités comme entre deux routes qui se croisent au carrefour. Ce serait enlever à la possibilité son caractère de possibilité, que de la placer devant un plan établi d’avance où elle serait déjà implicitement réalisée. La possibilité est la projection du Dasein lui-même de par son existence, l’élan vers ce qui n’est pas encore. Heidegger fixe ce mouvement par le terme Entwurfprojet esquisse. Dans la Geworfenheit et sans s’affranchir de la fatalité de la déréliction, le Dasein par sa compréhension est au-delà de soi. La terminologie allemande montre bien l’opposition de la déréliction au projet. >

La chute comme fuite du Dasein devant son existence authentique  

< Le Dasein comprenant ses possibilités par l’existence – est à la fois le Dasein se comprenant soi-même et celui découvrant les ustensiles dans le monde. En effet, la possibilité initiale du Dasein d’être en vue de soi-même conditionne le maniement des ustensiles. Seulement au lieu de se comprendre dans sa possibilité fonda- mentale d’être-dans-le-monde, c’est-à-dire – comme nous le savons déjà – dans sa possibilité d’être en vue de soi-même, tout livré au souci angoissé de sa propre finitude, le Dasein fuit ce mode authentique de se comprendre ; il se disperse en compréhensions des possibilités secondaires que la possibilité fondamentale, implicitement toujours comprise mais jamais explicite, rend seule possible. Le Dasein se comprend alors à partir des possibilités relatives aux ustensiles, à partir des êtres intérieurs au monde. C’est le phénomène de la chute (Verfallen), troisième caractère de l’existence à côté de la déréliction et du projet. La chute dont il faut éloigner tout souvenir moral ou théologique, est un mode d’existence du Dasein fuyant son existence authentique pour retomber dans la vie quotidienne (Altäglichkeit). Il ne se comprend pas dans sa personnalité authentique, mais en partant des objets qu’il manie : il est ce qu’il faut, il se comprend à partir de sa profession, de son rôle social. Le Dasein déchu se perd dans les choses et ne connaît d’autre personnalité que l’on, le tout le monde. Il se comprend – et ce terme signifie toujours : il est ses possibilités – dans un optimiste qui masque sa fuite devant l’angoisse, c’est-à-dire devant une compréhension authentique de soi.On retrouve toutes les structures de la compréhension, sous une forme altérée et déchue, chez le Dasein tombé dans la « vie quotidienne ». La parole qui, pour Heidegger, se rattache à la compréhension  et que le Dasein possède sous la modalité du silence – devient la parlerie et le verbiage introduisant l’équivoque dans l’existence. L’analytique du Dasein possède donc une forme parallèle – et une bonne partie de ‘Etre et Temps’ s’en occupe – l’analytique du Dasein déchu et plongé dans la vie quotidienne. Mais le mode d’existence quotidien ne survient pas au Dasein de l’extérieur : la déchéance est une possibilité interne de l’existence authentique. Il faut d’autre part que le Dasein se possède authentiquement pour pouvoir se perdre. La remarque n’est pas sans importance. La compréhension authentique du Dasein se révèlera comme conditionnée par le temps authentique et fini. Dès lors la chute dans la vie quotidienne à laquelle, selon Heidegger, se rattache l’apparition du temps des horloges, du temps infini des sciences, et, plus tard, de l’intemporalité elle-même, la chute se présente elle-même comme un événement temporel et du temps authentique : aller vers l’intemporel et l’éternel, n’est pas se détacher du temps, car à titre de possibilité interne de l’existence authentique, ce mouvement vers l’éternel demeure un mode du temps. Le progrès vers l’éternel que la conscience occidentale croit accomplir avec le point de vue supratemporel des sciences, n’est pas une victoire remportée par l’esprit sur l’existence concrète et temporelle, mais un moment du drame même de cette existence. Ce saut vers l’éternel ne transcende pas ce drame pour donner une nouvelle naissance aux personnages , il ne les transfigure pas par un acte de grâce venu de l’extérieur. Mais à titre d’élément intégrant de l’existence, il est complètement dominé par ce drame. IL est important de souligner cette réduction au temps, de tout ce qu’on serait tenté de nommer supratemporel, la réduction au temps de tout ce qu’on voudra appeler rapport. C’est là l’ontologisme fondamental de Heidegger qu’il nous importe de mettre en relief dans ce travail. > 

