Espacethique : Emmanuel Levinas

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Une même interrogation éthique (Contributions|Henri Duthu)

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 RICŒUR – LÉVINAS

UNE MÊME INTERROGATION ÉTHIQUE

 

SOMMAIRE

Leurs rencontres en staccato

Les hypothèses et le plan pour « Le Parcours de la Reconnaissance » de Paul Ricœur

La reconnaissance comme identification

Le concept kantien de la recognition
La ruine de la représentation

La reconnaissance de soi (résumé)

La reconnaissance mutuelle

De la dissymétrie à la réciprocité

Conclusion

 

Leurs rencontres en staccato

Né en 1913 à Valence [1], orphelin très tôt – ayant perdu sa mère dès les premiers mois de sa naissance, et son père dans la guerre de 1914 – pupille de la nation, Paul Ricœur trouva un foyer dans les livres, et plus tard dans l’écriture et dans l’enseignement. Formé aux « vendredis » de Gabriel Marcel auquel il fut lié, nourri au début des années 30 à la lecture de Husserl, compagnon de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier, esprit disponible et toujours en éveil, il connut une période pacifiste dans l’entre-deux-guerres et se laissa prendre aux sirènes munichoises. Mobilisé en 1939 et fait prisonnier, comme Lévinas, dans un camp de Poméranie, il succomba les premières années aux tentations pétainistes et s’en expliquera au lendemain de la guerre. « Je dois à la vérité de dire que jusqu’en 1941, j’avais été séduit, avec d’autres – la propagande était massive – par certains aspects du pétainisme. Probablement ai-je retourné contre la République le sentiment d’avoir participé à sa faiblesse ».

Les itinéraires de Ricœur et de Lévinas se croisèrent, à quelques années de distance, à Strasbourg, où Ricœur ira enseigner au lendemain de la guerre. C’était la période où, en cette ville, le jeune Lévinas avait effectué ses premiers travaux sur Husserl. Jean Hering, professeur du Nouveau Testament à la faculté de théologie de Strasbourg et auteur d’une « phénoménologie des religions », lui en avait dit grand bien.

Au début des années 60, Ricœur se vit confier la charge de professeur de philosophie à la Sorbonne en même temps qu’il enseignait à la faculté de théologie protestante à Paris.

Quelques années après, Ricœur était présent à la première conférence de Lévinas sur « Le temps et l’autre », chez Jean Wahl, au Collège de philosophie, place Saint-Germain-des-Prés.

« J’y avais déjà entendu Sartre sur l’existentialisme et l’humanisme, la fameuse conférence, précise Paul Ricœur. Il y avait du monde dehors, tandis que là, c’était plus intime. » Il se souvient néanmoins de ce mot de Wahl : « Vous avez du génie, il faut écrire ! » et du sourire gêné de l’orateur.

« J’ai assisté à cette espèce de naissance, là, place Saint-Germain-des-Prés, sous le patronage de Jean Wahl. C’est Wahl en somme qui m’a mis en relation avec Lévinas avant la parution de Totalité et Infini et l’éblouissement devant ce livre. »

Les relations personnelles furent plus tardives, même très tardives. Elles prirent d’abord un tour académique.

« J’étais très fier de l’avoir attiré à Nanterre [2] en 1967, dit Ricœur, parce qu’il n’était pas agrégé de philosophie, il n’était pas normalien. Je ne l’étais pas non plus d’ailleurs. Mais il y avait à vaincre un préjugé, et j’ai réussi à le faire avec le petit pouvoir dont je disposais. »

De cette période-là datèrent leurs premiers rapports personnels – « cette espèce de proximité et de distance qui étaient dignes de lui » –, les discussions, les rencontres, les visites. Ricœur se rendit souvent à l’Enio, école juive, que dirigait Lévinas rue d’Aureuil. Il était reçu au domicile même des Lévinas.

« J’ai pu connaître Mme Lévinas, mesurer la profondeur de leur intimité et de leur attachement. Lévinas n’allait pas faire une conférence sans que Mme Lévinas fût là. C’est pourquoi j’ai compris l’étendue de sa douleur lorsqu’elle est morte. J’ai vraiment mesuré et compris toutes les pages admirables de Totalité et Infini sur la grandeur domestique, et cette belle page sur la caresse. Il n’y a que lui, avant Derrida, qui en ait parlé de cette manière. Ce côté de Lévinas n’est pas toujours saisi. Mais j’ai parfaitement perçu à l’époque cette note d’intimité, dans sa grande proximité ».

De 1967 à 1973, les deux hommes se virent régulièrement à Nanterre. Un temps, Ricœur eut le projet de mettre en place un centre de philosophie des religions. Il songeait à Lévinas pour le judaïsme, à Henri Duméry pour le catholicisme, et à lui-même pour le protestantisme. Malheureusement, les évènements de Mai 68 balayèrent ce projet. François Dosse, son biographe, dira que ce fut une grande déception pour Ricœur.

L’exégète et philosophe protestant prenait ainsi, en quelque manière, et à la suite de Jean Wahl, le rôle d’intermédiaire entre Lévinas et le monde universitaire et intellectuel vis à vis duquel ce dernier se tenait facilement en retrait.

Plus tard, les deux hommes se croisèrent tous les ans, début janvier, aux « colloques Castelli », à Rome. Les deux collègues se retrou- vaient à ces rencontres romaines, dont ils appréciaient la confrontation cordiale, les entretiens libres présidés par l’aristocrate quelque peu fantasque qu’était Enrico Castelli. Ils se retrouvèrent encore à Castel Gandolfo, suite aux invitations estivales du Pape. Là, c’était tout autre chose : à l’origine, Jean-Paul II avait eu l’idée de rassembler autour de lui des penseurs afin de méditer le devenir du monde.

« J’ai dû aller à quatre reprises, je pense, raconte Ricœur. Le pape assistait aux discussions deux fois par jour, totalement silencieux. Il nous recevait à sa table, et je me rappelle une de ces invitations. Nous étions conviés, Lévinas et moi. Lévinas disait : ‘Vous serez à la droite du Pape, et moi à sa gauche’. Et moi je disais : ‘Non, c’est l’inverse’. On avait une petite lutte de prérogatives, et chacun comprenait ce que cela voulait dire. »

Un philosophe de religion juive et un philosophe de religion protestante encadrant le pape, donc ! C’est une des énigmes pour moi que la personnalité de Jean-Paul II, dit Ricœur. Il a un sens très étonnant des relations en dehors de l’Eglise, et une sévérité considérable à l’égard des catholiques. C’est pourquoi il est perçu souvent comme répressif, alors que c’est l’homme qui a probablement la plus grande compréhension de l’ampleur de la planète. Il est la grande voix finalement. Voyez le voyage qu’il a fait en Israël, un voyage sans faute, avec les gestes qui convenaient, au bon moment, comme au mur des Lamentations…Pour moi, cela reste une énigme. Moi-même n’étant pas catholique, je bénéficie de cette générosité. Et je pense que, plus que moi, Lévinas la méritait et en a recueilli les signes. »

Mais cette grande estime du pape pour Lévinas, Ricœur y insiste, n’était pas sans raison philosophique. « Il se trouve que Jean-Paul II n’est pas originairement de formation scolastique. C’était un élève de Roman Ingarden, Polonais nourri de Husserl. Il y a donc une ligne husserlienne qui s’est trouvée quelque peu estompée par la suite. Mais il y avait cette affinité profonde, et en tout cas un immense respect et une très grande admiration. »

Le dernier colloque auquel Ricœur participa à Castel Gandolfo eut lieu à l’automne 1994. Emmanuel Lévinas en était absent. Le pape prit à part son invité pour lui confier : « Vous voudrez bien saluer pour moi Lévinas et lui dire mon respect et mon admiration. » Aussitôt de retour à Paris, Ricœur téléphona à Lévinas et alla lui rendre visite.