La nouveauté de la philosophie de l’existence sur le plan des catégories[13]

< Sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence nous apparaît dans la découverte du caractère transitif du verbe exister. On ne pense pas seulement quelque chose, on existe quelque chose. L’existence est une transcendance non pas en vertu d’une propriété dont elle serait douée ou revêtue ; son exister consiste à transcender. Cet usage du verbe exister caractérise tout ce qui dans les écrits se rattache à la philosophie de l’existence.(…) Nous ne voulons certes pas dire que la notion heideggerienne de l’existence soit une découverte de grammaire ou de style. Le langage nouveau qu’elle introduit, traduit certainement une intuition de l’être et tient métaphysiquement à une distinction entre le temps et toute relation participant de l’infini. Ou encore à l’analogie entre la structure de la pensée et la structure de l’existence.(…) Le propre de la philosophie de l’existence n’est pas de penser le fini sans se référer à l’infini – ce qui aurait été impossible ; mais de poser pour l’être humain une relation avec le fini qui précisément n’est pas une pensée. Une relation qui n’est pas un rapport entre le fini et l’infini, mais l’événement même de finir – de mourir. Cette relation avec le fini qui n’est pas une pensée – c’est l’existence. D’où dans toute la philosophie existentielle et déjà dans la phénoménologie de Husserl, une réflexion qui ne consiste pas à méditer sur la définition des faits humains ni à établir un rapport entre ces faits en fonction de cette définition, mais l’analyse de l’intention qui anime ces faits. Le fait n’est plus un indice, ni un symptôme d’un processus ontologique, ni la vérification d’une loi cosmique universelle – il est ce processus lui-même, il est cet événement. D’où enfin cette manière particulière d’analyser les notions en y faisant intervenir ces notions elles-mêmes. Par exemple : exister c’est comprendre l’existence. D’où cette façon de définir la notion par l’impossibilité même de sa définition. Procédés qui n’expriment que la référence de toute notion à l’existence finie. Mais référence qui ne peut pas être intellectuelle, qui réside dans l’accomplissement de la pensée ; comme la mort n’est pas une idée de la fin, mais le fait de finir. Finitude qui dès lors n’est pas quantitative laquelle supposerait l’infini ; mais qualitative en quelque manière, qui n’est pas donnée mais accomplie par l’événement de finir, une « intention de la fin » qui n’est pas une idée mais existence.Il faut remarquer jusqu’à quel point cette manière de priver la relation avec l’existence de la prétention essentielle de la pensée à une place dans l’absolu, est déjà indiquée par Kant vers qui la philosophie de l’existence ne se tourne pas par hasard. Un entendement séparé de la raison est la première intuition d’une pensée qui ne se réfère pas à l’infini ; et la notion d’une raison pratique et des vérités simplement pratiques, annonce déjà la notion de vérités existentielles, de la vérité dans l’accomplissement distincte de la vérité théorique.(…)Empruntant à la pensée sa transitivité, rejetant sa prétention à l’infini, – telle nous apparaît la notion existentialiste de l’existence. Quelle est la signification métaphysique de cette révolution dans le pays des catégories ? L’existence privée de toute possibilité de se placer par la pensée derrière elle-même, privée de toute relation avec son fondement, de tout substitut idéaliste de l’idée de création, n’existe pas non plus, comme une matière ou une chose, ne repose pas tranquillement dans son présent. Elle est pouvoir. Mais que l’existence soit pouvoir – cela serait compréhensible dans un être qui par la pensée se place déjà dans le parfait et l’infini. Quel sens peut avoir la notion du pouvoir si on la sépare de celle de la pensée ? Comment exister peut-il signifier pouvoir, si exister c’est ne pas pouvoir se placer derrière l’exister ? Incapable de se tourner vers l’absolu qui est l’acte par lequel elle remontait vers sa condition, c’est-à-dire essentiellement accomplissant l’équivalent d’un mouvement vers le passé et au-delà de ce passé – (et l’absolu dans son intemporalité signifie « déjà » – renvoie à un lieu situé derrière le passé, remonte vers le principe) – essentiellement réminiscence  d’« un profond jadis, jadis jamais assez » – l’existence est un mouvement vers l’avenir. Et ce mouvement vers l’avenir qui conservera la transitivité de la pensée, sera la négation de la pensée dans la mesure où précisément cet avenir lui-même sera la négation de l’absolu, sera le non-être, sera le néant. Le pouvoir qui n’est pas une pensée – c’est la mort. Le pouvoir de l’être fini – c’est le pouvoir de mourir. Sans la transitivité vers la mort, la philosophie de l’existence serait revenue fatalement vers une philosophie de la pensée. Le « quelque chose », terme de sa transcendance ne peut se présenter que sur le fond infini dont il se détache, comme on le sait depuis Descartes. L’avenir ne serait que l’actualisation d’une puissance, soutenue, comme chez Aristote par l’actualisation préexistante de l’acte. Ou l’avenir serait passé. La notion bergsonienne de renouvellement et d’imprévu ne suffirait pas à l’en préserver.(…) Heidegger [quant à lui] développe jusqu'au bout la thèse kantienne qui fondait la pensée dans la finitude irréparable de l’existence(…). La transcendance vers le néant est la caractéristique fondamentale de la philosophie de l’existence. C’est par elle qu’exister sa douleur ou exister sa faim ou exister sa joie ne veut dire ni penser sa douleur, sa faim ou sa joie, ni en prendre conscience, ni s’identifier avec elles, mais se transcender en elles, c’est-à-dire mourir en elles et, en fin de compte, pouvoir sur elles ou plutôt pouvoir en elles. A la pensée qui se détache de l’être fini en apercevant sa condition, s’oppose l’existence qui se détache de sa finitude en l’assurant dans la mort. C’est pourquoi enfin la formule heideggerienne « la mort est la possibilité de l’impossibilité » est admirablement précise et ne doit pas être confondue avec celle qui pose la mort comme l’impossibilité de la possibilité. La première pose le néant comme assurant le pouvoir de l’homme, l’autre comme heurtant simple- ment le liberté humaine.(…)L’existence faite d’impuissance sur l’origine, est assumée dans la compréhension de la mort. La base ontologique de la « pensée-compréhension », n’est pas l’idée de l’infini mais dans le fini qui n’est plus idée et qui n’est pas à proprement parler un fondement et qui marque toutes les démarches de la philosophie. Nous l’avons dit plus haut en parlant de l’idée du conditionnement chez Heidegger et de l’idée de la description chez Husserl[14]. Le pouvoir de l’existence ne consiste pas à défaire son impuissance sur l’origine en remontant par un acte de réminiscence en deçà de cette origine, mais à pouvoir dans le fini même, à pouvoir finir. L’extase de l’avenir a chez Heidegger une prééminence sur les deux autres. Et cette extase est une extase d’un être fini – en même temps que Heidegger affirme sa prééminence il insiste sur le fait que les trois extases n’en demeurent pas moins originelles au même titre, c’est-à-dire que l’extase de l’avenir n’arrive pas à surmonter le caractère fini de la Geworfenheit, mais à l’assumer seulement par son pouvoir de mourir.