« Il était plein de la douleur de la mort de sa femme. Il m’a dit avec ironie : « En somme, il faut un protestant pour qu’un catholique parle à un juif. » C’est le genre d’humour que nous avions entre nous, avec le clin d’œil permanent. On savait parfaitement les non-dit de tout ce que nous disions. » Et il ajoute : « vous voyez tout ce qu’il y avait de compétition complice entre nous. C’est pourquoi, on a essayé, bien des fois, de nous opposer, mais nous ne nous sommes jamais laissé enfermer dans cette opposition. »

Ce qui les a rapprochés ? L’espace où ils se sont retrouvés ?

« Il est double. Il y a Husserl, c’est-à-dire la radicalité philosophique, qui a été pour lui comme pour moi, recouverte indûment par Heidegger. Et puis, d’autre part, le judaïsme, qui est pour moi la famille, les ‘frères aînés’. Ma perception du christianisme est vrai- ment construite sur la Bible hébraïque. Donc j’ai deux points d’at- tache qui sont également discontinus, et j’ignore comment ils fonctionnent ensemble, Husserl et la Tora. Et chez lui-même, je ne sais pas non plus comment cela fonctionne. Il n’y a pas de citations de la Bible, sauf peut-être une fois ou deux, dans Totalité et Infini. C’est Platon. C’est Descartes. Et quand il lit dans Platon que l’idée du Bien est au-delà de l’être, il pense au nom non prononçable, et il se fait une sorte de court-circuit qui n’est jamais dit comme tel. Que le nom imprononçable et le Bien de Platon soient superposables en un point qui lui-même ne peut pas être dit, je touche là à quelque chose de très profondément enfoui, profondément dissimulé et toujours dit indirectement. Mais après tout, moi, j’ai un problème similaire. Mes rapports de philosophe avec le judaïsme et le christianisme, à la fois partagés et en même temps indivisibles, sont de même nature. Il a été, dans sa philosophie, fidèle à son judaïsme, comme je le suis à mon christianisme. »

Pour autant, Lévinas n’aimait pas qu’on le rangeât dans la catégorie des philosophes religieux. Qu’on lui collât une étiquette. Ou qu’on le mît dans une niche. « Moi non plus, approuve Ricœur, je n’aime pas qu’on dise philosophe protestant. On est philosophe ou on ne l’est pas. J’ai ‘protesté’ contre cela. J’ai dit que j’avais une lecture philosophique du christianisme. J’ai un christianisme de philosophe. J’oserai dire qu’il a un judaïsme de philosophe. Pour lui, j’enregistrerais cela comme un honneur. Non pas un philosophe juif, mais un philosophe qui a un judaïsme de philosophe. Il vient, avec la totalité philosophique, habiter le grand espace juif. Mais à mon sens, c’est un philosophe à part entière. Dans Totalité et Infini, il parle philosophie. Ce sont deux catégories philosophiques, totalité et infin. Et être et essence, ce ne sont pas des mots de la Tora. Je récuse moi aussi cette façon de nous cataloguer, et donc de nous marginaliser. »

Mais n’est-ce pas aussi le legs de leur tradition respective qui leur a permis à tous deux, en tant que philosophes, et par-delà leurs communautés d’origine, de trouver un large écho ?

 François Dosse dit à leur sujet : « C’est l’interrogation éthique qui les remet tous deux au cœur de la vie intellectuelle française au milieu des années 80. IL y a, entre eux, issus de la même génération, une vraie filiation commune enracinée dans la phénoménologie et une commune distanciation, par des voies certes divergentes, à l’égard de l’enseignement de Husserl. Ils ont la même volonté exigeante de respecter la spécificité du registre philosophique, tout en poursuivant une recherche parallèle sur les textes appartenant à leur tradition religieuse. » Et il ajoute que chez Lévinas comme chez Ricœur, « si l’on opère cette césure trop radicalement, on passe à côté de multiples effets de réverbération des deux côtés de la frontière. »

Les hypothèses et le plan pour « Le Parcours de la Reconnaissance » de Paul Ricœur

Dans son dernier ouvrage qui vient de paraître, Paul Ricœur [3], plus que nonagénaire, a rassemblé trois études sur la ‘Reconnaissance’ qui sont la version française de trois conférences données sous ce titre à Vienne et à Fribourg, « ultérieurement travaillées et enrichies ». L’Introduction nous indique avec netteté le but poursuivi :

« Il doit bien exister une raison qui fait qu’aucun ouvrage de bonne réputation philosophique n’ait été publié sous le titre de La Reconnaissance. La raison en serait-elle que nous aurions affaire à un faux vrai concept tendant à un auteur en quête de nouveauté le piège d’un vrai faux sujet ? Et pourtant, le mot insiste dans mes lectures, tantôt survenant comme un diable inopportun, tantôt bien accueilli, voire attendu aux bons endroits. Lesquels ?

Ici s’offre le secours des dictionnaires. Je me suis employé, en bon élève de bonne école britannique du langage ordinaire, à épeler les significations selon leur contexte singulier d’usage dans la langue commune.

Serions-nous les premiers à effeuiller les lexiques ? Avant nous, la grande philosophie allemande du XIXe et du XXe siècle avait incorporé l’enquête philologique à l’élaboration de ses concepts directeurs. Et, nous devançant tous, les penseurs grecs de l’âge classique, le bon professeur Aristote en tête, parcouraient en lexicographes avisés le grand livre des mœurs, pointant chez les poètes et les orateurs la percée de vocables appropriés, avant que l’usage n’ait effacé le relief de ces pièces neuves de l’échange langagier.

Si la fréquentation des lexiques n’est pas étrangère aux enquêtes de sens dans les grands chantiers philosophiques, elle a occupé dans mes recherches une place inaccoutumée en raison de la carence sémantique qui surprend le chercheur philosophe au début de son enquête. Tout se passe comme si le vocable ‘reconnaissance’ avait une stabilité lexicale qui justifie sa place à titre d’entrée à part entière dans le lexique, en l’absence de tout parrainage philo- sophique à la mesure de l’ampleur du champ de ses occurrences. Telle paraît être la situation initiale qui justifie que l’enquête lexicographique soit poussée plus loin que dans une préface convenue et constitue en tant que telle la première phase d’une tentative de rassemblement sémantique.

Un rapide parcours guidé par les lexiques laisse une impression contrastée. D’en côté la polysémie du mot prête à une mise en ordre acceptable qui ne fait pas violence à notre sentiment de la justesse des mots, mais rend justice à la variété des usages conceptuels sans aller jusqu’à un démembrement qui se résoudrait dans l’aveu d’une simple homonymie. A cet égard, on peut parler d’une polysémie réglée du mot ‘reconnaissance’ dans ses valeurs d’usage. D’un autre côté, une autre sorte de discordance se fait jour dans la comparaison d’un lexicographe à l’autre, discordance qui laisse à penser qu’il manque quelque part un principe organisateur de la polysémie, relevant d’un autre ordre que la pratique langagière. Cette lacune, ainsi que l’arbitraire contrôlé présidant à l’organisation lexicographique de la polysémie, renforce le sentiment de carence sémantique observable au niveau de la thématique proprement philosophique de la reconnaissance. »

Quelle signification est-elle tenue pour première ?

« Celle qui, (pour le Littré) paraît la plus ‘naturelle’, à savoir celle qui procède de la dérivation de ‘reconnaître’ à partir de ‘connaître’ à travers le préfixe re-, « RECONNAITRE : 1. Se remettre dans l’esprit l’idée de quelqu’un ou de quelque chose que l’on connaît. Je reconnais le cachet. Reconnaître des gens à leur voix, à leur allure. » Le non-dit réside dans la force du re-, pris à première vue au sens temporel de répétition. Cette quasi-évidence, comme nous le verrons, sera [détrônée] par Le Robert. En outre, si la définition évoque l’initiative de l’esprit (‘se remettre dans l’esprit’), elle laisse dans l’indistinction le quid du reconnu comme tel. Rien n’est dit non plus des marques à quoi on reconnaît quelque chose. Ce dernier silence sera rompu dans la définition suivante par laquelle on passera à l’action de reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. »

Après avoir précisé son but et montré la nécessité d’une enquête préalable lexicographique très poussée, Paul Ricœur décrit avec soin son hypothèse de travail :

« Mon hypothèse de travail repose sur la conviction que le philosophe ne doit pas renoncer à constituer une théorie digne de ce nom de la reconnaissance, théorie où seraient à la fois reconnus et franchis les écarts de sens engendrés par ce que l’on peut appeler travail de la question. Il est de la responsabilité d’un philosophe-chercheur, formé à la discipline de l’histoire philosophique des problèmes, histoire complétée par celle des œuvres et celle des doctrines, de composer, à un degré supérieur de complexité, une chaîne de significations conceptuelles où serait pris en compte l’écart entre significations régies par des problématiques hétérogènes.

Le philosophe peut trouver un encouragement du côté du lexicographe à la recherche des tenons – nous avons parlé d’implicite, de non-dit – qui assurent la transition d’une définition à l’autre [4]. Il revient à ces tenons tout à la fois de créer et de franchir les écarts dissimulés sous l’apparence d’un engendrement continu des significations nouvelles à partir des précédentes. C’est un travail comparable sur l’implicite et le non-dit au plan conceptuel que nous allons tenter, avec l’espoir de compenser l’effet premier de dislocation produit par la problématisation, par un effet de concertation entre philosophèmes rendus consonants par le travail sur les transitions. »

Il saisit alors l’occasion de présenter l’observation déterminante qu’il a pu faire sur les significations du verbe ‘reconnaître’, selon qu’il est employé à la voix active ou à la voix passive :

« Mon hypothèse de travail concernant une possible dérivation des significations au plan du concept trouve un encouragement et un appui dans un aspect significatif de l’énonciation du verbe en tant que verbe, à savoir son emploi soit à la voix active – reconnaître quelque chose, des objets, des personnes, soi, un autre, l’un l’autre –, soit à la voix passive – être reconnu, demander à être reconnu. Mon hypothèse est que les usages potentiels du verbe ‘reconnaître’ peuvent être ordonnés selon une trajectoire partant de l’usage à la voix active à l’usage de la voix passive. Ce renversement au plan grammatical porterait la trace d’un renversement de même ampleur au plan philosophique. Reconnaître en tant qu’acte exprime une prétention, un claim (un dû), d’exercer une maîtrise intellectuelle sur le champ des significations, des assertions significatives. Au pôle opposé de la trajectoire, la demande de reconnaissance exprime une attente qui peut être satisfaite seulement en tant que reconnaissance mutuelle, que celle-ci reste un rêve inaccessible ou qu’elle requière des procédures et des institutions qui élèvent la reconnaissance au plan politique. »

Le philosophe évoque à la suite le renversement qui s’est effectué au plan philosophique sous l’effet de trois foyers qu’il a identifiés :

« Ce renversement est si considérable qu’il suscite une recherche propre portant sur les significations intermédiaires dont nous disions qu’elles engendrent des écarts qu’elles contribuent en même temps à franchir. C’est ainsi que les trois pics dont nous avons fait hâtivement le profil [5] – pic kantien, pic bergsonien, pic hégélien – se retrouveront entourés de multiples sommets jalonnant le transfert de l’acte positif de reconnaître à la demande d’être reconnu. Ce renversement ne peut manquer d’affecter la maîtrise de l’opération désignée par le verbe, énoncé par le lexique sans égards pour son rapport à la voix active ou passive»

A l’occasion de ce renversement de la voix active à la voix passive, Ricœur remarque comment évolue le statut de la reconnaissance :

« Autre implication de notre hypothèse de travail : à l’occasion de ce renversement de la voix active à la voix passive, et en conjonction avec la dominante progressive de la problématique de la reconnaissance mutuelle, la reconnaissance acquiert un statut de plus en plus indépendant au regard de la cognition comme simple connaissance. Au stade initial du processus, la propre maîtrise propre à l’acte de reconnaissance ne diffère pas de façon décisive de celle qui s’attache au verbe ‘connaître’ à la voix active. Les traits qui légitiment néanmoins l’usage du terme ‘reconnaissance’ dans certains contextes seront d’autant plus précieux et dignes d’un examen sérieux. »

L’auteur ajoute une raison supplémentaire de s’attarder au premier stade de son investigation :

« Cette raison tient à une hypothèse complémentaire de la précédente, qui s’appuyait sur un aspect grammatical de l’énonciation considérée dans sa forme verbale. Cette nouvelle hypothèse concerne la teneur de sens des acceptions du vocable. Elle dérive de la façon suivante de l’hypothèse initiale : L’emploi du verbe à la voix active paraît s’attacher à des opérations intellectuelles qui portent la marque d’une initiative de l’esprit. Le lexicologue lui-même nous aide à faire ce pas. Je rappelle la définition du premier sens pivot dans Le Robert ( signification princeps): ‘Saisir (un objet) par l’esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui la concernent ; distinguer, identifier, connaître par la mémoire, le jugement ou l’action’. »

Apparaît alors le plan de travail du philosophe…

« Fort de cette suggestion, qu’accréditent les premières philosophies que nous allons consulter, je propose de prendre pour première acception philosophique la paire identifier/distinguer. Reconnaître quelque chose comme le même, comme identique à soi-même et non comme autre que soi-même, implique le distinguer de tout autre. Cette première acception philosophique vérifie les deux caractéristiques sémantiques que nous avons vues jointes à l’usage du verbe à la voix active, à savoir l’initiative de l’esprit dans la maîtrise sur le sens, et la quasi-indistinction initiale entre ‘reconnaître’ et ‘connaître’.

L’acception du terme ‘reconnaissance’ au sens d’identification/ distinction peut être tenue pour première pour une série de raisons allant du plus circonstanciel au plus fondamental. Dans l’ordre chronologique des évènements de pensée qui ont présidé à un emploi du mot ‘reconnaissance’ marqué du questionnement philosophique, la recognition kantienne a priorité sur la reconnaissance bergsonienne et sur l’Anerkennung hégélienne. A son tour, cet ordre chronologique cède le pas à une priorité dans l’ordre proprement thématique. En effet, cette signification princeps ne sera pas abolie par les suivantes, mais accompagnera notre par- cours jusqu’à sa fin au prix de transformations significatives. C’est bien encore d’identité qu’il s’agira au titre de la reconnaissance de soi. Sous sa forme personnelle, l’identité constituera à la fois l’enjeu de cette reconnaissance et le lien entre les problématiques rassemblées sous ce titre. Quant à la troisième thématique placée sous le titre de la reconnaissance mutuelle, nous pouvons dire dès maintenant qu’avec elle, la question de l’identité atteindra une sorte de point culminant : c’est bien notre identité la plus authentique, celle qui nous fait être ce que nous sommes, qui demande à être reconnue. »

…et la raison la plus contraignante qui l’a conduit à placer en tête de son parcours la reconnaissance au sens d’identification/distinction :

« Au stade initial de notre parcours, le ‘quoi’ auquel la reconnaissance fait référence reste indifférencié ; déjà au plan lexical, la définition princeps évoquée plus haut parle de saisir ‘un objet’, autrement dit un ‘quelque chose’. Les opérations de pensée appliquées par la recognition kantienne ne lèveront pas cette indétermination du ‘quoi’ de la reconnaissance. Cette indétermination sera progressivement levée au cours de nos analyses. Nous dirons, dès la dernière section de notre première étude, au prix de quelle révolution de pensée par rapport à une approche transcendantale du problème, pourront être prise en compte les ‘choses mêmes’ qui tombent sous la reconnaissance et parmi elles les personnes dont le soi-même deviendra l’enjeu du deuxième et du troisième stade de notre progression. »

La reconnaissance comme identification

Le concept kantien de la recognition

« Avec le concept kantien de la recognition, nous portons au lexique philosophique un terme qui, à bien des égards, est sans antécédent dans la tradition antérieure. Si, en effet, la prééminence du jugement est acquise avec Descartes, au titre de la méthode dans le Discours [6], puis à titre thématique dans la quatrième Méditation [7] , c’est une autre fonction du jugement qui entre en scène avec Kant, entraînant une révolution concernant le sens attaché à la subjectivité titulaire de cette fonction. Pour Descartes et pour Kant, reconnaître – que le mot soit prononcé ou non – c’est identifier, saisir par la pensée une unité de sens.