(…)La mort qui pour Heidegger est ce concept absolument nouveau et en fin de compte contradictoire de la pensée ou du logos de l’avenir –  demeure pensée dans la mesure où elle est compréhension c’est-à-dire pouvoir. C’est en termes de compréhension – de ses échecs et de ses succès – que Heidegger décrit finalement l’existence. La relation d’un existant avec l’être est pour lui ontologie – compréhension de l’être. Et par là il rejoint la philosophie clas- sique. Et l’idéalisme et le réalisme demeurent des ontologies. Participer à l’être c’est le penser ou le comprendre. L’idéalisme est la compréhension totale. Pour le réalisme, être c’est se refuser à la compréhension. Mais aucune signification positive ne vient compléter cette signification négative. C’est uniquement par rapport à la connaissance que l’être réaliste affirme son épaisseur et son poids.Mais le rapport de l’homme avec l’être est-il uniquement ontologie ? Compréhension ou compréhension inextricablement mêlée à l’incompréhension, domination de l’être sur nous au sein même de notre domination sur l’être ? Autrement dit est-ce en terme de domination que s’accomplit l’existence ? La relation qu’implique par exemple l’idée de création est-elle épuisée par l’idée de cause comme le pensait la philosophie médiévale dominée encore par les préoccupations cosmologiques de l’antiquité – ou par l’idée d’origine incompréhensible qui prive l’homme de sa maîtrise sur le monde et sur lui-même ? L’homme en tant que créature ou en tant qu’être sexué n’entretient-il pas avec l’être une autre relation que celle de la puissance sur lui ou de l’esclavage, d’activité ou de passivité ? >           

LÉVINAS VA PLUS LOIN QUE HEIDEGGER

A cette question finale, Emmanuel Lévinas a d’ores et déjà la réponse. A cette ‘philosophie de puissance’ il a depuis longtemps fait face. Car pour lui, « être, ce verbe, ne signifierait-il pas dans l’être-là, le Dasein, non indifférence, obsession par l’autre, recherche et vœux de paix, – d’une paix où se cherchent les yeux de l’autre où son regard éveille responsabilité ? » Et c’est à partir de cette valeur éthique qu’il va d’emblée se situer plus loin qu’Heidegger.Comme on le voit dans sa biographie, il semble avoir fait un point définitif de sa relation contradictoire avec Heidegger, en mars 1987, au Collège international de philosophie, lorsqu’il répondit à l’invitation de son directeur, M. Miguel Abensour. Les actes de ce colloque ont pu être repris dans « Mourir pour… »[15] dont nous retranscrivons ici les éléments essentiels   < Mesdames et Messieurs, Monsieur le Directeur, Merci de ce que vous avez dit. Mon propos, prolongeant votre discours, ne répondra sans doute pas assez à ce que, très généreusement confiant, vous semblez attendre du mien. Vous y trouverez tout de même l’écho d’une crise plus profonde et plus ancienne que celle que comporte le récit d’un conflit entre une admiration de jeunesse – encore aujourd’hui irrésistible – inspirée par une intelligence philosophique d’entre les plus grandes et les très peu nombreuses et l’abomination irréversible attachée au national-socialisme auquel l’homme génial avait pu, d’une façon ou d’une autre – peu importe laquelle ! – prendre part. Crise plus profonde et plus ancienne. Ce recueillement du Sein – de l’aventure d’être – en pensée, en interrogation sur l’être et son sens, ce recueillement en pensée, en guise de l’être-là humain, en guise du Da-sein, décrit avec tant de génie, nous laissa-t-il sans ambiguités ? L’aventure d’être est-elle, comme être-là – comme Da-sein – appartenance inaliénable à elle-même, être en propre Eigentlichkeit, authenticité que rien n’altère – ni soutien, ni aide, ni influence – conquérante, mais dédaignant l’échange où une volonté s’attend au consentement de l’étranger – virilité d’un libre pouvoir-être, telle une volonté de race et d’épée ? Ou, au contraire, être, ce verbe ne signifierait-il pas dans l’être-là, non indifférence, obsession par l’autre, recherche et vœux de paix ? D’une paix qui ne serait pas le silence du laisser-faire où se complaît la liberté de l’acte artiste et où le beau fait silence, garde silence et le protège – d’une paix où se cherchent les yeux de l’autre, où son regard éveille responsabilité ? Paix où l’homme occidental, autant que dans l’indépendance, autant que dans l’acte artistique, n’a pas cessé de se vouloir et de se reconnaître. Le souvenir des valeurs éthiques – peut-être « engourdi » dans les « Ecritures » qu’on dénonce « désuètes » – ne sollicite-t-il pas l’humanité jusque dans sa modernité, à partir des « belles lettres » que ce souvenir anime et qui sont entre toutes les mains ?Dans l’interrogation sur le sens de l’être, telle que l’enseigne l’analyse de ‘Etre et Temps’, dès ses premiers paragraphes, s’installe la recherche de l’authenticité où l’événement d’être se tient, Eigentlichkeit, [indépendance et liberté], à laquelle tout le sensé remonte. Importance primordiale attachée à l’être en propre. L’Eigentlichkeit est le véritable de l’être ou de la pensée qui de l’événement d’être est le recueillement et l’articulation. Evènement ou aventure ou advenir de l’être en souci d’être – de l’être où il va d’être. C’est comme une plénitude du mien – une « mienneté » ou une Jemeinigkeit, selon l’expression heidegerienne, dont l’origi- nelle concrétude implique un je et un tu. Authenticité à laquelle renvoie toute aliénation, avons-nous dit, que cette authenticité subit. Mais d’où vient cette aliénation ?Dois-je vous rappeler les premières pages d’Etre et Temps où le souci d’être, interprété d’une façon existentiale, se formule être-au-monde, être auprès des choses ; lesquelles, avant de se montrer dans la « neutralité » d’objets à connaître ou comme choses  qui ne sont rien que des choses – comme Vorhandenheit –  choses à percevoir, ou choses de pure présence à se représenter – s’offrent, d’après Heidegger, en en appelant, originellement, au savoir-faire d’une main qui saisit telle chose comme marteau, telle autre comme matière à travailler ou comme aliments à porter à la bouche ? Etre à la portée d’une main – Zu-handenheit – serait ici non point simple propriété du réel, mais son comment, sa manière d’être. Mais, dès lors, les autres hommes sont d’ores et déjà signifiés dans ce travail impliqué dans les choses, qui sont d’ores et déjà des « affaires » ou nos « affaires », et dans un monde d’ores et déjà commun. Etre-au-monde signifie ainsi être auprès des choses ayant un sens et dont la signifiance cohérente à partir du souci d’être, constitue précisément le monde. Et être-au-monde  est ainsi, dans Etre et Temps, aussitôt être avec les autres. Etre-avec-les-autres appartient selon Heidegger à l’existential de l’être-là [le Dasein], de l’être-au-monde. La phénoménologie du § 26 d’Etre et Temps dégage les modalités de cet être-avec. Il s’agit des autres dont le mode d’existence – toujours distinct de celui des choses, rien que choses, et des choses s’offrant à la main – est le mode de l’être-là humain, partageant le même monde, compris précisément à partir du travail et autour de l’ordre instrumental de ces choses du monde et où, ainsi, « ils sont ce qu’ils font ». Mais le souci-d’être de l’être-là humain porte aussi le souci pour l’autre homme, la sollicitude de l’un pour l’autre. Elle ne vient pas s’ajouter à l’être-là, mais est constitutive de ce Dasein. Souci pour l’autre homme, sollicitude pour son manger, pour son boire, se vêtir, pour sa santé, son s’abriter. Souci qui ne se démentit pas par la solitude de fait du solitaire, ni par l’indifférence que peut inspirer le prochain, solitude et indifférence qui, modes déficients du pour-l’autre, le confirment, tout comme l’oisiveté ou le chômage, modes déficients de l’existence entendue à partir du travail, confirment cette signifiance à partir du travail. L’être-là où il y va toujours d’être, serait donc, dans son authenticité même, être-pour-l’autre. Le de l’être-là est monde qui n’est pas le point d’un espace géométrique, mais la concrétude d’un lieu peuplé où les uns sont avec les autres et pour les autres. Et réciproquement. L’existential du Miteinandersein est un être-ensemble avec les autres dans une réciprocité dans la relation. Suis-je allé trop vite – lors de l’ouverture de mon intervention – en affirmant comme alternative à la sévérité de l’authentique, la paix de l’amour du prochain ?Et cependant, c’est précisément dans ce rapport aux autres comme Miteinandersein, signifié par l’être-au-monde, que l’être-là humain, dans son authenticité, se met à se confondre avec l’être de tous les autres et à se comprendre à partir de l’anonymat impersonnel du On, à se perdre dans la médiocrité du quotidien, ou à tomber sous la dictature du On, selon l’expression heideggerienne. Le On, « Monsieur tout le Monde », le personnage impersonnel, le voici, législateur