Mais pour Descartes, identifier est inséparable de distinguer, c’est-à-dire séparer le même de l’autre, mettre fin à la confusion jointe à l’obscurité ; en résulte l’évidence de l’idée ‘reçue’ pour vraie.

Pour Kant, identifier c’est toujours relier. Si nous retournons au lexique du langage ordinaire, comme au vivier des significations en usage, nous retrouvons cette signification juxtaposée à celle que nous avons précédemment isolée. Rappelons la signification princeps du Robert : ‘Saisir (un objet) par l’esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent ; distinguer, identifier, connaître par la mémoire, le jugement et l’action’. Le ‘relier’ est à la place d’honneur ; mais il peut être pris à deux niveaux de constitution du sens, dans le sens de l’empirisme de la langue anglaise, aussi bien qu’au sens transcendantal, distinction qui place l’a priori hors du champ de l’expérience.

A cette promotion de la fonction de liaison, de synthèse, il faut ajouter la prise en compte du temps, plus généralement de la sensibilité, dans l’opération de synthèse que la recognition ponctue de la façon que l’on va dire. Est sans précédent cette manière de situer le jugement au point d’intersection des deux ‘souches de la connaissance humaine’, à savoir la capacité de recevoir et celle de penser, assignée la première à la sensibilité, la seconde à l’entendement selon l’expression de Kant à la fin de l’Introduction à la Critique de la Raison pure [8]. Cette situation de jugement porte la marque de la philosophie critique. Si donc on peut considérer comme un déplacement à l’intérieur de la théorie du jugement la substitution de relier à distinguer, l’incorporation du temps et de la sensibilité à la problématique du jugement constitue un agrandissement sans précédent de cette problématique.

Cet entrecroisement inédit entre les deux distinctions majeures, celle concernant les souches de la connaissance humaine et celle concernant les niveaux de constitution du sens, constitue l’événement de pensée fondateur de la philosophie critique. Il est professé dans les quelques lignes qui concluent l’Introduction de la Critique de la Raison pure : ‘Or, en tant que la sensibilité devrait contenir des représentations a priori, constituant la condition sous laquelle les objets nous sont donnés, elle appartiendrait à la philosophie transcendantale’ (A 16, B 34). Le ‘or’ est la seule marque rhétorique avertissant de l’immensité de cette décision primordiale et, si l’on ose dire séminale. A cet égard, le ton sur lequel sont prononcées les définitions terminologiques qui désormais régissent le discours est sans réplique : ‘J’appelle pures (dans le sens transcendantal) toutes les relations où l’on ne retrouve rien qui appartienne à la sensation’ (A 20, B 34) ; ‘Une science de tous les principes de la sensibilité a priori, je l’appelle esthétique transcendantale’ (A 21, B 34) ; ‘L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène’ (A 20, B 34).(…)

En toute affection par l’objet, il doit être possible de distinguer la matière sensorielle, donnée a priori et la forme qui fait que ‘le divers du phénomène peut être ordonné selon certains rapports’ (Esthétique transcendantale, §1 ). Est appelée Esthétique transcendantale la science de tous les principes a priori de la sensibilité. Que ces principes ne soient pas des concepts de l’entendement, des concepts discursifs, comme par exemple la catégorie de causalité, mais bien des principes de la sensibilité, sans pourtant procéder de l’expérience, voilà la grande trouvaille de Kant et aussi la grande énigme posée en préface à la théorie de la recognition.

Le temps de l’Esthétique transcendantale n’est ni le temps vécu de l’âme, ni le temps des changements dans le monde, mais la forme du sens interne, comme l’espace est celle du sens externe, et finalement de l’un et de l’autre, dans la mesure où toutes les représentations passent par le sens interne : ‘Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur’ (E.T.,§ 6b).

En termes positifs : ‘Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général’ (§ 6a). Or cette formule fait plus que réécrire l’argument négatif, il ajoute un trait inattendu qui donne à la querelle autour du sens interne un enjeu considérable. Voici que le temps est forme pure non seulement de toute intuition interne, mais aussi de toute intuition externe ; qu’elles aient ou non pour objet des choses extérieures, toutes les représentations ‘appartiennent toujours, en elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à l’état interne’ (§ 6c). D’où résulte que le temps est la condition a priori de tout phénomène en général, immédiatement pour le sens interne, médiatement pour le sens externe. Les commentateurs ont souligné l’importance de cette réduction à la forme du temps du sens interne, fort dans le passé de sa prétention à pénétrer les secrets de l’âme, sa réalité substantielle, sa liberté.(…)

Pour notre enquête le trait le plus significatif est le calque de la démonstration concernant le temps sur celle concernant l’espace. Le temps, en tant que forme se réduit aux relations de succession et de simultanéité qui en font une grandeur unidimensionnelle, toutes les partie du temps se distinguant à l’intérieur d’un temps unique, infini au sens de sans limites. C’est sur ce temps que joue la recognition dont nous allons parler. La seule concession, purement tactique est à noter : si la critique refuse au temps toute réalité absolue, elle lui accorde une réalité empirique, c’est-à-dire ‘une validité objective par rapport à tous les objets qui peuvent être donnés à nos sens’ (A 35, B 52). La victoire n’est pourtant pas acquise sans résistance : dans le paragraphe 7 intitulé ‘Explication’, Kant s’attaque à ceux de ses lecteurs supposés conquis par la thèse de l’idéalité de l’espace mais récalcitrants à celle de l’idéalité du temps. Kant formule en leur nom l’objection. Voici comment elle se formule : ‘Il y a des changements réels (c’est ce que prouve la transformation de nos propres représentations, voudrait-on nier tous les phénomènes externes avec leurs changements). Or des changements ne sont possibles que dans le temps, donc le temps est quelque chose de réel’ (A 38, B 53). On peut penser que la réplique obstinée de Kant n’a réussi qu’à colmater la brèche ouverte par la question du changement. (‘Sa réalité empirique demeure donc comme condition de toutes nos expériences. Seule le réalité absolue ne peut lui être accordée d’après ce qui a été avancé plus haut. Il n’est autre chose que la forme de notre intuition interne. Si on en retranche la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept du temps disparaît aussi ; il n’est point inhérent aux objets eux-mêmes, mais seulement au sujet qui les intuitionne’ (A 38 , B54). C’est dans cette faille de l’argument que va s’engouffrer, à partir de Husserl, une phénoménologie encore appelée transcendantale, mais capable de thématiser dans le cadre d’une philosophie du ‘monde de la vie’ quelque chose comme un temps de l’être-au-monde avec ses changements réels. »

La ruine de la représentation

« Je voudrais, indique Paul Ricœur, avant d’esquisser les premiers linéaments d’une philosophie de la reconnaissance, évoquer quelques textes de référence où se lit l’instauration du geste philosophique opposé à celui [de Kant] qui se donnait pour terme emblématique la représentation.

Plutôt que de me précipiter d’un bond dans l’ontologie fonda- mentale de Heidegger, je chercherai dans la Krisis [9] de Husserl mon premier point d’appui. Le philosophe se réclame encore d’une philosophie transcendantale où l’ego est le porteur d’un projet de constitution où s’explicite l’acte fondamental de donation de sens (Sinngebung) ; mais, confronté à la ‘crise des sciences européennes’, il caractérise d’entrée de jeu sa philosophie comme ‘l’expression de la crise radicale de la vie de l’humanité européenne’. Ce n’est que dans la troisième et dernière partie qu’il s’affronte à Kant et à son choix fondamental : cette partie qui est intitulée ‘Le chemin qui mène à la philosophie transcendantale part d’une question-en-retour (Rückfrage) sur le monde-de-la-vie donné d’avance’. C’est sous le signe de cette question en retour que la rupture est placée. Kant ‘ne se représentait aucunement que, dans sa manière de philo- sopher, il foulait lui aussi un sol de présuppositions non interrogées […], lesquelles concouraient à déterminer le sens de ses ques--tions’ [10]. Husserl appelle ce sol ‘le monde ambiant de la vie quotidienne considéré comme étant, ce monde dans lequel nous tous, y compris chaque fois le moi qui philosophe, possédons une existence consciente et tout autant les sciences en tant que faits de culture dans ce monde, avec leurs savants et leurs théories’ [11]. C’est dans ce contexte que sont élaborés les concepts de Lieblichkeit , avec la distinction entre Leib et Körper, chair et corps, de Lebens- welt et Zusammenleben [12].