des mœurs, des modes et des opinions, des goûts et des valeurs. Subtile présence du On jusque dans sa propre dénonciation, suspect dans les unanimités des décisions. « Le On décharge ainsi à chaque fois l’être-là humain en sa quotidienneté. Mais il y a plus encore : avec cette décharge d ‘être, le On complaît au Dasein, [à l’être-là] pour autant qu’il y a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et c’est précisément parce que le On complaît constamment au Dasein [à l’être-là] – qu’il maintient et consolide la domination têtue » (Etre et Temps, trad. Martineau, p.108).Dès lors, le retour à l’authentique n’est plus recherché dans un recours, hors le On, à l’identité substantive et substantielle du moi, ni à travers la médiation de quelconques rapports qui iraient aux autres, – le miteinander et le Für-sorge – et que comporte précisément l’être-au-monde. Dans le projet philosophique de Heidegger, en effet, la relation à autrui est conditionnée pat l’être-au-monde et, ainsi, par l’ontologie, par l’entendement de l’« être de l’étant » dont l’être-au-monde est fondement existential.  L’Eigentlichkeit [indépendance et liberté] – la sortie du On – se reconquiert par un bouleversement, intérieur à l’existence quoti- dienne du On, de par une détermination résolue et libre par l’être-là qui est ainsi être-pour-la-mort, anticipant, dans le courage de l’angoisse, la mort. Dans le courage de l’angoisse, non point dans la peur et les dérobades du quotidien ! Authenticité par excellence ! « Avec la mort, l’être-là humain se précède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde… Tandis qu’il se précède comme cette possibilité de lui-même, il est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette précédence tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous ». Authenticité du pouvoir-être le plus propre et dissolution de tout rapport avec autrui ! Et Heidegger de continuer : « Cette possibilité la plus propre, absolue, est en même temps la possibilité extrême. En tant que pouvoir-être le Dasein ne peut jamais dépasser la possibilité de la mort. La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité de l’être-là, du Dasein. » « En avant de soi », « précédence » (Vorstand), « précédence indépassable » qui sera qualifiée d’insigne (ausgezeichnete). Terminologie expressive – elle aurait convenu à l’ouverture de la « transcendance » par l’altérité d’un unique sans genre, vers le dehors absolu. Rapport par la mort impossible. Elle ne décrit que le moment structural su souci ouvert à lui-même « selon la guise du en avant-de-soi ». Le souci « a dans l’être-pour-la-mort sa concrétion la plus originaire ». L’Eigent- lichkeit par excellence de l’être-là n’est pas un au-delà de l’être[16].J’ai intitulé mon propos sur Heidegger « mourir pour » ou « mourir pour un autre » où s’expriment certaines questions que me semble poser son œuvre considérable. Voici l’ontologie à travers l’être-là soucieux d’être et voici l’être-au-monde gardant une priorité et un privilège d’Eigentlichkeit par rapport à la sollicitude pour autrui. Sollicitude certes assurée, mais conditionnée par l’être-au-monde ; approche d’autrui certes, mais à partir des occupations et travaux dans le monde, sans rencontrer de visages, sans que la mort d’autrui signifie à l’être-là, au survivant, plus que des comportements et de émotions funéraires et des souvenirs.Je n’aurai pas la naïve prétention, après avoir exposé quelques positions et aspects – toujours remarquables – d’Etre et Temps et après avoir rappelé des points qui m’ont toujours préoccupé dans ces positions, de proposer une « doctrine meilleure ». Ambition qui serait insensée ! Mais vous savez peut-être aussi que des recherches personnelles et, notamment la méditation de Etre et Temps, m’ont amené à des pensées qui n’ont jamais perdu de vue ce livre primordial, tout en m’éloignant de sa thèse sur la priorité fondamentale de l’ontologie. Je ne vais pas substituer ces pensées à la présentation des idées heideggeriennes qui sont le thème principal de ce soir, mais je vais vous dire en terminant ce qui m’importe. Très brièvement.   

« Mourir pour », « mourir pour l’autre ». J’ai pensé aussi, à un certain moment à appeler mon propos « mourir ensemble ». En effet, malgré la séparation que signifie la mort communément et malgré les textes de Etre et Temps cités plus haut  où la mort « pouvoir-être le plus propre », « le plus authentique » est aussi celui où « tous les rapports à d’autres Dasein – à d’autres être-là – à d’autres hommes sont dissous ». Un verset biblique me venait à l’esprit : Samuel II, 1, 23, verset du chant funèbre du prophète pleurant la mort au combat du roi Saül et de son fils Jonathan : « Chéris et aimables durant leur vie, ils n’ont pas été séparés par la mort, plus légers que les aigles, plus forts que les lions ». Comme si, contrairement à l’analyse heideggerienne, dans la mort, ne se dissolvait pas toute relation avec autrui. Je ne pense pas que ce verset fasse allusion à un « autre vie » qui, après la mort, puisse unir ceux qui ne sont plus là. Mais je ne pense pas non plus que ces mots sur la « non-séparation dans la mort » ne reviennent dans le verset qu’à une façon métaphorique de parler pour exalter l’amour entre père et fils, lequel se dirait ainsi « plus fort que la mort » et se trouverait ainsi un symbole ou un signe ou une image dans l’impressionnante simultanéité de leurs heures ultimes au combat. A  moins que les termes de cette métaphore ne soient plus rigoureux et jusqu’à nous dire l’essence de cette force d’amour par-delà le concept quantitatif d’intensité. » Plus légers que les aigles, plus forts que les lions » – dépassement dans l’humain de l’effort animal de la vie, purement vie – du conatus essendi de la vie – et percée de l’humain à travers le vivant : de l’humain dont la nouveauté ne se réduirait pas à un effort plus intense dans son « persévérer à être » ; de l’humain qui, dans l’être-là où « il y allait toujours d’être », se réveillerait en guise de responsabilité pour l’autre homme ; de l’humain où le « pour l’autre » déborde la simple Für-sorge s’exerçant dans un monde où les autres, autour des chose sont ce qu’ils font ; de l’humain où l’inquiétude pour la mort d’autrui passe avant le souci pour soi. Humain du mourir pour l’autre qui serait le sens même de l’amour dans sa responsabilité pour le prochain et, peut-être, l’inflexion primordiale de l’affectif comme tel. Appel de la sainteté précédant le souci d’exister, le souci d’être-là et d ‘être-au-monde, utopie, dés-inter-essement, plus profonds que l’avec-les-autres ou le pour-les-autres de la Für-sorge impliquée dans l’être-au-monde où l’être de l’autre équivaut à son métier et ne s’entend qu’à partir des « affaires » et de l’intéressement. Souci comme sainteté , ce que Pascal appelait amour sans concupiscence. Non-lieu préalable au de l’être-là, préalable au Da du Dasein, à cette place au soleil où Pascal redoutait « l’image et le commencement de l’usurpation de toute la terre ».      

Langage et formules qui remontent à toute une phénoménologie dont je ne vais pas vous accabler, à un discours sur le visage, sur le moi  responsable de l’autre que le visage convoque – en le brisant –

dans l’être-là humain soucieux de son être-au-monde.Formules qui ne sauraient signifier, après les épreuves du XXe siècle, des propos dérisoires d’un bavardage idéaliste. Ce qu ‘elles énoncent  – quelle que soit leur audace spéculative – nomme le sérieux de l’intrigue humaine, le contraire de la vanité des vanités.« Sterben für » est évoqué par Heidegger au § 47 (trad. Martineau, p.178) de Etre et Temps. Le philosophe y est à la recherche de l’existential de l’être-pour-la-mort et s’achemine vers sa signifi- cation « authentique » dans l’anticipation (Vorweg) libre et courageusement angoissée, sans partage, ni association, mais où « mourir pour… » ne lui apparaît que comme « simple sacrifice » et sans que la « mort pour autrui » puisse en vérité dégager autrui de mourir et sans mettre en question la vérité du « chacun meurt pour soi ». L’éthique du sacrifice n’arrive pas à secouer la rigueur de l’être et de l’ontologie de l’authentique.Le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre partagé entre l’authentique et l’inauthentique. La relation à autrui dans le sacrifice où la mort de l’autre préoccupe l’être-là humain avant sa propre mort, n’indique-t-elle pas précisément un au-delà de l’ontologie – ou un avant l’ontologie – tout en déterminant – ou révélant – une responsabilité pour l’autre et par elle un « moi » humain qui n’est ni l’identité substantielle d’un sujet ni l’Eigentlichkeit dans la « mienneté » de l’être. Le moi de celui qui est élu à répondre du prochain et ainsi identique à soi, et ainsi le soi-même. Unicité de l’élection ! Par-delà l’humanité se définissant encore comme vie et conatus essendi et souci d’être, une humanité dés-inter-essée. La priorité de l’autre sur moi, par laquelle l’être-là humain est élu et unique, est précisément sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là que se passe le souci de sa mort où le « mourir pour lui » et « de sa mort » a la priorité par rapport à la mort « authentique ». Non pas une vie post-mortem, mais la démesure du sacrifice, la sainteté dans la charité et la miséricorde. Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est probablement l’un des secrets originels de la temporalité elle-même et au-delà de toute métaphore. >


[1] Ce chapitre, ainsi titré, est extrait de la biographie de Lévinas (la vie et la trace) écrite par son ami Salomon Malka et parue chez J.C Lattès en octobre 2002.