On peut dire avec Lévinas, dans un article publié à l’occasion du centenaire de la naissance de Husserl que, dans la dernière philosophie de ce dernier, s’annonce ‘la ruine de la représentation’ [13]. C’est de l’intérieur même du thème majeur de la phénoménologie husserlienne, celui de l’intentionnalité, que Lévinas fait surgir la thématique prise à l’état naissant qui annonce ‘la ruine de la représentation’ [op. cit.,p. 173sq]. Cette thématique est celle de l’implicite, du potentiel inaperçu, des échappées vers des horizons non maîtrisés, jusque dans la perception comprise comme présence auprès des choses : ‘Ce sens implicite et cette structure d’horizon font que toute signification dans laquelle s’investit le cogito dépasse à tout instant ce qui, à l’instant même, est donné comme explicitement visé ‘ [p.180]. ‘Ce dépassement de l’intention dans l’intention elle-même ruine l’idée d’une relation entre sujet et objet telle que l’objet y serait à tout instant exactement ce que le sujet pense actuellement’ [ibid.]. ‘Ainsi, c’est à propos même des structures de logique pure que ‘Husserl met en question la souveraineté de la représentation’ [p.181], ‘bref, à propos des formes pures du quelque chose en général où ne joue aucun sentiment, où rien ne s’offre à la volonté et qui, cependant, ne révèlent leur vérité que replacées dans leur horizon’ [ibid.]. ‘Dépasser l’intention dans l’intention même [p.182], dans ce geste se consomme la rupture avec l’hypothèse kantienne en son moment de surgissement. Il faudra encore passer de l’idée d’horizon impliquée dans l’intentionnalité à celle de situation du sujet et de sujet en situation’. Du moins ‘la voie est ouverte à la philosophie du corps propre, où l’intentionnalité révèle sa vraie nature, car son mouvement vers le représenté s’y enracine dans tous les horizons implicites – non représentés – de l’existence incarnée’ [p.183].

Ce moment husserlien est très précieux, même si on pense que seule l’ontologie heideggérienne en déploie toutes les ressources. Je confesse avec le Lévinas de 1949 que ‘le flottement entre le dégagement de l’idéalisme transcendantal et l’engagement dans un monde, qu’on reproche à Husserl, n’est pas sa faiblesse mais sa force’ [p .184]. Il fallait que l’idéalisme persistant de la Sinngebung rende ultimement les armes sur le terrain même de son combat, de façon à pouvoir proclamer que ‘le monde n’est pas seulement constitué, mais aussi constituant’ [p.185]. Le vocabu- laire de la constitution est sauf, mais sa propre ruine s’annonce dans la suite de la ruine de la représentation.

Dans cette première étude, l’identification est celle d’un quelque chose en général : le rapport entre le même et l’autre est alors un rapport d’exclusion, qu’il s’agisse du jugement théorétique de perception ou du jugement pratique de choix. Dans le premier cas, identifier, c’est distinguer : l’un n’est pas l’autre ; quelque chose paraît, disparaît, réapparaît ; après hésitation, en raison d’une altération de l’apparence ou de la longueur de l’intervalle, on le reconnaît : c’est bien la même chose et non une autre. Le risque est alors de se méprendre, de prendre une chose pour une autre ; à ce stade, ce qui est vrai, l’identification des choses, l’est aussi des personnes : la méprise est seulement plus dramatique, l’identification se trouvant confrontée à l’épreuve de la méconnaissance, [telle qu’on peut la ressentir dans] l’épisode du dîner chez le prince de Guermantes vers la fin du Temps retrouvé de Proust. Les personnes jusque-là familières, et que les ravages de l’âge ont défigurées, semblent s’être ‘fait une tête’, et la question revient, lancinante : est-ce encore la même personne ou une autre ? C’est en tremblant que le spectateur de cette scène s’écrie : ‘Oui, c’est bien elle ! C’est bien lui ! Ce rapport d’exclusion entre le même et l’autre n’est pas moins net lorsque le jugement de perception cède la place au jugement de préférence. Le choix prend la forme d’une alternative : l’un ou l’autre. L’hésitation une fois tranchée, c’est l’un plutôt que l’autre. »

La reconnaissance de soi

[Sans vouloir rendre compte intégralement de la deuxième étude faite par Paul Ricœur], disons avec lui que « ce sont encore sur des problèmes d’identification que repose la reconnaissance : le soi a pris la place du quelque chose en général. A cet égard, la bifurcation de l’identité entre mêmeté et ipséité n’a pas affaibli l’opposition de principe entre le même et l’autre, sinon que par le même, il faut entendre moi et pas l’autre, autrui, l’autre homme. Locke a donné à ce rapport d’exclusion sa forme canonique : le soi est même que lui-même et non une autre chose. Dans son vocabulaire, identity s’oppose à diversity. Mais la reconnaissance de soi par soi impliquait plus qu’une substitution du soi au quelque chose en général ; à la faveur de la proximité sémantique entre la notion de reconnaissance et de celle d’attestation, un vaste domaine d’expériences s’est ouvert à la description et à la réflexion, celui des capacités que chacun a la certitude et la confiance de pouvoir exercer. La reconnaissance de soi [a trouvé ainsi] dans le déploiement des figures du ‘je peux’, qui ensemble composent le portrait de l’homme capable, son espace propre de signification. Mais le plus important pour la poursuite du parcours de la reconnaissance est que l’identification qui n’a cessé ce constituer le noyau dur de l’idée de reconnaissance n’a pas seulement changé de vis à vis en passant du quelque chose au soi, mais s’est élevée d’un statut logique, dominé par l’idée d’exclusion entre le même et l’autre, à un statut existentiel en vertu duquel l’autre est susceptible d’affecter le même. La deuxième étude ne fait qu’effleurer cette dialectique sous les idées d’aide et d’empêchement à l’exercice des capacités propres. A la troisième étude de prendre pour cible la dialectique de la réflexivité et de l’altérité sous la figure de la reconnaissance mutuelle. La réciprocité et la mutualité (non distinguées au départ) donneront à ce que depuis Kant on appelle ‘causalité réciproque’, son espace de manifestation. »

La reconnaissance mutuelle

« Les Grecs avaient un seul terme pour dire ce rapport de mutualité : allèlôn (gén.) réciproquement qui se traduit par ‘les uns les autres’, ou, plus brièvement par ‘l’un l’autre’.

C’est sur la structure catégoriale du ‘l’un l’autre’ que nous nous arrêterons d’abord pour y discerner un paradoxe qui nous accompagnera tacitement jusqu’à la conclusion de notre entreprise entière, à savoir la résistance qu’oppose à l’idée de réciprocité la dissymétrie originaire qui se creuse entre l’idée de l’un et l’idée de l’autre. Cette préface catégoriale aura valeur d’avertissement pour toute la suite de notre enquête, dans la mesure où l’éloge de la réciprocité, sous la figure plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l’oubli de l’indépassable différence qui fait que l’un n’est pas l’autre au cœur même de l’allêloi, du ‘l’un l’autre’.