[2] Lévinas précisa à plusieurs reprises son éloignement par rapport à la thèse heideggerienne sur la priorité fondamentale de l’ontologie.
[3] Une confirmation de cette clarification se trouve dans les « Quatre lectures talmudiques », texte de conférences prononcées de 1963 à 1966 aux Colloques d’intellectuels juifs. Dans la première lecture consacrée au ‘pardon’, on peut lire sous la plume de Lévinas : « On peut pardonner à beaucoup d’Allemands, mais il y a des Allemands à qui il est difficile de pardonner. Il est difficile de pardonner à Heidegger. Si Hanina ne pouvait pardonner à Rav, juste et humain, parce que c’était aussi le génial Rav, encore moins peut-on pardonner à Heidegger. Me voici ramené à l’actualité , aux nouvelles tentatives de dédouaner Heidegger, de dégager sa responsabilité, tentatives incessantes qui sont – il faut l’avouer – à l’origine du présent colloque »  (Quatre.lectures talmudiques aux éditions de Minuit, avril 2001 p.56).
[4] Lorsqu’à son retour de captivité Lévinas avait appris que sa famille lituanienne avait été totalement décimée par les soldats allemands, il s’était en effet promis de ne plus fouler le sol de ce pays.

[5] Schelling, p.324.

[6] cf., p.117

[7] « Seul un Dieu peut encore nous sauver »,  le nihilisme et son envers ; publié chez D.D.B, janv.2002, pp. 54 à 59.     
[8] L’un dans la dualité peu surmontable de l’‘en soi’ et du ‘pour soi’, l’autre dans la description d’une chair antérieure à tout partage entre le subjectif et l’objectif.
[9] Ce chapitre est extrait de « Découverte de l’existence avec Husserl et Heidegger » paru chez J. Vrin éditeur, 2001.
[10] On prend conscience de ce soupçon quand on le voit mettre la connaissance non pas dans le sujet, mais dans l’âme  et quand il confère à l’âme la même dignité et la même substance qu’aux idées, quand il pense l’âme comme contemporaine des idées ou coéternelle à elles.
[11] Sous une forme, étrangère au problème de l’être en général, elle a déjà été amorcée et poursuivie dans de multiples études philosophiques, psychologiques, littéraires et religieuses consacrées à l’existence humaine.
[12] Cité dans Positivité et Transcendance, sous la direction de J.L. Marion  PUF 2000, p.59.
[13] Ce texte est extrait de « De la description à l’existence », inclus dans « En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger » d’Emmanuel Lévinas , J. Vrin 2001.
[14] « Dans la phénoménologie de Heidegger la méthode, de prime abord semble mener plus loin que chez Husserl. Heidegger a employé un jour le terme hardi de « construction phénoménologique ». Par là il semble aller au delà de la simple description. Lorsque la notion du souci en effet apparaît comme condition de l’être-dans-le-monde , lorsque le temps apparaît comme condition du souci, nous assistons avec ce recul à partir du conditionné vers la condition, comme à un raisonnement. Toutefois le trait caractéristique d’une telle déduction réside en ce qu’elle n’est jamais l’application de la raison à des données. Le passage demeure un événement concret de l’existence humaine. La déduction philosophique ne devient jamais un évènement intellectuel se produisant au-dessus de l’existence ; elle ressemble plutôt à un événement historique qui n’abolit aucune de ses attaches avec les évènements sur lesquels il tranche. »
[15] ‘Mourir pour…’a été intégré dans « Entre nous » (essais sur le penser-à-l’autre), paru chez Grasset en janvier 1998.(v. livre de poche) n° 4172, pp. 204 à 214.

[16] Cf. pour les textes ici cités : Etre et Temps, trad. Martineau, pp. 185-186).