Cet avertissement une fois prononcé et mis en réserve, nous appliquerons au thème de la reconnaissance mutuelle la même méthode généalogique que dans les études précédentes, à savoir la considération de la chaîne d ‘évènements de pensée’ dont l’avènement du moment hégélien de l’Annerkennung constitue le chaînon central. Une hypothèse prévaudra dans la première partie du parcours, à savoir que l’Annerkennung hégélienne se donne à comprendre comme réplique à un défi majeur, celui que Hobbes a jeté à la face de la pensée de l’Occident sur le plan politique. »

De la dissymétrie à la réciprocité

« La phénoménologie donne deux versions opposées de cette dissymétrie originaire, selon qu’elle prend pour référence le moi ou autrui : l’une, celle de Husserl dans les Méditations cartésiennes [14], reste une phénoménologie de la perception ; son approche est en ce sens théorétique ; l’autre, celle de Lévinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être, est franchement éthique et, par implication, délibérément anti-ontologique. Les deux approches ont chacune leur légitimité et notre propre discours n’exige aucunement que nous tranchions en faveur de l’une ou de l’autre ; ce qui nous importe, c’est le sérieux avec lequel chacun des deux partenaires s’emploie à surmonter la dissymétrie qui, d’une certaine façon, persiste à l’arrière-plan des expériences de réciprocité et ne laisse pas de faire paraître la réciprocité comme un dépassement à jamais inachevé de la dissymétrie.

La cinquième Méditation cartésienne représente la tentative la plus radicale et la plus audacieuse de rendre compte du statut d’altérité de l’‘étranger’ à partir du pôle ego et, dans un mouvement second, du statut dérivé de la communauté des ego à partir de la constitution de l’alter ego. La difficulté est ainsi redoublée par le passage obligé par la constitution de l’alter ego. La dissymétrie est imposée par le caractère originaire de l’autosuffisance de l’ego sous le régime de la réduction de toute transcendance naturelle à une conscience transcendantale pour laquelle toute réalité relève de l’auto-explication de mon ego comme sujet de toute connais- sance possible. Le titre égologique de la conscience est atteint au terme de la quatrième Méditation.

Se pose alors l’objection du solipsisme, reçu certes du dehors, mais que le phénoménologue transforme en un défi entièrement assumé. La constitution du phénomène ‘autrui’ présente alors un tour paradoxal : l’altérité d’autrui comme toute altérité, se constitue en (in) moi et à partir de (aus) moi ; mais c’est précisément comme autre que l’étranger est constitué comme ego pour lui-même, c’est-à-dire comme un sujet d’expérience au même titre que moi, sujet capable de me percevoir moi-même comme appartenant au monde de son expérience. Or Husserl s’est rendu la tâche particulièrement redoutable en poussant la réduction de l’ego jusqu’au point de la ‘sphère du propre’, centrée sur mon corps de chair, sans référence aucune à un autrui extérieur à cette sphère. Or c’est précisément du comble de cette réduction à la sphère d’appartenance – qui, comme le solipsisme, a valeur de fable philosophique, comme le sera la description par Hobbes de l’état de nature – que jaillira la tentative de solution du paradoxe de la constitution en moi et par moi de l’autre en tant qu’autre. Car même chair mienne s’offre comme analogon premier d’une chair autre, dont l’expérience immédiate, intuitive, me restera à jamais inaccessible ; à cet égard, c’est la vérité indépassable de la dissymétrie originaire au plan perceptif et intuitif. Néanmoins, la notion de ‘saisie analogisante’ fait sens, à titre non de raisonnement par analogie, mais de transposition précatégorielle, préintellectuelle, par renvoi à une première création de sens, qui fait du rapport de moi à l’étranger un rapport de modèle à copie.(…) De quelque façon qu’on l’appelle, cette saisie analogisante reçoit un triple renfort : d’abord celui d’une relation qu’on peut dire d’‘appariement’, dont on peut trouver des exemples dans l’expérience sexuelle, l’amitié, la conversation ordinaire, le commerce des idées, toutes expériences qui confèrent une sorte de ‘remplissement’ existentiel à la notion d’origine logique d’‘appariemment’, de mise en couple ; nous avons d’autre part une confirmation de la cohérence avec elle-même de l’existence étrangère dans la concordance des expressions, des gestes, des postures, qui annonce l’unité d’un même style ; s’ajoute enfin un franc recours à l’imagination : l’autre est là-bas où je pourrais être si je me déplaçais : l’imagination fait ainsi coïncider le ‘ici’ pour lui et un ‘là-bas’ pour moi.

On peut discuter sans fin les variantes innombrables de l’idée de saisie ‘analogisante’ ; elle a le mérite de préserver intact l’énigme de l’altérité et même de l’exalter. Certes, autrui ne reste pas un inconnu pour moi, sinon je ne pourrais même pas en parler ; il reste seulement ‘aperçu’, non seulement comme un autre que moi-même, au sens exclusif du terme, mais comme un autre moi, un alter ego, au sens analogique du terme ; ainsi l’analogie protège-t-elle l’incognicibilité principielle de l’expérience pour soi de l’autre ; en ce sens, le moi et l’autrui n’apparaissent pas, ne ‘comparaissent’ pas véritablement ; moi seul apparaîs, suis ‘présenté’ ; l’autre, présumé analogue, reste ‘apprésenté’.

C’est sur cette dissymétrie à la fois surmontée et préservée que se constituent tour à tour un monde naturel commun et des communautés historiques partageant des valeurs communes. Ces deux degrés nouveaux de constitution sont présupposés par la relation de réciprocité.(…)

Ce que Husserl tente ici, c’est l’équivalent de la monadologie leibnizienne, qui fait s’entrecroiser des perspectives multiples dans l’expérience commune de la nature, dans ce que Husserl appelle ‘synthèse d’identification’. Et c’est sur une telle expérience en commun de la nature que s’identifient des communautés intermonadiques ; ce qui, pour le sociologue, est premier en tant que donné, est dernier pour le phénoménologue en tant que constitué. » 

« Avec Emmanuel Lévinas, la dissymétrie originaire entre le moi et l’autre procède du pôle autrui vers le pôle moi. Ce renversement est lié à un retournement plus fondamental qui place l’éthique en position de philosophie première par rapport à l’ontologie. Dans Totalité et Infini, l’idée d’être est assimilée au processus d’assimilation de toutes les différences, y compris celles instituées entre moi et autrui dans une phénoménologie de la perception comme celle de Husserl. A cet égard les deux idées d’être et de totalité se recouvrent et celle d’infini fait exception.

Ce n’est pas que la question du vivre-ensemble, à laquelle nous donnons le nom de mutualité, soit absente de Totalité et Infini. Le livre ne s’ouvre-t-il pas sur une méditation sur la guerre, qui, en suspendant la morale et en interrompant la continuité des personnes, offre un simulacre de l’‘ontologie de la totalité’ à la faveur de l’opération terrifiante de mobilisation générale ? Et c’est d’un seul coup, sous l’aiguillon de l’eschatologie de la paix, que le regard s’inverse et s’ouvre ‘à l’éclat de l’extériorité ou de la transcendance dans le visage d’autrui’ [Préface pp.9-10][15]. Le concept de cette transcendance rigoureusement développée, est-il ajouté , ‘s’exprime par le terme d’infini’. D’une certaine façon, tout est dit en une page. Il faudra pourtant un épais volume pour opérer effectivement le renversement de la totalité ontologique à l’infini selon l’éthique, par la grâce de la médiation du visage.

Dans cette conquête d’extériorité, dont le sous-titre du livre (‘Essai sur l’extériorité’) souligne l’importance, le moi n’est pas ignoré ; il a sa consistance propre dans l’identification à soi qui se referme sur la jouissance de son monde. Le moi est un ‘chez soi’ dans ce monde qu’il habite. L’étranger est ce qui trouble le chez soi. Le même et l’autre entrent dans une relation dont les termes ne formeront jamais une totalité.

La question du vivre-ensemble n’est pas absente de Totalité et Infini. Aussi bien l’exorde sur la guerre en imposait la considération, le langage, le discours se tiennent au lieu de la relation, mais ce n’est pas un rapport qui totalise. Il n’instaure aucune histoire qui ferait système. Ontologie : réduction de l’Autre au Même.

On connaît les pages sur le visage dont il est dit qu’il n’apparaît pas au sens d’une représentation, mais qu’il s’exprime. Il enseigne : ‘Dans sa transitivité non violente se produit l’épiphanie même du visage’[76] Et jusque dans le face-à-face, le visage interpelle. Il n’est pas donné à la vision : ‘Sa révélation est parole’[220].’La parole tranche sur la vision’[212(34)]. Il est ‘présent dans son refus d’être contenu’[211(10)]. Dans une relation inverse de celle de la ‘saisie analogisante’ selon Husserl, le visage joint transcendance et épiphanie. Mais l’épiphanie n’est pas une saisie analogisante, mais une révélation sui generis. Le moi, interpellé, est arraché à son état de séparation et de jouissance de soi et appelé à répondre. Responsabilité n’est pas dès lors affirmation d’ipséité, mais réponse sur le modèle du ‘me voici’ d’Abraham.

C’est la possibilité du meurtre – thème par lequel Hobbes inaugure la politique des Modernes –, possibilité évoquée dès les premières pages sur la guerre, qui ouvre la question du rapport mutuel. S’il est vrai que ‘Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer [216(36)], quel recours et quel secours peut invoquer la ‘résistance éthique’ [215(18 à 20] ? Totalité et Infini ne se confronte pas à l’aspect institutionnel de cette résistance. L’ouvrage s’arrête à l’obligation d’entrer dans le discours et de se laisser enseigner par la bonté, la non-violence de la paix. La figure sous-jacente de l’autre est celle du maître de justice qui enseigne. La justice qui met en scène le tiers, ne m’atteint que par le visage d’autrui : ‘Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui – le langage est justice’ [234(15-16)]. En ce sens, l’éthique du visage dispense dans Totalité et Infini d’une élaboration distincte de la problématique du tiers. ‘L’asymétrie de l’interpersonnel’ qui était au début, à titre de situation originaire, revient à la fin comme vérité du discours de la fraternité et de la bonté [236 à 238]. Une relation où moi et l’autre deviendraient interchangeables ramènerait en arrière de l’infini à la totalité. A l’inégalité initiale répond la ‘Hauteur’ de la parole enseignante.

Y a-t-il dans Totalité et Infini un ‘au-delà du visage’ ? Oui. C’est le titre de la section IV. Mais son lieu propre est celui d’une phénoménologie de l’eros qui donne à lire les précieuses pages sur la caresse, la beauté féminine et la fécondité. C’est comme dans l’apesanteur d’un rêve que le tiers est encore une fois nommé, dans les pages de conclusion : ‘La métaphysique ou rapport avec l’Autre, s’accomplit comme service et comme hospitalité. Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions, aux lois, qui sont la source de l’universalité. Mais la politique laissée à elle-même porte en elle une tyrannie. Elle déforme le Moi et l’Autre qui l’ont suscitée, car elle les juge selon les règles universelles et, par là même, comme par contumace’ [334(29 à 34) + 335(1 à 4)]. Finalement, le visible du politique est ce qui laisse invisible le visage : à l’opposé de ‘la cruauté de cette justice impersonnelle’ [335(19)], la fécondité reste le véritable au-delà du visage.

Il faut attendre le livre que je tiens pour le plus accompli de Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence [16], pour recevoir une réponse élaborée à la question qui motive ma lecture, celle de savoir de quelle manière une philosophie de l’asymétrie originaire entre le moi et l’autre, asymétrie prise à partir de la primauté éthique de l’autre peut rendre compte de la réciprocité entre partenaires inégaux. Les références répétées de l’auteur à la justice, à la bonté, à la guerre et à la paix et en général aux institutions, jusque dans Totalité et Infini, semblent justifier l’insistance de ce questionnement. Le thème de ce grand livre est plus rigoureusement centré que celui de Totalité et Infini : ‘Le pari majeur de ce livre, ai-je écrit, est de lier le destin du rapport à établir entre l’éthique de la responsabilité et l’ontologie, au destin du langage de l’une et de l’autre : le Dire du côté de l’éthique, le dit du côté de l’ontologie’ [17]. S’il est vrai que l’éthique dérègle le régime de l’être – c’est le sens de l’adverbe récurrent ‘autrement’–, quel langage dès lors convient qui ne laisse pas retomber le Dire dans le dit, c’est-à-dire dans la thématique où l’ontologie s’articule, dans ce qu’une sémantique appelle énoncé ? Ne risque-t-on pas de se payer de mots en invoquant le ‘dédire’ comme synonyme d’anarchie du Dire ?[18] Et pourtant on dit bien quelque chose quand on parle à longueur de livre de proximité, de responsabilité, de substitution au persécuteur, sur un ton qu’on peut dire déclaratif pour ne pas dire kérygmatique ? On peut même observer une sorte de montée aux extrêmes, de surenchère verbale, quand on passe du thème de la proximité à celui de la substitution, c’est-à-dire du souffrir par autrui au souffrir pour autrui – et quand le vocabulaire de la blessure infligée cède la place à celui, plus extrême encore de la persécution [121 sq], de la prise d’otage [19] [202 sq]. Ce n’est pas tout. Il faut encore que le ‘traumatisme de la persécution’[178] signifie ‘l’‘irrémiscibilité de l’accusation’[ibid.], bref, la culpabilité sans bornes. Ici, Dostoïevski relaie Isaïe, Job, le Quohelet. Il y a là comme un crescendo : persécution, outrage, expiation, ‘accusation absolue antérieure à la liberté’ [197]. N’est-ce pas l’aveu que l’éthique déconnectée de l’ontologie est sans langage propre . Ces hyperboles posent le problème du langage auquel peut recourir une éthique portée aux extrêmes. C’est la question posée qui d’elle-même met sur la voie de l’hypothèse de lecture concernant le rôle stratégique joué par le thème du tiers dans le discours même tenu par le philosophe écrivant Autrement qu’être. Le thème du tiers est imposé par la position même du philosophe écrivant : le lieu où il se tient, c’est le lieu du tiers [ensemble-dans-un-lieu (245)]. Et l’occasion de son évocation est la comparaison entre les incomparables : ‘Il faut une justice entre les incomparables’, accorde le philosophe de la dissymérie. La justice est, pour l’essentiel, cette comparaison entre les incomparables [33 et 251 sq].

C’est sur cette énigme que j’interromps plutôt que je ne conclus cette traversée des difficultés qu’affrontent chacune à sa façon les deux versions de l’asymétrie originaire entre moi et l’autre. Que l’on parte du pôle ego ou du pôle alter, il s’agit chaque fois de comparer des incomparables et ainsi de les égaliser. »

CONCLUSION

« Pour ces pages de conclusion, précise Paul Ricœur, la question est de savoir ce qui justifie le terme de ‘parcours’ choisi pour caractériser cet ouvrage.

Il y a d’abord un parcours de l’identité, commençant avec l’identification de quelque chose pour parvenir à l’identification de quelqu’un à l’occasion de la rupture avec la conception du monde comme représentation (‘ruine de la représentation’ selon les termes de Lévinas).

Parallèlement à ce parcours de l’identité se déroule celui de l’altérité qui est au centre du tableau altérité-confrontation. La reconnaissance de soi développée dans la deuxième étude fait référence à autrui sans que celle-ci soit en position de fondement comme l’est la puissance d’agir.

Aux parcours de l’identité et de l’altérité, Ricœur ajoute celui plus dissimulé entre reconnaissance et méconnaissance. « De fait, souligne-t-il, l’ombre de la méconnaissance ne cesse d’assombrir la sorte de lumière qui procède du travail de clarification, d’éclairement de l’existence A la hantise de l’erreur se substitue alors une sorte de compagnonnage avec la méprise, inhérente désormais aux ambiguïtés d’un monde de la vie inachevé et ouvert»

« Après la reconnaissance de soi, précise Ricœur, s’est alors imposée l’idée d’une reconnaissance mutuelle gagée par le don en tant que chose donnée. Nous avons risqué l’idée complémentaire, poursuit-il, que cette reconnaissance ne se reconnaît pas elle-même tant elle est investie dans l’échange des dons qui en sont le gage et le substitut. La question se pose, à la suite de Derrida, de savoir si ne s’y joint pas une méconnaissance plus subtile qui se méconnaît elle-même. Quelle méconnaissance ? Celle de la dissymétrie originaire entre le moi et l’autre, dissymétrie que n’abolit pas la réciprocité en tant que mutualité. Dissymétrie qui voudrait se faire oublier dans le bonheur du ‘l’un l’autre’»

L’embarras, pour l’auteur, se trouvait redoublé par le fait de l’opposition entre deux versions de cette dissymétrie originaire, selon qu’avec Husserl on prend pour pôle de référence le moi ou, qu’avec Lévinas, on procède d’autrui vers moi.

« Tout se passe, remarque Ricœur, comme s’il n’existait pas de vue de surplomb sur cette divergence d’approche et qu’on ne puisse aborder la question du passage de l’asymétrie à la réciprocité que par une face ou par une autre – et qui par surcroît rend vaine et stérile toute querelle concernant la prééminence d’une lecture sur l’autre»

Cela dit, il convient de remarquer que le problème qui était apparemment de surmonter la dissymétrie pour rendre raison de la réciprocité et de la mutualité, se révèle inverse maintenant. Comment, en effet, intégrer à la mutualité la dissymétrie originaire, à l’encontre du soupçon que cette dissymétrie puisse miner de l’intérieur la confiance dans la puissance de réconciliation attachée au procès de la reconnaissance. Ici, la thèse de Ricœur est que « la découverte de cet oubli de la dissymétrie originaire est bénéfique à la reconnaissance sous sa forme mutuelle.

Ce qui est en jeu, c’est le sens du ‘entre’ sur lequel nous avons tant insisté au cours du débat qui nous a conduit à distinguer la mutualité au plan des relations ‘entre’ protagonistes de l’échange, de la réciprocité conçue comme une forme transcendante de circulation de biens ou de valeurs dont les acteurs singuliers ne seraient que les vecteurs.

C’est dans le ‘entre’ de l’expression ‘entre protagonistes de l’échange’ que se concentre la dialectique de la dissymétrie entre moi et autrui et la mutualité de leurs rapports. Et c’est à la pleine signification de ce ‘entre’ que contribue l’intégration de la dissymétrie à la mutualité dans l’échange des dons

L’aveu de la dissymétrie menacée d’oubli vient d’abord rappeler le caractère irremplaçable de chacun des partenaires de l’échange ; l’un n’est pas l’autre ; on échange des dons, mais non des places. Second bénéfice de cet aveu : il protège la mutualité contre les pièges de l’union fusionnelle , que ce soit dans l’amour, l’amitié et la fraternité à l’échelle communautaire ou cosmopolite ; une juste distance est préservée au cœur de la mutualité, juste distance qui intègre le respect à l’intimité.

Enfin, la gratitude, dernière forme de la reconnaissance recensée dans cet ouvrage, reçoit de la dialectique entre dissymétrie et mutualité un surcroît de sens. Nous avons vu dans le recevoir le terme charnière entre le donner et le rendre ; dans le recevoir, lieu de gratitude, la dissymétrie entre le donateur et le donataire est deux fois affirmée ; autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend. C’est dans l’acte de recevoir et dans la gratitude qu’il suscite que cette double altérité est préservée.

Avant Simone Weil, plaidant pour la distance dans la proximité de l’amour et de l’amitié, Montaigne, lourd du deuil de La Boétie, écrivait ces lignes au chapitre de l’amitié du Livre I des Essais : ‘En l’amitié de quoi je parle [les âmes] se mêlent et se confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. »



[1] Ces notes biographiques ont été relevées dans l’ouvrage de Salomon Malka intitulé Emmanuel Lévinas, édité chez Lattès en oct.2002.Cet ouvrage fait état de confidences assez récentes faites par Ricoeur à Salomon Malka, juste avant l’écri- ture de son livre. « N’attendez pas des précisions, des dates, des noms de lieux…Comme on dit, nous avons plus de souvenirs que les jeunes, mais nous avons moins de mémoire. »
[2] La faculté de Nanterre, annexe de la Sorbonne, avait ouvert ses portes en 1960 et Paul Ricoeur fut appelé à diriger le département de philosophie qui venait d’être créé. En 1967, nommé doyen de cette faculté et devant constituer son équipe enseignante, il fit appel à son ami et compagnon de captivité, Mikel Dutrenne, qu’il fit venir de Poitiers, et sollicita deux autres candidats. L’un était Sylvain Zac, professeur de philosophie dans un lycée parisien ; l’autre était Emmanuel Lévinas qui, deux ans après sa soutenance de thèse, enseignait lui aussi à Poitiers.
[3] Ouvrage paru sous le titre Parcours de la reconnaissance, aux éditions Stock, en janvier 2004.
[4] Ricoeur a en effet suggéré (en page 24) que « c’est dans les plis de la définition antérieure que se dissimule le non-dit dont la reprise par la définition suivante assure l’apparence de glissement que donne la cohabitation de tant de significa- tions différentes sous l’égide d’un même vocable. L’examen de cette énigme sera au cœur de l’interrogation portant sur la transition entre sémantique lexicographi- que et sémantique philosophique ».
[5] « C’est en effet à une certaine dislocation de l’ordre de dérivation lexicogra- phique que la problématisation philosophique semble contribuer.(…) Pour un regard de survol se distinguent sommairement au moins trois foyers philosophi- ques, qui paraissent n’avoir aucune référence commune. Voici le foyer de sens kantien, sous le vocable Rekognition, dans la première édition de la Critique de la Raison pure. Puis voici le foyer bergsonien, au titre de la ‘reconnaissance de souvenirs’ Enfin voici le foyer hégélien, aujourd’hui en pleine expansion, sous le vocable Anerkennung, datant de l’époque de la Realphilosophie de Hegel à Iéna. »
[6] « Au plan épistémologique, la méthode est le titre emblématique du discours ainsi tenu. Ce geste est un geste de rupture d’une grande violence spirituelle : ‘Considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable’ (Le Discours de la méthode, p.576). »
[7] « Certes, l’acquisition du savoir reste la cible : ‘Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie’. (…) Quant à la marque de l’initiative présidant à une telle entreprise, elle s’exprime par un verbe d’une grande force, ‘recevoir’ : ‘recevoir en ma créance’. Ce verbe englobe toutes les figures de rejet et d’accueil. On peut y voir la matrice du reconnaître qui fera dans les Méditations une apparition furtive. »
[8] « Il y a deux souches de la connaissance humaine qui viennent peut être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement ; par la première les objets nous sont donnés, par la seconde, ils sont pensés »(A 15, B 30). 
[9] La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, dans la traduction française de Gérard Granel, Gallimard 1976.
[10] La Crise, p.118.
[11] ibid. p.119.
[12] ibid. p.123.
[13] ‘La ruine de la représentation’, par Emmanuel Lévinas, essai repris dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin 2001 (3e édit.) Les pages qui concernent ce document de Lévinas sont indiquées entre crochets..
[14] Edmund Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husser- liana I ; nouvelle traduction de M. de Launay, PUF 1991. La première traduction chez Vrin de 1947 était une œuvre commune de G. Peiffer et E.Lévinas.
[15] La référence des pages indiquées entre crochets renvoie à l’édition de Totalité et Infini, collection Poche 14229-08/2001.
[16] Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Edition de Poche 9224-02/2001.
[17] Paul Ricoeur, Autrement. Lecture d’Autrement qu’être d’Emmanuel Lévinas, PUF 1997,p.1.
[18] « L’autrement qu’être s’énonce dans un Dire qui doit aussi se dédire pour arracher      ainsi l’autrement qu’être au dit où l’autrement qu’être se met déjà à ne signifier qu’un être autrement. »(ibid. p.10)
[19] Je notais dans Autrement : « Je ne sais si les lecteurs ont mesuré l’énormité du paradoxe consistant à faire dire par la méchanceté le degré d’extrême passivité de la condition éthique. C’est à l’‘outrage’, comble de l’injustice, qu’il est demandé de signifier l’appel à la bienveillance :’C’est de par la condition d’otage qu’il peut y avoir dans le monde pitié, compassion, pardon et proximité.’ »(ibid. p.186.)